Décideurs, (re) découvrez Pierre Rabhi

Son œuvre lui survivra-t-elle ? Voilà l'interrogation cardinale que doit éveiller la disparition de l'agroécologue et philosophe Pierre Rabhi. L'immense héritage intellectuel, émotionnel, éthique que le natif d'Algerie et Ardéchois d'adoption partageait de son vivant réclame, désormais, d'enraciner les consciences conquises et surtout d'ensemencer les esprits encore rétifs ou ignorants. Le monde qu'il a traversé lui avait inspiré un autre monde, utopique et désolant pour ses détracteurs, réparateur et précurseur pour ses disciples. Ce monde formidablement éclairant sacralise la nature en y réintégrant l'homme au rang qui est le sien : celui d'un élément parmi les autres espèces vivantes, végétales et animales. En découlent une philosophie - sur le temps, la beauté, la poésie, la sobriété, l'humilité, l'insubordination, l'amour, l'intelligence, la générosité - et des enseignements, notamment sur les propriétés aliénatrices du capitalisme et du libéralisme contemporains. Une philosophie et des enseignements que la postérité a le devoir de sanctuariser et de mettre en lumière.
Edgar Morin à gauche et Pierre Rabhi
Edgar Morin à gauche et Pierre Rabhi (Crédits : DR)

Que restera-t-il de sa philosophie, de ses engagements ? Et de ses actes ? Que restera-t-il de ce qu'il a fécondé, bien sûr dans les terres d'Ardèche comme d'Afrique, mais surtout dans les consciences des millions de personnes sensibles à sa pensée ? Voilà déjà une quinzaine de jours que Pierre Rabhi est décédé, emporté à 83 ans par une hémorragie, et ce questionnement ne me quitte pas. Oui, comment, jusqu'où, la conscience de Pierre prendra-t-elle racine dans les consciences ? Quelles âmes son âme continuera-t-elle d'irriguer ? Pour déchiffrer le formidable pouvoir interrogateur du frêle natif d'Algérie, l'objet de ces colonnes : investiguer le sens et l'éthique de l'économie et de l'entreprise, peut sembler incongru. En réalité, il se révèle idoine.

Et ce décryptage se dévoile dès l'approche du village de Lablachère, situé sur les hauts plateaux d'Ardèche, aux confins des Cévennes. La route qui mène depuis Lyon au domaine de Pierre est longue, sinueuse, cahoteuse, elle serpente entre vallées et collines, elle emprunte des méandres qui semblent convoyer vers nulle part, ou plutôt vers une nature belle et sauvage. Une fois parvenu à l'entrée de sa maison, que ceignent abris d'animaux, quelques parcelles cultivées, et une dense forêt, l'hôte se découvre. Et déjà s'imposent les premières leçons : les délicieuses propriétés du temps long et lent que l'on a consacré à rallier cette ferme ; les vertus de l'harmonie et de la beauté, ici exposées par le lieu ; les trésors de la poésie. La poésie que Pierre distille par ses mots, celle que le décor instille dans les yeux de celui qui veut bien la recevoir, celle qui assure à ce généreux écrin pénétré d'une douce lumière et envahi des mélodieux chants d'oiseaux, d'être un creuset d'humanité. Temps long, harmonie, poésie : pourquoi ces items seraient-ils insolubles dans l'entreprise ?

La parole et les actes de Pierre, et en particulier la singulière cohérence de sa parole et de ses actes, fournissent aux acteurs de l'entreprise et à ceux des capitalisme et libéralisme contemporains, des gisements de réflexion précieux. Et percutants.

 Des formules qui « disent » beaucoup

« Sobriété heureuse », « faire sa part », « insurrection des consciences »... : à la faveur des nécrologies qui ont commenté la disparition de Pierre, le 4 décembre, quelques-unes de ses plus célèbres formules ont été rappelées. Et elles « disent » beaucoup.

Se convertir à la « sobriété heureuse », adopter dans certaines circonstances la frugalité, signifie que renoncer à l'opulence, au gâchis, au consumérisme n'est pas nécessairement synonyme d'abdication, de triste sacrifice, mais peut ouvrir à des perspectives de joie et d'accomplissement. Encore faut-il souscrire à un postulat : celui de considérer l'apparente inutilité d'un échange, d'un paysage, d'un livre, d'une composition musicale, d'une plante, d'un artisanat, etc. à laquelle les propriétés marchandes les confinent, comme un intarissable filon de bonheur. Ou comment réintroduire les merveilleuses facultés de la simplicité, de la modestie, de la lenteur, et de la disposition à autrui. L'économie et l'entreprise ne pourraient-elles pas s'en inspirer ?

« Faire sa part » fut l'expression de Pierre peut-être la plus fameuse, elle soutenait l'allégorie du colibri transportant dans son bec quelques gouttes d'eau destinées à éteindre l'incendie. Aujourd'hui, l'état climatique et écologique de la planète soumet chaque citoyen (ou presque) et un nombre croissant d'entreprises à une double tension : entre sa conscience aiguë de la situation et son incapacité d'agir au quotidien de manière responsable ; entre croire qu'il est encore possible de réparer et estimer que le dessein est inatteignable. Faire sa part est une réponse humble, elle indique aussi que dans tout collectif - celui d'une entreprise, d'un peuple comme d'une nation - la somme des parts permet d'accomplir l'objectif, parfois même de dépasser le plafond arithmétique et de faire éclore un résultat inespéré.

Un résistant

Quant à « l'insurrection des consciences », elle est un appel, un cri pour que coagulent les colères et les espérances en faveur d'une fraternité ranimée, d'une communauté de destins réveillée. L'insurrection est, traditionnellement, la riposte collective des victimes d'injustices ou d'exactions ; dans la bouche de Pierre, elle revêt une dimension supplémentaire : celle d'une destination altruiste au profit d'un bien commun dévasté et dévolue à l'ensemble des espèces vivantes - humaine bien sûr, mais aussi animale et végétale - aujourd'hui en péril. Nombre de militantismes antagonisent, ségrégent, anathématisent, hystérisent et fracturent : le sien était rassemblement et universalité.

L'insurrection des consciences convoque davantage que l'indignation : la résistance, et Pierre apparut dans chacun de ses combats comme un résistant. Mais résister n'est pas gouverner, et les contempteurs ou les moqueurs pouvaient sans peine railler le confort dans lequel il couvait ses vœux, modélisait ses utopies - « elles font avancer l'histoire », avait-il raison d'asséner -, et répandait ses exhortations. Quiconque est aux commandes de la décision - politique ou d'entreprise - mesure combien le pont reliant les rives de la volonté et de la possibilité est complexe et tortueux. Et certains arguments critiquant la radicalité et les contradictions de Pierre et parfois des approximations ou des inexactitudes - relatives par exemple à la décroissance ou au progrès - ne sont pas infondés. Il n'était ni un Dieu ni un prophète, simplement un homme, qui n'était pas exempt de failles ou de vulnérabilités. Mais là où le sage « faisait mal », là où fermentaient l'ire et la coalisation de ses adversaires, c'est justement dans l'implacabilité de son analyse et de ses actions. Car aucune parade aussi spécieuse soit-elle, ne peut répliquer aux évidences qu'il égrainait. Sa parole fait juste et mal car rien d'objectif ne peut la désarmer.

Implacables illustrations

Et pour s'en convaincre, il suffit de remuer les dialogues que nous avions produits ensemble dans J'aimerais tant me tromper (L'Aube, 2019) et dans Frères d'âmes (l'Aube, 2021), extatique rencontre avec Edgar Morin. Ainsi sur un mur de sa chambre était placardé un discours du chef indien Seattle [1786 - 1866]. Au cœur des sages explications qu'il prononce en 1854 à des Américains déterminés à racheter les territoires de sa communauté - qu'ils avaient préalablement massacrée -, figure une phrase, limpide. Elle est l'interprétation des funestes dévastations, extractions et servitudes que les blancs promettaient aux ressources vivantes de ces prairies et de ces montagnes : « La terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre ». Comment ne pas distinguer dans cette déclaration une résolution des conflits moraux et de la schizophrénie intellectuelle qui se posent aux citoyens et aux entreprises ci-dessus évoqués, mais aussi aux économistes et professionnels de la politique censés les parachever d'une traduction et d'une perspective ? N'est-ce pas la matrice qui « manquait » pour provoquer l'électrochoc dans les (nombreux) esprits encore dubitatifs ou récalcitrants ? « Le mal que nous faisons à la terre, c'est à nous que nous l'infligeons », aimait corroborer Pierre.

Autre évocation explicite - affectée à la prédation, consubstantielle de chaque espèce vivante - : celle du félin. Elle établit la « distinction entre le lion et l'homme ». Le premier chasse l'antilope, mais une fois rassasié cesse la traque. Ainsi dans la savane peut-on observer des troupeaux de bovidés paître paisiblement à quelques dizaines de mètres des redoutables carnivores, qu'ils savent « en paix » parce qu'ils sont sustentés. Cette chasse, l'homme de son côté va la développer et l'industrialiser. Le lion tue pour se nourrir, l'homme pour s'enrichir. Le lion ne vit pas au détriment de l'existence des autres, l'homme s'est arrogé impunément ce pour quoi il devrait être « éternellement reconnaissant ». Cette parabole n'est-elle pas suffisante pour admettre les poisons du modèle capitaliste contemporain auquel l'individu comme l'entreprise sont garrottés et que la planète ne peut plus tolérer ?

L'agroécologie face aux Gafam

Peut-être d'ailleurs est-ce dans l'examen minutieux de cette ciguë que Pierre se révéla particulièrement éclairé. Son anticapitalisme n'était pas dogmatique, ses diatribes envers le système marchand n'étaient pas doctrinaires ; sa radicalité avait pour fondement les ravages que le mécanisme et les propriétés du capitalisme sécrètent dans l'intimité des consciences. Ses attributs endogènes inoculent un goût de conquérir, d'arraisonner, de posséder, de dominer, de vassaliser et d'accumuler, un plaisir individualiste, catégoriel, matérialiste, élitiste et hiérarchique, d'une puissance bien supérieure aux velléités de partage et d'égalité, de raison et de justice. « L'économisation » total(itair)e des relations humaines, si bien disséquée par le philosophe et sociologue Bruno Latour, semble invulnérable. La croissance économique défigure le noble verbe croître. Ainsi la croissance responsable, la croissance équitable, la croissance supportable n'étaient aux yeux de Pierre qu'oxymore, et nul doute qu'il aurait jugé chimérique la « croissance qualitative » que l'aventurier suisse Bertrand Piccard destine à « rendre le monde à la fois plus rentable, plus efficient, et plus durable ». Il n'avait pas confiance en les dispositions du capitalisme et du diktat marchand de s'effacer derrière les enjeux du vivant, de s'amender au profit d'un accomplissement humaniste des âmes. Les records historiques franchis cet automne par les indices de toutes les grandes places boursières, le cumul de 10 000 milliards de dollars de valorisation atteint par les Gafam à la « faveur » de l'effroyable crise pandémique, peuvent-ils lui donner tort ? Lui-même revendiquait être un « milliardaire », mais de bien d'autres trésors que les dollars amassés par Musk, Bezos ou Gates.

Avec l'agroécologie, Pierre avait accompli une prouesse : rendre cultivable « dans le respect des lois de la vie et de la biosphère » une terre aride, rocailleuse, hostile, une terre en apparence si impropre à l'ensemencement que les banquiers qu'il avait sollicités dans les années soixante pour financer son installation s'étaient esquivés. Motif ? Ils ne voulaient pas être complices d'un « suicide »... Plus tard, c'est partout sur la planète, de l'Europe au Mali, du Népal au Burkina Faso de son ami Thomas Sankara - qui lui proposa le poste de ministre de l'Agriculture - qu'il essaimera cette culture révolutionnaire, ou plutôt restaurera cette discipline ancestrale disqualifiée à partir du XXe siècle par la tyrannie productiviste. Défier les réticences, surmonter les découragements, accomplir l'improbable : ce triptyque bien connu des innovateurs, Pierre le mit au service de son exigence de sens, de son exigence d'humanité, de son exigence de cohérence. Pourquoi faut-il que tant d'innovations aujourd'hui, en premier lieu technologiques, échappent à ces principes d'exigence cardinaux ?

Intelligence et amour

La mort va « priver » Pierre, mais elle va aussi le protéger de l'insupportable auquel sa sensibilité, qu'il confessait « extrême », résistait avec peine. Il ne verra pas les meetings d'Eric Zemmour, la propagation du tourisme spatial, le monde virtuel promis par Mark Zuckerberg, il ne verra pas les mégafeux, les inondations, les chaleurs torrides ruiner la planète, il ne verra pas les espèces animales sur terre et sous l'eau poursuivre leur éradication, il ne verra pas les populations être décimées ou errer sur les chemins de l'exode, il ne verra pas les inégalités continuer de crevasser l'humanité, il ne verra pas les guerres armées ou informatiques fissurer les démocraties, il ne verra pas... Et déjà il n'a pas vu l'innommable : le 5 décembre, le Journal du dimanche lui rendait un modeste hommage, et onze pages plus loin diffusait une campagne de publicité de Mc Donald's manifestant son engagement en faveur de... l'agroécologie !

La mort, il y a un an, Pierre me confiait l'appréhender. « J'en ai peur. Cette peur porte moins sur la mort elle-même que sur le mystère de ce qui peut ou non advenir après. Dès lors plus je prends de l'âge, plus je me dis : « Ne perds pas de temps, agis le plus possible et profite de la vie » ». Mais aussitôt de préciser : « Attention toutefois : profiter de la vie ne signifie pas faire du profit de la vie ! Il s'agit de mettre le temps de vie au profit de l'intelligence et de l'amour ».

Un temps éternel

Un sage japonais vient faire magnifiquement écho aux principes de vie et de mort de Pierre Rabhi. L'artiste Akeji vivait en ermite avec son épouse dans une sobre maison, dissimulée sous des feuillages dans le massif reculé d'Himuro. Jusqu'à son décès, en 2018, il ne vivait pas avec ou dans la nature, mais comme Pierre se considérait être un simple élément de la nature, d'égale valeur des autres habitants, végétaux et animaux. Il composait son existence autarcique avec celle d'une biodiversité sauvage et respectueuse - ainsi, à sa famille venue lui rendre visite et désireuse des kakis fluorescents accrochés aux branches, il expliquait les réserver en priorité aux ours avant que ne débute leur longue période d'hibernation -, et dans cette poésie du vivant il cultivait son art du sabre et de la calligraphie. « De ciel et terre / depuis les lointains débuts / ce monde n'a de durée aucune / Si l'arbre sans voix au printemps fleurit et embaume et quand vient l'automne disperse son rouge feuillage /, c'est que rien n'a de durée / », l'entendait-on réciter dans la forêt. Et de poursuivre, à propos du temps : « Personne ne l'a jamais vu, personne ne sait s'il existe. Il y a le temps d'aujourd'hui et celui de demain, mais le temps d'il y a mille ans ne change pas ». Si le temps n'existe pas, le temps de Pierre, le temps des pensées et des combats de Pierre, s'annonce éternel.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 4
à écrit le 31/12/2021 à 17:23
Signaler
Merci Denis pour cet article qui nous console de la boue qui a été répandue sur le compte de Pierre quelques heures à peine après sa mort. Nous c'est le mouvement des colibris dont il est un des co-fondateurs. Rassurez vous sa pensée et sa radicalit...

à écrit le 18/12/2021 à 8:50
Signaler
Très bel hommage, j'ai le sentiment qu'avec sa disparition c'est toute une espérance qui s'en va.

à écrit le 16/12/2021 à 21:17
Signaler
Merci Denis pour ce très beau texte en hommage à Pierre que je vénérais et admirais énormément ! Sa disparition m'attriste beaucoup !

à écrit le 16/12/2021 à 13:40
Signaler
Très beau texte qui honore la mémoire de Piere Rabhi ! Merci Denis

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.