Etats-Unis : les opérateurs mobiles suspendus à une décision de justice

OPINION. Outre-Atlantique, le projet de fusion entre Sprint et T-Mobile pourrait rebattre les cartes sur le marché du mobile. Mais certains redoutent que le deal plombe la concurrence et débouche sur des hausses de prix. Par Yves Gassot, ancien directeur général de l’IDATE DigiWorld.
Yves Gassot, ancien directeur général du Think tank IDATE DigiWorld.
Yves Gassot, ancien directeur général du Think tank IDATE DigiWorld. (Crédits : DR)

En avril 2018, T-Mobile (filiale à 66% de Deutsche Telekom) et Sprint (filiale à 75% de SoftBank) annonçaient un projet de fusion de 26,5 milliards de dollars. L'opération prévue pour regrouper respectivement le numéro 3 du marché mobile des Etats-Unis (plus de 80 millions d'usagers) avec le numéro 4 (plus de 50 millions d'usagers) dans un contexte où les quatre principaux opérateurs représentent à peu près 95% du marché est plutôt bien reçue. Contrairement au projet d'acquisition de T-Mobile par AT&T refusé par les autorités en 2011, cette fusion devait permettre de s'attaquer à la domination conjointe qu'exercerait Verizon (numéro 1 avec plus de 150 millions d'usagers) et AT&T (numéro 2 avec quelques millions en moins).

Compte tenu des investissements considérables nécessités par le passage à la 5G, la seule façon de contester la dominance des deux principaux opérateurs dans l'intérêt d'une concurrence effective favorable aux consommateurs et d'assurer le leadership du pays dans la 5G, était de permettre l'émergence d'un nouveau groupe combinant la dynamique exceptionnelle de T-Mobile avec les fréquences et le parc d'abonnés restant chez Sprint. T-Mobile et Sprint prenaient l'engagement, si la fusion était autorisée, de déployer un réseau 5G offrant au minimum 100 Mbits à 66% des foyers en 2021 et 90% des américains en 2024.

Autoriser la fusion... en créant un quatrième opérateur ?

L'opération était naturellement soumise aux autorisations de la FCC (régulateur fédéral des communications) et du ministère de la justice qui chapeaute l'antitrust, compte tenu notamment du niveau de concentration du marché et des barrières à l'entrée pour un nouvel entrant. Le président de la FCC et les membres républicains (majoritaires) de sa commission ont rapidement affiché une attitude bienveillante. L'antitrust de son côté fit savoir qu'il était de son côté également prêt à donner son accord avec toutefois un 'remède' significatif. Le nouvel ensemble devait céder quelques 5 milliards de dollars d'actifs à la société Dish Network, numéro 2 de la télévision par satellite, constitués de fréquences dans la bande intermédiaire (pour 3.6 milliards de dollars) et d'une partie de ses usagers prépayés (à travers les filiales de Sprint, Boost et Virgin Mobile) représentant quelques 9 millions de clients.

Le futur quatrième opérateur devait pouvoir en sus bénéficier d'un contrat d'usage des réseaux de T-Mobile/Sprint pendant sept ans. Une condition supplémentaire était que ce nouvel entrant sur le marché mobile devait déployer un réseau national 5G couvrant 70% de la population d'ici 2023. Enfin, le non respect des objectifs de déploiement de son réseau 5G se traduirait par une amende de 2 milliards de dollars tandis que Dish se voyait interdit de vendre ses fréquences pendant 6 ans...

Les états « démocrates » à la manœuvre...

T-Mobile, Sprint et Dish s'étant mis d'accord sur ces conditions, on crut que l'opération allait pouvoir rapidement s'engager. Et pourtant, 20 mois après l'annonce de la fusion, l'opération n'a pas pu encore être bouclée. Elle a buté sur le regroupement des procureurs généraux de plus d'une quinzaine d'états - menés par ceux de New York et de Californie - qui ont considéré que les conditions imposées par les autorités n'étaient pas suffisantes pour maintenir un niveau suffisant de concurrence. Ils ne voient pas en quoi Dish, qui n'a pas de réseau et pas d'expérience du marché mobile, réussirait là où Sprint semble échouer. Ils craignent dès lors un environnement plus oligopolistique avec trois acteurs qui se partageraient l'essentiel du marché avec les risques d'une entente tacite pour contenir la baisse des prix et une moindre propension du marché à l'innovation. Ils considèrent aussi que la concurrence sur le marché de gros représenté par les opérateurs MVNO (qui ne disposent pas de réseau propre) allait s'affaiblir sous l'effet de la fusion et que cela aurait en particulier un impact négatif sur les tarifs et les consommateurs aux revenus les plus modestes. Enfin la crainte des états est de voir la fusion s'accompagner de milliers de suppression d'emplois...

En attendant, T-Mobile a continué de manifester sa capacité à engranger plus de 1 millions d'abonnés supplémentaires par trimestre en poursuivant l'amélioration de ses résultats financiers. Il s'est en outre distingué en ouvrant en fin d'année un réseau 5G couvrant 200 millions d'habitants grâce à ces disponibilités dans sa bande de fréquences basses (600MHz). Un pied de nez à Verizon et AT&T qui ont lancé plus tôt leurs premiers services 5G mais en utilisant surtout des fréquences très élevées (respectivement 28GHz et 39GHz), offrant du très haut débit avec en contrepartie des portées très limitées, et donc adaptées aux couvertures ponctuelles. Et Sprint ? Il a continué à perdre des usagers et de l'argent. L'affaiblissement de Sprint et de son cours aurait poussé Deutsche Telekom a entamé une négociation pour revoir à la baisse le montant de la transaction.

Dans ce contexte, T-Mobile, qui n'a pas ménagé sa peine, a pu convaincre quelques états de renoncer à la procédure en prenant des engagements spécifiques. Une douzaine d'autres n'ont pas cédé. Aussi le 9 décembre s'ouvraient devant un tribunal fédéral de New York les auditions des représentants des différents acteurs. T-Mobile a cherché à convaincre le juge qu'il ne s'alignerait pas sur Verizon et AT&T et conserverait sa culture pro-consommateur (uncarrier firm) après la fusion, malgré le départ annoncé de son CEO emblématique, John Legere. L'opérateur s'est engagé à ne pas augmenter ses tarifs pendant trois ans, à offrir un accès Internet sans fil aux étudiants non connectés, à introduire un abonnement mobile à 15 dollars pour 3 gigaoctets de données... Carl Shapiro, un expert reconnu du secteur, professeur d'économie à l'université de Berkeley et mobilisé par les états pour nourrir leur opposition au projet, a répliqué en estimant que la baisse de l'intensité de la concurrence allait couter plus de 8 milliards de dollars aux consommateurs. Pour lui, même si T-Mobile n'allait pas augmenter ses prix, les usagers ne pourront plus profiter des remises permanentes que T-Mobile et Sprint ont pratiqué ces dernières années.

Des audiences qui ne permettent pas d'anticiper la décision du tribunal

L'intervention qui a retenu le plus l'attention semble avoir été celle de du fondateur et principal actionnaire de Dish. Au regard des doutes sur ses capacités à tenir les engagements que lui demandent les autorités, Charles Ergen a aligné au moins trois arguments. En premier lieu, il a justifié l'enveloppe de 10 milliards de dollars d'investissement, jugée par beaucoup sous-estimée.  Or pour Dish et ses experts la technologie a évolué et Rakuten a récemment montré au Japon que l'on peut construire aujourd'hui un réseau très efficient avec des investissements nettement moins élevés. Ergen a d'autre part annoncé que trois banques s'étaient engagées à financer cet investissement. Enfin il a laissé entendre qu'un mystérieux groupe de premier plan aurait manifesté sérieusement son intention de participer au projet au côté de Dish. On pense à Google et Amazon ou encore à un câblo-opérateur tel Comcast ou Charter...

Les auditions du tribunal se sont terminées peu avant la fin de l'année et les analystes se partagent entre ceux qui pensent que l'opération conserve toutes ces chances, les états n'ayant pas fait la preuve de l'impact négatif de la fusion pour le consommateur et ceux qui considèrent que conformément aux dispositions du Clayton Act, c'était aux promoteurs du projet de démontrer que malgré le taux de concentration et les barrières à l'entrée, l'opération doit être autorisée. Désormais, le juge Victor Marrero a donné jusqu'au 19 janvier pour recevoir les dernières contributions écrites des différentes parties. Ensuite, il prendra encore quelques semaines pour rendre son verdict. Que se passerait-il en cas de refus de la fusion ? Sprint a laissé entendre qu'il serait contraint de se replier sur un statut d'opérateur multi-régional en cédant très probablement des fréquences. Aucune annonce a été faite par son puissant actionnaire SoftBank pour réinvestir dans son opérateur. T-Mobile devra de son côté poursuivre sa course derrière Verizon et AT&T en investissant dans les fréquences intermédiaires qui lui manquent auprès de Sprint... ou de Dish avant de tenter une fusion avec un câblo-opérateur. Enfin un autre scénario verrait le juge donner son accord à la fusion sous réserve d'accepter de nouvelles conditions. Beaucoup de commentaires mettent l'accent sur la dimension politique qu'aurait pris le projet. Le juge du tribunal fédéral de New York est démocrate comme les états qui ont été à l'initiative de la procédure. Traditionnellement les démocrates sont plus enclins à appliquer les lois antitrust (Sherman et Clayton Acts) de façon stricte tandis que les républicains sont réputés proches des opérateurs télécom. Mais les choses sont plus complexes si l'on considère que Trump et son administration étaient ouvertement hostiles à la fusion - certes 'verticale' et non 'horizontale' - d'AT&T et de Time Warner qui finalement... a été autorisée.

Peut-on faire un rapprochement avec la situation en Europe ?

On est aussi tenté de faire un rapprochement avec les débats à rebondissement que l'on a connu en France et en Europe à chaque fois qu'il a été envisagé de passer de quatre opérateurs nationaux à trois. Nos amis américains dans ce débat ont beau jeu de mettre en avant l'indice Herfindhal-Hirschman qui mesure la concentration dans chaque pays en soulignant qu'il est en moyenne aujourd'hui plus élevé sur les marchés européens qu'aux Etats-Unis. Mais c'est oublié l'effet taille que ne prend pas en compte l'indice HHI : ce n'est évidemment pas pareil en terme d'Ebitda d'avoir quatre opérateurs sur un marché de 330 millions ou de 65 millions d'habitants.

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Commentaire 1
à écrit le 14/01/2020 à 11:37
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Excellent article. Si on regarde les chiffres d'affaires, Verizon à plus de 100 milliards de dollars, AT&T à 150, tandis que la fusion T-Mobile Sprint (pour l'instant) à un peu plus de 50, on peut penser que la fusion est acceptable (à défaut, Sprint...

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