Exit la World Company, bienvenue à la Society Company

Le climat bouleverse nos économies ; les grandes entreprises doivent retrouver le sens collectif. Le chantier européen sur la gouvernance durable est l'occasion d'assumer une rupture historique.
(Crédits : https://unsplash.com/s/photos/business)

Une accumulation de tendances longues fait que la Commission Européenne s'est engagée à modifier prochainement six piliers fondamentaux du capitalisme continental : finance durable, économie circulaire, transparence extra-financière, diligence sur la chaîne de valeur, décarbonation des modèles et gouvernance durable. Si ces textes très significatifs sont adoptés, au final, leurs conséquences constitueront une transformation historique : il s'agit clairement, sans le dire, de sortir par la grande porte du capitalisme financier, sous-entendu à l'américaine, pour remettre l'entreprise au service de la Société toute entière, « à l'européenne ».

Un modèle non durable selon Artus/Pastré

S'il fallait argumenter l'urgence de cette transformation, il suffit de rappeler trois tendances fondamentales rappelées par Patrick Artus et Olivier Pastré, du Cercle des Economistes, dans « L'économie Post-Covid » (Fayard) pour prendre la mesure de la situation « non durable » par construction du modèle actuel dirigé par les 5 premiers gestionnaires au monde qui à eux seuls poussent aux extrêmes plus de 10.000 milliards d'actifs, détenant également 45% de nos grandes entreprises françaises. Entre 1990 et 2020, dans la zone OCDE : le taux d'imposition des profits est passé de 42% à 26% ;
le ROE (rendement des fonds propres) est passé de 3 points à 13 points, par rapport taux d'intérêt sans risque ; le salaire réel par tête a augmenté de 22% et la productivité par tête de 50% (compensé par un taux d'endettement public de 60% à 120%).

Soit l'Europe continue de courir derrière ce modèle et elle épuisera son tissu social, soit elle prend les dispositions appropriées pour pousser l'ensemble des parties à revenir à « une création de valeur négociée », compatible avec les équilibres politiques et moraux qui sous-tendent le projet européen. Le régulateur européen peut être aidé en cela par la société civile qui a chassé dans sa tête « la firme multinationale », mythe conçu Outre-Atlantique, concentrant tous les maux de la mondialisation sans maître, qui fait place désormais à une autre référence de création de richesse dans un monde qui rêve désormais de biens communs et de progrès partagés, tout à fait compatible avec « un juste profit ».

L'orage qui gronde dans le capitalisme

Il semble que seuls les dirigeants en place ne voient pas l'orage qui va nettoyer le paysage contemporain de leurs organisations, beaucoup s'étant perdues dans leur propre logique d'enrichissement qui n'attirent plus les diplômés et les innovateurs. A force d'accumuler dans le ciel les atteintes au climat, les gaspillages, les inégalités, l'opacité et de freiner les régulations collectives, le système dont la légitimité a reposé jusqu'ici sur un apport continu de biens, de techniques et d'emplois, devait bien se fracturer sur ses insuffisances, de plus en plus gênantes et montrées du doigt. Régénérée par des Gafam insatiables, « la world company » n'incarne plus qu'un rêve américain qui est de moins en moins celui des européens ; et ce n'est pas le capitalisme d'Etat chinois qui prendra le relais de nos espérances.

« La tech plus l'éthique » est notre aspiration collective européenne, qui reste à formaliser dans un cadre juridique applicable. L'avenir de l'entreprise internationale découlera d'un statut repensé qui prendra son sens à travers l'utilité et l'estime du projet, soumis à une conduite opposable et durable, décidée au plus haut niveau et convenue avec toutes les parties. C'est le pari du projet européen, ouvert en pointillé dans les nombreuses réformes en cours, qu'il faudrait consacrer à l'occasion, pour les fédérer clairement.

Repenser les règles du jeu par les enjeux climat

De fait, le thème économique le plus discuté n'est-il pas aujourd'hui la réforme du capitalisme, dont les juges les plus intraitables sont les libéraux déçus et les détenteurs d'actifs qui craignent par-dessus tout que les nouveaux risques systémiques et la cécité des managers ne conduisent à des pertes de valeur abyssales ? Les rentiers se sont rendus compte que Shell et BP n'assureront plus leurs retraites, si elles conservent le même modèle ; ces « world companies » emblématiques s ne seront plus là, ou seront « cornérisées », selon l'expression du président de Total, si elles ne se mettent pas au service de la Société.

Au travers de l'enjeu climatique crucial et des besoins d'une population mondiale loin d'être sécurisée, le modèle d'organisation entrepreneuriale qui a fait ses preuves depuis près d'un siècle, doit repenser effectivement ses règles du jeu, son rapport au monde, au progrès, à ses salariés et à la Société. Cette rupture ne peut surgir qu'en Europe.

N'est-ce pas l''Europe qui a fait naître l'industrie et sa mondialisation après tout ? Elle possède une histoire conflictuelle et une tradition critique qui la prédisposent à traiter cette remise en question, non pour casser l'outil de l'émancipation matérielle auquel nous devons beaucoup, mais pour faire émerger des méthodes de progrès qui feront la part des bonnes et des mauvaises pratiques de l'économie financiarisée.  En posant les réformes engagées, sous la pression du nouveau Parlement et d'une société civile très pressante et experte dans les problématiques collectives, l'Union a choisi de changer les choses par petites touches.

La crise nous apporte le sens de l'urgence et rend imaginable le fait de produire, de consommer et de gouverner autrement l'économie. Qui pensait qu'on allait désigner à Bruxelles les activités durables à financer et celles à arrêter, avec des milliards à la clé ? Le Green Deal est devenu l'occasion d'entraîner les entreprises dans une révision profonde du système pour passer d'un modèle qui s'est trop concentré dans l'intérêt de quelques-uns, afin d'ouvrir un autre modèle plus solidaire, supprimant de façon volontariste les impacts environnementaux insupportables et travaillant en phase avec les acteurs collectifs. L'entreprise redessinée en Europe aujourd'hui est mise au défi de passer de la « world company » disqualifiée à la « society company » espérée par les populations et tellement plus efficace pour réunir les formidables techniques et talents qui sont là, à disposition pour répondre aux défis du temps qui vient.

Le modèle de l'entreprise européenne durable

Et la compétitivité dans tout cela ? La réponse est connue, à travers deux dimensions ; une entreprise en phase avec la Société gagne en attractivité, en créativité collective, réduit ses externalités et ses conflits, qui sont autant de défis managériaux à relever au contact des jeunes générations ; l'autre dimension concurrentielle, qui est moins positive a priori, est celle des coûts induits. Il ne suffira pas de baisser le rendement des actionnaires et de régler une fiscalité juste pour affronter la déflation des émergents. La réponse à ce défi d'une Europe plus compétitive réside dans l'organisation d'une régulation internationale qui permet au marché européen de garantir des pratiques sociales et environnementales minimum, d'une part ; d'autre part, il convient de stimuler la responsabilité des investisseurs et la conscience des consommateurs au point de les pousser à une cohérence assumée avec leurs valeurs. Il n'y a pas d'entreprise responsable en dehors d'une économie responsable qui en fixe le cadre et la rend possible.

Il ne suffira donc pas de voter de bonnes directives et de se donner des règles de « durabilité » pour aller vers un nouveau capitalisme parties prenantes, si les entrepreneurs, les investisseurs et les citoyens ne croient pas qu'ils ont intérêt à faire réussir un modèle propre, que ni les Etats-Unis, ni la Chine ne leur apporteront. La dynamique de transformation sera collective en Europe ou ne sera pas ; elle devra exprimer une vision politique européenne d'avenir ou elle ne sera pas capable d'assumer une transformation, longue et douloureuse socialement, sous la pression de ses concurrents et de ceux, nombreux, qui ne veulent pas changer.

Ce modèle de l'entreprise européenne durable que les européens doivent proposer, en formalisant un statut réformé de la société européenne appropriée, permettra que l'économie du 21°siècle ne soit pas désespérante ; il reposera sur trois piliers nouveaux, dont une nouvelle gouvernance rapportant à la durabilité du modèle, est désormais indispensable.

En premier, l'entreprise optant pour ce statut assumera son origine européenne en portant aussi le modèle politique européen qui est son identité et sa différence. Le patriotisme européen doit habiter ses dirigeants. Elle doit faire ensuite le choix de défendre le régime démocratique avec laquelle elle partage le système de valeurs et hors duquel il n'y aura pas de stabilité et d'organisation systémique. Les dirigeants devront répondre clairement de ce cadre, au lieu de chercher à s'émanciper de toute tutelle politique, comme ils le font plus ils s'internationalisent.

Elle doit s'inscrire enfin dans la recherche de la durabilité, c'est-à-dire la création de richesses compatible avec les Objectifs du Développement Durable, qui sont le référentiel universel qui s'impose désormais à toutes les activités économiques, publiques et privées.

La nouvelle gouvernance qui pilotera ce projet entreprise doit être celle qui fait le choix d'un modèle européen, démocratique et durable et qui met la finance, les techniques et le management au service de cette « méta-raison d'être » dans laquelle l'économie retrouve son vrai sens, celui perdu depuis la fin des Trente Glorieuses : servir une vision humaine du développement pour tous.

Patrick d'Humières, enseignant à Sciences-PO, dirige les MasterClass 21 de CentraleSupelec Exed et Audrey de Garidel est la déléguée générale de la communauté des Managers Responsables engagés (MR21).

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Commentaire 1
à écrit le 12/01/2021 à 15:02
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