Fiscalité européenne, ayons le courage de poser les vraies questions

Défendu par la commission de Bruxelles, le projet d'harmonisation européenne des bases de l'impôt sur les sociétés soulève de redoutables questions. Il impactera fortement les budgets des États. Aller en ce sens suppose d'emprunter le chemin du fédéralisme budgétaire. Par Jean-Pierre Lieb, Associé, Ernst & Young Société d'Avocats

En 2011, après cinq ans de travail commun entre les administrations fiscales, la Commission européenne présentait une initiative connue sous son acronyme ACCIS (Assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés), ou CCCTB en anglais, destinée à harmoniser les règles d'imposition des sociétés au sein de l'Union européenne.
Faute d'un accord unanime des États membres, le projet est resté jusqu'à présent lettre morte. C'était sans compter la dynamique implacable des travaux BEPS de l'OCDE sur l'érosion des bases fiscales et le fait que la Commission, sous la pression du Parlement européen, des médias et des ONG, voie dans la relance de ce projet une occasion de reprendre l'initiative politique.
Depuis 2011, le contexte a changé et deux inflexions majeures en résultent.

Un discours ciblé sur l'évasion et l'optimisation fiscale

La première concerne les objectifs poursuivis. D'un moyen « d'éliminer les importantes charges administratives, les lourds coûts déclaratifs et les incertitudes juridiques que rencontrent aujourd'hui les entreprises opérant dans plus d'un Etat membre » (1), le projet a désormais pour ambition de faire en sorte que « la fiscalité des entreprises soit plus équitable et plus efficace au sein du marché unique » (2) . On passe ainsi d'une rhétorique d'allégement des charges des entreprises et de sécurité juridique à un discours ciblé sur l'évasion et l'optimisation fiscale.
La seconde concerne le fond. Le projet initial plaçait la barre haut : il prévoyait non seulement que les assiettes soient harmonisées, mais qu'elles soient aussi consolidées en permettant aux groupes de ne remplir qu'une seule déclaration fiscale pour l'ensemble de leurs activités au sein de l'UE. Dans un tel schéma, les résultats imposables consolidés du groupe devaient être répartis entre chacune des sociétés qui le constituent par application d'une formule permettant à chaque État membre d'imposer les bénéfices des sociétés résidentes de cet État, au taux d'imposition choisi par celui-ci.

Se concentrer sur la seule harmonisation des règles

Or ce mécanisme, plus compliqué qu'escompté, explique en grande partie l'échec à ce jour du projet. Ressusciter l'ACCIS devait donc conduire à abandonner le « C » de la consolidation et à se concentrer sur la seule harmonisation des règles. Le projet y perd sans doute en ambition, mais il y gagne assurément en probabilité de concrétisation.
Pour autant, ce projet soulève trois questions que l'on se garde bien de formuler : assume-t-on la perte de souveraineté nationale qui en découle, est-on prêt à accepter les contraintes budgétaires induites et enfin accepte-t-on d'aller, par cohérence, jusqu'au bout de la logique que sous-tend l'approche de la Commission ?

La première étape vers un fédéralisme fiscal

ACCIS doit d'abord et avant tout être compris pour ce qu'il est : la première étape vers un fédéralisme fiscal seul à même de régler définitivement les deux maux jumeaux de l'Europe fiscale, que sont la compétition des États et l'optimisation agressive des acteurs économiques. En effet, peu ont aujourd'hui réalisé que l'harmonisation des règles de l'impôt sur les sociétés signifiait le renoncement définitif des parlements et gouvernements nationaux à agir sur une large palette de leviers, aujourd'hui indispensables dans la mise en œuvre d'une stratégie économique ou budgétaire.

D'autant que derrière cette harmonisation se profilent mécaniquement des modifications de l'assiette de certains revenus catégoriels de l'impôt sur le revenu, dont les plus évidents sont les bénéfices industriels et commerciaux.
Si l'on se rappelle que les droits de douanes sont une ressource propre communautaire et que les règles d'assiette de la TVA sont d'ores et déjà du ressort de l'Union, l'harmonisation des règles de l'impôt sur les sociétés et de certaines règles de l'impôt sur le revenu ne laissera plus qu'une marge de décision réduite aux Etats en matière de politique fiscale.

Organiser le passage au système cible

 A supposer qu'un consensus politique interne et entre États membres se forme autour d'un tel dessein, encore faut-il organiser le passage au système cible. Or à se concentrer sur ce dernier, on oublie la difficulté du chemin à parcourir pour y parvenir. Sans chemin viable, point de succès.
Sur ce sujet, les gouvernements gagneraient à s'inspirer de la méthode mise en œuvre pour construire l'Union monétaire et organiser le passage à l'euro. Déclinée en matière de politique fiscale, elle conduirait les États à modifier leurs règles au rythme de la soutenabilité des effets budgétaires induits, afin de progressivement se rapprocher des règles à atteindre. Comme pour l'Union monétaire, des objectifs précis et datés concernant l'harmonisation de certains domaines pourraient cadencer cette convergence.

Chaque pays devrait en outre prendre l'engagement que tout changement d'une règle fiscale pendant cette période de convergence ne se traduise que par un rapprochement vers le système cible, sans possibilité de s'en éloigner. Cette contrainte du « cliquet » obligerait les États à s'inscrire dans une dynamique vertueuse.

Un impact fort sur les budgets des États

Néanmoins quelle que soit l'intelligence de la méthode, elle n'occultera pas la rigueur de l'ajustement, ni la réalité de son impact sur les budgets des États membres. Selon que l'assiette actuelle est plus ou moins étroite par rapport à l'assiette cible, elle conduira certains Etats membres à augmenter davantage les taux pour compenser la perte d'assiette qui en résultera, alors que d'autres trouveront mécaniquement de nouvelles opportunité de baisse des taux, profitant de l'aubaine de l'élargissement de l'assiette induite.
La dynamique de la convergence met ainsi en lumière le rôle pivot des taux pendant cette phase. Mais quid de ceux-ci une fois le système cible atteint ? De manière pavlovienne, la Commission a toujours refusé d'ouvrir le débat sur les taux, occultant au passage les conclusions pourtant éclairantes d'un rapport qu'elle avait commandé en 2004 sur les effets d'une harmonisation des bases et des taux de l'impôt sur les sociétés (3) , qui concluait que la meilleure option de politique fiscale était celle d'une double harmonisation.

La baisse du rendement de l'IS d'abord due à la diminution des taux

C'est aussi refuser de reconnaître que la principale raison de l'érosion du rendement de l'impôt sur les sociétés depuis 15 ans réside d'abord dans la baisse régulière des taux depuis 2000, signe le plus patent de la compétition fiscale entre les États. Ce mouvement a d'ailleurs repris récemment, comme en témoignent les annonces faites par le Royaume-Uni et l'Irlande. La situation est d'autant plus préoccupante que l'écart entre les taux les plus bas (12,5% en Irlande) et les plus hauts (38% en France) n'a jamais été aussi élevé... et encore, il ne s'agit là que des taux apparents et non effectifs.

La commission européenne ouvre la boîte de Pandore

Il est temps d'assumer que la convergence des assiettes implique également celle des taux et de mettre un terme à une course au mieux-disant déloyale. L'étude de 2004 soulignait bien que l'instauration d'un taux minimal comporterait deux effets : l'un de prohiber la compétition fiscale en dessous d'un certain seuil, l'autre dans un contexte de base harmonisée de faire converger taux faciaux et taux effectifs, concluant à des gains économiques résultant d'une allocation plus efficiente du capital entre pays.
Loin d'être une simple solution technique à un problème d'évasion fiscale, l'annonce de la Commission européenne ouvre ainsi subrepticement une boîte de Pandore, dont le fonds recèle des sujets structurants pour l'avenir économique et l'équilibre institutionnel de l'Europe.
Il est plus que temps que ce débat soit transparent sur les vrais enjeux que porte en germe le projet, que l'on aborde avec cohérence l'ensemble de ses facettes et qu'enfin, la substance de la réflexion soit au cœur d'un débat, pas seulement fiscal, mais aussi politique au sens le plus noble du terme.
Transparence, substance et cohérence ne sont-ils pas les trois mots clés qui structurent toute l'approche contre l'érosion des bases fiscales ?

 (1) Conférence de presse de Algirdas Šemeta le 16 mars 2011
(2) Communiqué de presse de Pierre Moscovici sur la « Lutte contre l'évasion fiscale des entreprises » le 18 mars 2015

(3) Economic effects of tax cooperation in an enlarged European Union - Octobre 2004

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Commentaires 4
à écrit le 23/06/2015 à 23:04
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La fiscalité européenne n'est pas à l'ordre du jour. Elle relève des états souverains. Ce qui est à l'ordre du jour c'est de convenir d'une assiette de l'IS qui soit segmentée par pays sur la base de critères sur lesquels l'entreprise ne puisse agir ...

à écrit le 18/06/2015 à 6:52
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Oui, avoir le courrage de poser les vrais question, sur la fiscalité dans cette Europe, mais que çela soit sur les entreprises, les particuliers, les revenus, la défiscalisations, les placements, l'union Europeen n'est pas politique, est encore moins...

à écrit le 17/06/2015 à 21:00
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La France est fiscalement extrême alors elle empêche l'harmonisation. Il faudrait qu'elle fasse passer sa dépense publique sous 50% du pib pour se normaliser mais comment? La gauche ne l'acceptera jamais car elle soutient les fonctionnaires. On criti...

à écrit le 17/06/2015 à 20:52
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Vous en voulez une de vraie question ... : Pourquoi est-il écrit noir sur blanc dans la constitution que les pays Européens sont obligés d'emprunter avec taux d’intérêt auprès des banques privées ??? Aujourd'hui les intérêts seuls de la dette nous c...

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