Les incertitudes de l’action judiciaire européenne contre AstraZeneca

OPINION. L’action en référé lancée par Bruxelles, qui reproche notamment au laboratoire des retards de livraison, repose sur l’hypothétique preuve d’une insuffisance des moyens déployés. Par Clotilde Jourdain-Fortier, Université de Bourgogne – UBFC et Mathieu Guerriaud, Université de Bourgogne – UBFC (*)
Le contrat avec AstraZeneca ne sera pas renouvelé après juin... pour le moment, annonce Thierry Breton, Commissaire européen au Marché intérieur, début mai.
Le contrat avec AstraZeneca ne sera pas renouvelé après juin... pour le moment, annonce Thierry Breton, Commissaire européen au Marché intérieur, début mai. (Crédits : Reuters)

Lundi 26 avril 2021, la Commission européenne annonçait avoir engagé, en son nom et en celui des vingt-sept États membres, une action en référé (en urgence) devant le tribunal de première instance de Bruxelles contre le laboratoire anglo-suédois AstraZeneca qui n'aurait pas correctement exécuté ses obligations en vertu de son contrat conclu en novembre dernier avec Bruxelles pour la fourniture de doses de vaccin contre la Covid-19.

Le mardi 11 mai, la Commission européenne, qui a annoncé ne pas vouloir renouveler son contrat avec le laboratoire, a en outre déposé une nouvelle plainte visant à obtenir une indemnisation de la part du groupe.

Deux choses sont reprochées au laboratoire : des doses en quantité insuffisante (50 millions livrées au premier semestre 2021 sur les 120 millions promises et 70 millions sur les 180 millions prévues pour le second semestre) et des retards de livraison. Mais le laboratoire est-il réellement « fautif » ? À quoi ce dernier s'est-il précisément engagé contractuellement ?

Obligation de résultat ou de moyens ?

La lecture du contrat révèle la fragilité des accusations formulées par la Commission et surtout le manque de sécurisation dû sans doute à l'absence de prévision par les deux parties d'un problème qui s'est révélé bien après la conclusion du contrat : celui de l'insuffisance des capacités de production. Mais peut-on aujourd'hui réellement en faire le grief au laboratoire AstraZeneca ?

Au cœur du différend, la qualification de la nature de l'obligation lui incombant : celle de fournir ses « best reasonable efforts » (meilleurs efforts raisonnables) pour fabriquer des « doses initiales » de vaccin dans l'Union européenne et les livrer. Le juge belge saisi, juge de droit civil à l'instar du juge français, devra s'interroger sur la compréhension en droit des contrats belge (très proche du droit français) de cette notion d'origine anglo-saxonne pour déterminer à quoi le laboratoire s'est précisément engagé et quelle était son intention au jour de la conclusion du contrat.

En clair : ce dernier a-t-il accepté de faire de son obligation de fabriquer et de fournir les doses une obligation de résultat ou de moyens ? La première est bien plus contraignante que la seconde.

En effet, dans le cas d'une obligation de résultat, le seul constat que le résultat promis n'a pas été atteint - quantités insuffisantes ou retards dans les livraisons - permettrait à la Commission d'engager la responsabilité du laboratoire et d'être certaine d'obtenir des dommages et intérêts. Il lui suffirait de prouver ce fait objectif.

Mais si l'obligation est en revanche interprétée comme une obligation de moyens, les chances de succès de l'action s'avèrent bien moindres. Dans cette hypothèse, le débiteur ne s'engage pas à fournir un résultat à une date précise. Il s'engage « seulement » à mettre en œuvre tous les moyens qui sont à sa disposition pour espérer atteindre le résultat fixé dans le calendrier prévu. Et le créancier qui constaterait que ledit résultat n'aurait pas été atteint à l'échéance, devrait alors rapporter la preuve bien plus difficile que le laboratoire n'aurait pas en réalité déployé tous ses efforts possibles, qu'il aurait fait preuve d'une inaction coupable, d'une insuffisance, d'une négligence, etc., pour le faire condamner.

Le seul défaut de résultat ne permettrait pas d'obtenir sa condamnation, d'autant que le laboratoire pourrait évidemment se défendre en montrant qu'au contraire il a bien mobilisé tous les moyens qui étaient raisonnablement à sa disposition pour espérer livrer toutes les doses promises selon le calendrier fixé.

Pour l'aider à qualifier l'obligation, le juge utilise des critères et notamment celui de l'aléa : plus l'exécution de l'obligation est soumise à l'existence d'un aléa qui en rend l'exécution incertaine, plus la balance penchera du côté d'une obligation de moyens, le débiteur n'ayant pas pu s'engager avec certitude à fournir un résultat dont l'existence dépend largement d'évènements extérieurs et incertains qu'il ne maîtrise pas. L'exemple typique de l'obligation de moyens est celui du médecin vis-à-vis de son patient qu'il ne peut pas s'engager à guérir en raison des trop grandes incertitudes en la matière.

« Meilleurs efforts raisonnables »

De la même manière, l'aléa évident inhérent à la mise au point d'un nouveau type de vaccin et à sa production de masse, à une échelle globale dans un contexte de pandémie, devrait vraisemblablement conduire le juge belge à retenir la qualification d'obligation de moyens. Ce d'autant plus que l'obligation est assortie d'une clause de « best reasonable efforts » que l'on retrouve habituellement dans les contrats d'affaires internationales où l'obtention du résultat souhaité ne peut justement pas être garantie de manière absolue, principalement dans les opérations très risquées (par exemple dans les contrats de lancement de satellites).

Son interprétation tend plutôt à alléger l'obligation à la charge du laboratoire qui ne s'est pas engagé à fournir ses « meilleurs efforts » dans la fabrication des vaccins, clause permettant habituellement de qualifier l'obligation de moyens, mais « seulement » ses meilleurs efforts « raisonnables », ce qui tendrait encore à limiter les efforts attendus.

La Commission ne pouvait pas ainsi attendre du laboratoire qu'il fournisse des efforts démesurés sur le plan matériel et économique (par exemple la construction de nouvelles usines). L'insertion de cette clause dans le contrat, acceptée par les deux parties, pourrait alors être une manière de dire qu'en raison des circonstances particulières liées à la pandémie on n'exigera pas trop du débiteur.

Mais à quel degré de diligence le laboratoire s'est-il précisément engagé ? Pour apprécier ses efforts fournis (critère subjectif) en vue d'étendre sa capacité de production et exécuter ses obligations contractuelles, le juge belge devra les comparer, objectivement, avec ceux qu'un autre laboratoire similaire dans sa taille à AstraZeneca et placé dans les mêmes circonstances, à savoir celles d'une pandémie globale (art. 1.9 du contrat), aurait pu faire.

Pour retenir sa responsabilité contractuelle, il faudra donc que la Commission réussisse à démontrer l'écart entre le degré d'effort fourni par AstraZeneca et celui qu'aurait fourni ou pu fournir un autre laboratoire comparable dans sa taille et soumis aux mêmes difficultés. Par exemple : le laboratoire Pfizer/BioNTech qui aurait non seulement honoré, mais même surpassé ses engagements contractuels.

Possibilités non exploitées

Mais la comparaison a ses limites, car la lettre du contrat exprime aussi un devoir de coopération et de confiance entre les parties, la Commission et les États devant « ... soutenir leur cocontractant dans le développement du vaccin compte tenu du besoin urgent... » (art. 1.9 b), voire l'assister dans la production des produits finis (art. 5.4) et la fourniture des matières premières nécessaires à la fabrication des vaccins (art. 6.1).

Ainsi, si le laboratoire doit fabriquer ou faire fabriquer les doses de vaccins sur le territoire de l'Union européenne, Royaume-Uni compris, selon ses propres schémas (production directe au sein de filiales européennes ou recours à des façonniers, donc à la sous-traitance), la Commission peut en cas de difficulté lui indiquer d'autres façonniers installés sur le territoire européen susceptibles de fabriquer lesdites doses. Et comme une ultime solution, le laboratoire est autorisé à faire fabriquer des doses dans des installations situées hors de l'Union européenne.

Ces diverses possibilités ont-elles été exploitées ? AstraZeneca a-t-il notamment fait produire des doses dans ses usines anglaises pour le marché européen ? Et à défaut, avait-il d'autres moyens à sa disposition pour espérer de bonne foi respecter ses engagements contractuels et les a-t-il exploités ? La preuve à la charge de la Commission n'est à l'évidence pas facile à rapporter et la lettre du contrat insuffisamment sécurisée. Les futurs contrats d'approvisionnement en doses de vaccin de « seconde génération » devront faire preuve d'une plus grande fermeté à l'égard des engagements des laboratoires.

The Conversation _____

(*) Par Clotilde Jourdain-Fortier, Professeur en droit international économique - CREDIMI, Université de Bourgogne - UBFC et Mathieu Guerriaud, Maître de conférences en Droit pharmaceutique et de la santé, pharmacovigilance et iatrogénie - CREDIMI, Université de Bourgogne - UBFC.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaires 3
à écrit le 19/05/2021 à 14:16
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La France dans toute sa splendeur ! Elle ne veut pas de ce vaccin mais elle veut poursuivre en justice le labo qui ne peut pas lui en livrer ! Allez comprendre. Ceci dit, j'ai eu ma première dose d'AstraZeneka et j'attend la deuxième avec impatience ...

à écrit le 19/05/2021 à 11:32
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l'UE demande la livraison des commandes en retard.... dont personne ne veut en réalité. En France on a des stocks d'AZ, qu'on a arrété de proposer dans les centres de vaccination comme chez les médecins. Les gens ne viennent pas ou font demi-tour ...

à écrit le 19/05/2021 à 8:21
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Peut-être que des commissaires européens ont encore besoin de pots de vin également, les temps sont durs !

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