
En France, pas moins de quatre chaines « tout info » ont décidé cette semaine de retransmettre en direct (et donc en pleine nuit, heure française), le premier débat télévisé entre Donald Trump et Joe Biden. On connaît la suite. Au final, les échanges entre les deux prétendants à la Maison Blanche furent tellement au ras des pâquerettes, qu'il était bien difficile pour les commentateurs français de discerner qui avait pris l'avantage !
Bien évidemment, les télés françaises avaient été alléchées par un éventuel buzz. C'est entendu : Donald Trump dérange, exaspère ou fascine, c'est selon, mais l'actuel président des États-Unis suscite l'intérêt et fait vendre. Et puis, bien sûr, comme tous les quatre ans depuis une vingtaine d'années, si les médias du monde entier s'intéressent autant à la prochaine élection présidentielle américaine, c'est que quelque soit le prochain locataire de la Maison Blanche, il sera à la tête de « l'hyper puissance ».
L'élection américaine de 2020 a pourtant un goût particulier pour les élites européennes : quasiment toutes dans leur ensemble espèrent un échec de Donald Trump. Il n'y a qu'à voir la manière dont les médias du « vieux continent » relaient ces derniers jours le scoop du New York Times sur les (très faibles) impôts payés par Donald Trump durant une dizaine d'années. Cette focalisation sur ce dernier scandale laisse à penser que les Américains pourraient être influencés négativement. C'est croire encore à l'influence d'un titre comme The New York Times sur l'ensemble de la population américaine. Comme si nous étions au temps du Watergate, ou des Pentagon Papers. Or, la presse, pilier de la démocratie américaine, est confrontée à une crise sans précédent. Une crise économique, mais également de confiance. Car si le quotidien new yorkais se démarque, en engrangeant de plus en plus d'abonnés, numériques comme papiers, cela fait bien longtemps que les informations qu'y sont délivrées n'impriment plus auprès des électeurs de Donald Trump. Comme le symbole d'une crise démocratique profonde.
Quand ce n'est pas un scoop du New York Times, on préfère se rassurer avec les (toujours) bons sondages pour Joe Biden. Les commentateurs oublient un peu vite qu'en 2016, les mêmes enquêtes d'opinion penchaient déjà en faveur du camp démocrate. Les mêmes ne se souviennent pas qu'Hillary Clinton, malgré sa défaite sur l'ensemble des Etats américains, avait toutefois réussi à doubler Donald Trump en nombre de voix.
Toutes ces analyses qui s'apparentent en réalité à de la méthode Coué oublient deux éléments importants. D'abord, Trump n'est pas un accident dans l'histoire américaine. Trump est d'abord le résultat de l'Amérique, et même son pur produit. C'est ce que rappelle le journaliste Fabrizio Calvi dans son livre d'enquête "Un parrain à la maison blanche" (Albin Michel, juin 2020). Selon cet enquêteur chevronné, l'actuel président des Etats-Unis doit en partie son ascension à ses accointances avec les mafias italo-américaines et russes, en affaires depuis longtemps. À travers son enquête décapante et détaillée, on apprend ainsi que les tours d'habitation que Trump a fait construire à New York l'ont pu l'être grâce aux mafias, et que de nombreux mafieux y ont acheté des appartements pour blanchir l'argent de leurs différents trafics ; on y découvre aussi le rôle historique auprès de lui de Roy Cohn, l'un des avocats les plus puissants de New York jusqu'à sa mort du sida au milieu des années 1980. Cet ami diabolique (Fabrizio Calvi n'hésite pas à parler d'un « Pacte avec le diable ») était à la fois l'un des principaux conseil de la mafia, et fut également l'ancien collaborateur de Joseph Mc Carthy au moment de la chasse aux communistes dans les années 1950...
Durant de nombreuses années, Cohn et Mc Carthy, tous deux gays au placard, ont également pratiqué le harcèlement d'Etat à l'égard des homosexuels, comme le rappelle Philippe Corbé, le correspondant de RTL outre Atlantique dans une passionnante biographie (L'avocat du diable, Grasset, septembre 2020). Donald Trump est donc bien le digne représentant d'une face sombre, encore trop souvent occultée, des États-Unis. On est bien loin, très loin, de cette Amérique libérale, de cet « esprit Obama » si chéri par les commentateurs en France ou dans de nombreux pays européens.
Autre angle mort du regard européen sur ces élections américaines : Trump ou pas, cela fait déjà bien longtemps que les États-Unis ont tourné le dos à l'Europe. Déjà sous Barack Obama, toute l'attention américaine était portée vers le Pacifique. Aujourd'hui, Trump comme Biden, Républicains comme Démocrates sont prêts à lancer le monde dans une nouvelle guerre froide à l'encontre d'un pays tout aussi inquiétant, la Chine.
Dans ce contexte, les Européens, malgré le Brexit, commencent à vouloir unir leurs forces dans les domaines les plus stratégiques. Emmanuel Macron ne cesse de mettre en avant son envie « d'Europe de la Défense ». En Allemagne même, l'establishment politique commence à vouloir prendre son autonomie par rapport à l'Oncle Sam, malgré des décennies d'atlantisme, héritage de la guerre froide contre l'URSS.
Et pourtant : certains en France comme en Allemagne espèrent qu'une défaite de Donald Trump permettrait aux Européens de fonctionner comme avant, c'est a dire sous la tutelle stratégique des Etats-Unis. C'est ne pas voir la réalité du monde d'aujourd'hui : une réalité dure, où la guerre économique, fait d'espionnage industriel, d'écoutes électroniques massives, et d'attaques juridiques, a pris largement le dessus. Dans le même temps, ce dossier n'est pas qu'une question stratégique ou de défense : c'est également une question économique. Et à ce compte là, il est urgent que l'Europe fasse son examen de conscience, alors que l'industrie allemande profite largement des règles budgétaires et monétaires, pour le plus grand bénéfice de la Chine, alors que l'économie française pourrait avoir plutôt intérêt à se rapprocher des.... Etats-Unis. Autant dire que l'Europe est plus que jamais au milieu du gué.
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