Moteurs de recherche : "Il n'y a pas de vrai choix pour le consommateur face à Google" (Sophie Bodin, Lilo)

Cinq moteurs de recherche alternatifs à Google, dont les français Lilo et Qwant, ont demandé à la Commission européenne d'organiser une réunion tripartite avec le géant californien. L'objectif : renégocier la mise en concurrence des moteurs de recherche sur Android, le système d'exploitation mobile qui équipe 80% des smartphones, et qui appartient aussi à Google. Sophie Bodin, la présidente du moteur de recherche éthique Lilo, explique à La Tribune les raisons de la fronde.
Sylvain Rolland
Ce principe d'enchères est une double peine pour les moteurs de recherche alternatifs. Il permet à Google de s'enrichir, grâce à son système d'exploitation Android, sur le dos de ses concurrents dans la recherche en ligne, dénonce Sophie Bodin, la présidente du moteur de recherche Lilo.
"Ce principe d'enchères est une double peine pour les moteurs de recherche alternatifs. Il permet à Google de s'enrichir, grâce à son système d'exploitation Android, sur le dos de ses concurrents dans la recherche en ligne", dénonce Sophie Bodin, la présidente du moteur de recherche Lilo. (Crédits : © Francois Lenoir / Reuters)

Comment exister face à Google dans le monde impitoyable des moteurs de recherche ? Alors que le géant américain cannibalise 93% de la recherche en ligne en France, et même 97% sur mobile, cinq de ses concurrents -l'américain DuckDuckGo, les français Lilo et Qwant, le tchèque Seznam et l'allemand Ecosia- passent à l'attaque auprès de la Commission européenne. Dans une lettre envoyée la semaine dernière à Margrethe Vestager, la commissaire à la Concurrence, les cinq moteurs de recherche alternatifs réclament une réunion tripartite avec Google "en novembre".

Lire aussi : Startups : Lilo, alternative française à Google, à la fois éthique et rentable

Au menu de cette rencontre : la concurrence sur mobile entre les moteurs de recherche. L'alliance des cinq petits poucets du web estime qu'elle est biaisée, et que le remède actuel pour y remédier est inefficace. En plus de son moteur de recherche, Google possède également Android, le système d'exploitation mobile qui équipe 80% des smartphones dans le monde et en France. Jusqu'à récemment, Google était installé par défaut sur tous les appareils Android en Europe... ce qui lui a valu, en 2018, une amende record de 4,34 milliards d'euros de la part de la Commission européenne, pour abus de position dominante.

Suite à cette amende -que Google conteste toujours en appel-, le géant californien a mis en place en 2019, avec l'accord de Bruxelles, un système d'enchères censé rétablir la concurrence. Plutôt que d'avoir Google paramétré par défaut, le consommateur a désormais le choix entre quatre moteurs de recherche lorsqu'il configure son téléphone ou sa tablette Android. Ceux-ci sont choisis par un système d'enchères, organisé chaque trimestre par Google. Les participants définissent le prix à payer à la firme américaine pour chaque utilisateur qui les sélectionnera. "L'objectif est de donner à tous les moteurs de recherche des chances égales de participer aux enchères, et non de donner un traitement spécial à certains concurrents", explique Google.

Mais ce système est remis en cause par les cinq moteurs de recherche alternatifs, qui dénoncent "un simulacre de mise en concurrence", comme l'explique à La Tribune Sophie Bodin, la présidente de Lilo, moteur de recherche français qui revendique 600.000 utilisateurs par mois et qui reverse 50% de ses revenus au financement de projets éthiques. Entretien.

LA TRIBUNE - Le système d'enchères de Google, mis en place en 2019, est censé rétablir la concurrence en forçant Google à proposer trois autres moteurs de recherche en plus du sien aux utilisateurs d'appareils fonctionnant sous Android. Pourquoi vous y opposez-vous ?

SOPHIE BODIN - Lilo a toujours refusé de participer à ces enchères car nous n'en cautionnons ni le principe ni la méthode. Ce n'est pas une réelle mise en concurrence. Premièrement, il n'est pas équitable de devoir payer Google pour pouvoir être une option au moment où l'utilisateur configure son appareil mobile. Cela pose la question des liens entre les différentes activités de Google, cet effet de réseau qui joue certainement un rôle dans sa domination, notamment dans la recherche en ligne mobile où Google est encore plus puissant que sur ordinateur [97% de parts de marché sur mobile, 93% sur fixe, ndlr]. C'est un sujet crucial pour les régulateurs.

Au-delà de cette problématique de fond, la forme nous gêne aussi. Pourquoi seulement quatre places, dont trois en réalité puisque la première revient forcément à Google ? Quid des autres alternatives ? C'est comme si les moteurs de recherche qui ne remportent pas l'enchère n'existaient pas au moment où Android demande de faire le choix du moteur de recherche par défaut. D'autant plus qu'il n'y aucune transparence : le consommateur n'est pas informé sur ces enchères ni sur le fait qu'il existe d'autres alternatives aux quatre options proposées. On lui présente simplement les trois autres moteurs de recherche qui peuvent payer Google le plus cher.

Les enchères créent donc une concurrence, mais entre les moteurs de recherche alternatifs eux-mêmes, et non pas avec Google...

Absolument ! Ce principe d'enchères est une double peine pour les moteurs de recherche alternatifs. Il permet à Google de s'enrichir, grâce à son système d'exploitation Android, sur le dos de ses concurrents dans la recherche en ligne. Comme il y a peu de places, les prix montent. Pour les dernières enchères à date, ceux qui y ont participé [notamment Qwant et Ecosia, ndlr] dénoncent des prix tellement exorbitants qu'ils deviennent inaccessibles. Lilo n'y a pas participé, mais nous n'aurions de toutes façons pas eu les moyens de suivre. Notre modèle basé sur le respect de la vie privée et le reversement de 50% de nos revenus à des projets solidaires, ne nous permet pas de payer un tel coût d'acquisition.

Résultat : pour le quatrième trimestre 2020, les trois autres places ont été attribuées à Bing, Info.com et PrivacyWall. Cela ne correspond pas du tout à la réalité du marché français, notamment pour les deux derniers qui sont quasiment inconnus chez nous. Moi-même je ne les connaissais pas, j'ai dû faire des recherches sur eux ! Ce sont trois acteurs américains qui ont davantage d'argent que nous à dépenser dans les enchères. Mais aucun d'entre eux ne vient défier le modèle de Google, contrairement aux moteurs de recherche éthiques comme Lilo ou Ecosia qui proposent une vraie alternative, plus vertueuse.

Que proposez-vous alors ?

Les menus déroulants fonctionnent très bien ! Des études montrent qu'il serait tout à fait possible de proposer six ou huit options plutôt que quatre. Android pourrait également en afficher huit mais donner la possibilité, en cliquant sur une petite croix, d'en voir davantage si le consommateur le souhaite. A la place des enchères, il pourrait aussi y avoir un roulement : les huit choix pourraient être sélectionnés de manière aléatoire chaque trimestre. Bref, il n'y aucune raison de rester avec ce mauvais système, beaucoup de modifications peuvent être envisagées et c'est le sens de la réunion que nous sollicitons à Bruxelles. Le but ultime est que les utilisateurs aient vraiment le choix de leur moteur de recherche sur Android, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Comment expliquez-vous que cette solution d'enchères, qui ne permet pas selon vous de rétablir la concurrence sur Android, ait été acceptée par la Commission européenne ?

Je ne me l'explique pas. L'amende de 4,34 milliards d'euros contre Google pour abus de position dominante sur Android montre qu'il y a eu une vraie volonté de l'Union européenne de changer les choses. Mais je ne comprends pas comment cette volonté a pu accoucher d'une solution aussi imparfaite. Peut-être que les moteurs de recherche alternatifs manquent de lobbying auprès des pouvoirs publics, ce qui nous aurait permis de faire comprendre que ce système d'enchères n'est pas bénéfique pour la concurrence.

Avez-vous reçu une réponse de Margrethe Vestager ?

Nous n'avons pas encore reçu de réponse mais nous comptons dessus. Si nous n'avons rien reçu au bout d'une semaine, nous relancerons. Il ne s'agit pas seulement de Lilo mais de cinq moteurs de recherche alternatifs et éthiques, dont quatre européens, qui désignent un problème plus large qu'eux. J'espère que notre lettre aura l'écho qu'elle mérite.

Les moteurs de recherche alternatifs comme le vôtre pèsent aujourd'hui moins de 7% du marché de la recherche en ligne en France, et moins de 3% sur mobile. Google prend tout le reste. Le problème vient-il uniquement de Google et de ses pratiques pour favoriser son propre moteur de recherche ?

Il est clair que nous manquons de notoriété et que Google propose un service qui satisfait de nombreux consommateurs, qui bénéficie aussi d'une prime au premier arrivé. Mais le verrouillage du marché n'aide pas le grand public à avoir conscience qu'il est possible de changer de moteur de recherche. Beaucoup d'utilisateurs n'ont pas vraiment conscience de l'exploitation de leurs données personnelles, ni qu'il existe des modèles économiques plus éthiques.

Nous avons un vrai défi de communication pour équilibrer le rapport de forces. C'est pourquoi nous profitons de la journée mondiale de la gentillesse, mardi 3 novembre, pour lancer une grande opération : aider Google à payer son amende ! Les utilisateurs de Lilo, qui reçoivent des "gouttes" pour chaque recherche effectuée via notre site et qui sont ensuite transformées en argent pour soutenir des projets vertueux, pourront choisir d'aider Google à payer son amende ! Et en échange, Google devra s'engager à laisser les utilisateurs choisir librement leur moteur de recherche sur Android. Nous avons choisi le second degré pour sensibiliser nos utilisateurs sur ce problème, et espérer qu'ils passent le mot.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

Sylvain Rolland

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Commentaires 9
à écrit le 03/11/2020 à 18:45
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Encore une lobbyiste à côté de ses hauts talons. Il y aura très prochainement un vrai choix, certes limité : Google ou Alibaba ou Tencent. Et à moyen terme : Alibaba ou... Alibaba. L'avantage d'Alibaba, c'est qu'il vous fera votre passeport social e...

à écrit le 03/11/2020 à 17:10
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"Comment exister face à Google dans le monde impitoyable des moteurs de recherche ?" C'est très simple ! Devenir aussi bon que lui ! Ras le bol des pleurnicheurs professionnels...

à écrit le 03/11/2020 à 13:21
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Comme je suis sous ubuntu le plus civilisé des linux, je tourne sur deux bureaux (système inconnu sous windows), un bureau dédié à Mozilla vs Qwant, un bureau dédié à Chrome et Google. Et c'est impeccable. chacun des bureaux est totalement indépenda...

à écrit le 03/11/2020 à 11:53
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On peut très bien se passer de Google, il faut juste le vouloir. Pour la recherche j'utilise Duckduckgo depuis des années sans regret. Je le trouve même meilleur que Google, moins de censure et de pub dans les résultats. Pour à peu près tous leurs au...

à écrit le 03/11/2020 à 11:20
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Il n'y aura d'alternatives crédibles à Google que quand des investisseurs publics et/ou privés se paieront 200 000 m2 de serveurs et des bons algos pour référencer en permanences et faire la carte du web la plus exhaustive possible... Mais les po...

à écrit le 03/11/2020 à 9:48
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Nous n'avions aucun choix avec le Minitel et personne ne s'en est plaint. Google a inventé l'internet d'aujourd'hui en proposant constamment des évolutions aux consommateurs. Quand une entreprise invente un nouveau produit, elle en tire les bénéfices...

le 03/11/2020 à 13:33
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Quand j'ai adopté gmail, je savais que c'était un mauvais choix, mais c'est tellement pratique et associé mes autres comptes mails sauf que le 2 ème compte je me suis fait expulser pour des soit-disants pb de sécurité. Et j'ai perdu la moitié de me...

à écrit le 03/11/2020 à 8:32
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La plupart des navigateurs installent google d'emblée parce que c'est le plus utilisé, c'est la règle de notre système productiviste je vous ferais dire, il faut soit disant privilégier le consommateur et ses choix. Hier les supermarchés mettaient d'...

à écrit le 03/11/2020 à 7:22
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Résident a l’étranger, j'utilise Qwant pour 90% de mes recherches depuis iphone/ipad/pc et ça marche très bien , c'est a chacun de faire un petit effort et même si c'est mois complet,c'est toujours ça qui ne tombe pas dans l'escarcelle des gafa. ...

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