
LA TRIBUNE- Iliad investit plus de 200 millions d'euros dans l'intelligence artificielle. Dans quel objectif ?
XAVIER NIEL- Quand éclate une révolution dans la tech, on souhaite naturellement en faire partie. Pour l'IA, deux éléments sont essentiels : la puissance de calcul et les chercheurs. Concernant le premier, Scaleway, le fournisseur de cloud et filiale du Groupe Iliad, a déjà acquis en septembre dernier auprès de NVIDIA, le champion mondial du calcul informatique, un supercalculateur : une plateforme spécifiquement dédiée aux applications de l'intelligence artificielle. C'est le cinquième plus grand au monde. Le plus puissant en dehors des États-Unis. Il est installé ici, à Paris. Sans volonté hégémonique. Simplement celle de faire émerger un écosystème.
Et du côté des chercheurs ?
Nous avons une chance inouïe en France. Celle de compter deux écoles - Polytechnique et l'ENS Paris-Saclay -, qui forment les meilleurs ingénieurs au monde dans ce domaine. Le revers de la médaille, c'est que ces talents exceptionnels quittent souvent leur pays pour aller ailleurs. Mon but consiste à les retenir ici. Ou à les inciter à revenir. Dans les deux cas, concevoir un écosystème complet était indispensable. Nous l'avons construit, en investissant massivement avec nos partenaires américains traditionnels, à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros. Nous ne l'avions encore jamais fait. Ces investissements ont été réalisés dans des startups lancées par des Français. Mais aussi dans celles fondées par des entrepreneurs internationaux, qui choisissent la France précisément grâce à cet environnement que nous avons mis en place. La French Tech parvient désormais à boucler des levées de fonds sur des niveaux de valorisations inédits. Restait une question : comment aller plus loin ?
La réponse réside-t-elle dans Kyutai, dont vous annoncez la naissance aujourd'hui ?
Ce laboratoire indépendant à but non-lucratif entièrement dédié à la recherche en intelligence artificielle, créé avec Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM [propriétaire de La Tribune] et Eric Schmidt, l'ex-patron de Google, a en effet l'ambition d'attirer les plus grands talents. Français, européens, et internationaux, dans les quatre ans à venir, notamment grâce à sa dotation initiale. Son nom signifie 'sphère' en japonais. Nous lançons cette initiative avec six chercheurs et trois sommités mondiales au sein du conseil scientifique.
Lesquelles ?
Yejin Choi, une scientifique sud-coréenne spécialisée dans le traitement du langage naturel et la vision artificielle, titulaire de la prestigieuse bourse MacArthur en 2022. Yann LeCun, un chercheur français, spécialiste de l'intelligence artificielle, de l'apprentissage automatique, ainsi que de la vision artificielle et robotique, co-lauréat du prix Turing en 2028. Il est l'un des pionniers de l'apprentissage profond. Et Bernard Schölkopf, un chercheur allemand mondialement connu pour ses travaux en apprentissage automatique, couronné par le prix Leibniz en 2018. L'objectif consiste à réunir des dizaines de chercheurs de tous profils, de l'étudiant à sa sortie d'école au grand spécialiste de son secteur. Kyutai leur donne les capacités de calcul nécessaires pour qu'ils mettent au point des systèmes d'IA poussés, avec nos spécificités européennes. Nos propres algorithmes.
Pourquoi opter pour une structure à but non-lucratif ?
Nous misons sur l'open source, pour que ce soit accessible à tous. Et fédérer la communauté des développeurs. La recherche menée ne portera pas uniquement sur le langage, mais aussi sur la vision ou le son. Tous les domaines qui peuvent être saisis par l'intelligence artificielle. Ce n'est qu'un début ! Nous voulons continuer à lever des fonds pour ce projet.
Comment réussir à être plus attractif dans la durée vis-à-vis des chercheurs ?
Entre autres par leurs rémunérations. Elles seront équivalentes à celles qu'ils percevraient hors de France, y compris aux États-Unis. Certains talents qui rejoignent Kyutai viennent des GAFAM. Ce choix repose également sur la liberté totale dont ils bénéficient ici : pas de hiérarchie semblable à celle en vigueur dans les grands groupes. Les géants de la Silicon Valley sont devenus des énormes structures. Leurs capacités d'innovation sont donc aujourd'hui plus contraintes qu'à l'époque de leur création.
Cela suffit-il pour se battre à armes égales avec ces géants ?
Quand on me demande comment rivaliser avec des entreprises qui disposent de trésoreries de plusieurs dizaines de milliards de dollars, je réponds que ces montants sont généralement investis pour de 'l'inférence'. Ce qui signifie faire tourner les modèles dans le cadre d'un usage pratique, non pour de la recherche. Or c'est la recherche qui fait rêver les chercheurs ! L'argent n'est pas l'unique moteur. Prenez l'exemple d'OpenAI, l'inventeur de ChatGPT : il a été créé avec une équipe réduite et quelques centaines de millions dollars de financement. Idem pour la startup française Mistral AI, lancée au printemps de cette année. Son modèle est déjà plus performant que son équivalent chez Meta, alors qu'ils ne sont qu'une dizaine de personnes dans un bureau. Dans certains domaines de l'IA, l'Europe se révèle meilleure que les Américains et les Chinois. En Allemagne, DeepL, spécialisée dans la traduction, a un niveau de performance bluffant. Essayez-la et comparez-la à Google Translate : vous comprendrez que ses résultats sont incroyables. Là encore, il s'agit d'une petite équipe. Mais DeepL n'en détient pas moins la deuxième puissance de calcul en Europe.
Kyutai pourrait-il connaître une évolution identique à celle d'OpenAI, pour se transformer ultérieurement en structure lucrative ?
En droit français, une telle mutation est impossible. À l'inverse des États-Unis, où ce statut n'est qu'une déclaration d'intention, modifiable ensuite. Il n'y a pas de finalité commerciale dans Kyutai, qui s'inscrit dans le même cadre que Station F ou l'École 42. Il répond à une volonté collective d'aider à l'émergence d'un secteur économique entier. Car nous pensons que ce dernier va aider à créer de la valeur pour le pays.
N'est-ce pas trop tard ? Les États-Unis n'ont-ils pas pris une avance déterminante dans l'IA ?
Je ne crois pas. Ma conviction est qu'on n'entreprend rien sans optimisme. Et un peu de naïveté. Comme je l'ai toujours fait. En ce qui me concerne, j'ai fait ma carrière sur le pessimisme des autres. Rien n'est jamais joué. Nous nous mobilisons en Europe avec effectivement un peu de retard face aux États-Unis ou à la Chine. Mais il ne s'agit que de quelques mois, pas davantage. Ce retard est tout à fait rattrapable. Je pense que la France à elle seule peut se hisser parmi les leaders mondiaux de l'IA.
Vous avez convaincu Jensen Huang, l'emblématique dirigeant de NVIDIA, de prendre la parole lors de votre conférence AI Pulse à Station F. Pourquoi ?
Je pense que Jensen Huang a un intérêt commercial et pragmatique dans son aide au développement d'un écosystème en Europe. NVIDIA ne souhaite probablement pas être dépendant d'un seul pays et de deux ou trois grands groupes américains. C'est pour cette raison qu'il nous a fourni en septembre des processeurs très recherchés pour équiper le nouveau supercalculateur de Scaleway. Si nous parvenons à faire fleurir l'écosystème français et européen dans l'intelligence artificielle, c'est tout à fait dans leur intérêt.
OpenAI a reçu plus de dix milliards de dollars de financement de Microsoft. En Allemagne, Aleph Alpha a récemment levé 500 millions d'euros. L'écosystème français peut-il mobiliser des montants comparables ?
Tous les investisseurs, y compris américains, misent sur les entrepreneurs capables de créer les meilleurs modèles. Quels que soient leurs passeports ou leurs pays de résidence. Si nous parvenons à retenir nos talents, je ne doute pas que des startups françaises dans l'intelligence artificielle puissent lever plus de 500 millions d'euros. Ou même plus d'un milliard d'euros. Dans ce domaine, seule la phase de recherche est consommatrice de ressources, de surcroît sans assurances sur les retombées économiques. Une fois que les systèmes d'IA fonctionnent, lever des fonds n'est plus un problème.
« L'intelligence artificielle génèrera dans deux ou trois ans plusieurs dizaines de milliards de dollars de chiffre d'affaires au niveau mondial »
Alors que les valorisations des entreprises de la tech plongent, l'IA fait exception. Ne craignez-vous pas de participer à une bulle ?
Si cette éventuelle bulle permet de sur-financer des projets en Europe, cela me convient très bien... L'intelligence artificielle génèrera dans deux ou trois ans plusieurs dizaines de milliards de dollars de chiffre d'affaires au niveau mondial. C'est une activité significative. Les places se prennent dès maintenant. Il faut être le meilleur aujourd'hui pour créer sa marque et conquérir des parts de marché. Ce qui nécessite des capitaux importants. Le marché de la traduction est mondial : investir quelques dizaines de millions dans une startup spécialisée dans cette activité n'est pas incongru.
L'IA générative, qui offre autant de gains de productivité, pourrait-elle supprimer de multiples emplois ?
Je suis optimiste, à nouveau. L'IA crée de la valeur. Et des besoins nouveaux. Et donc de nouveaux emplois. Pour la première fois, une innovation technologique détruit davantage d'emplois qualifiés que non qualifiés. Cette révolution ne concerne pas les plus précaires. Quoiqu'il arrive, l'IA fera partie de nos vies. Mieux vaut saisir cette opportunité pour créer des emplois ici, plutôt qu'ailleurs.
L'intelligence artificielle fait l'objet de régulations. Comment doit-on l'aborder en Europe ?
Les Américains se saisissent du sujet, mais pour mettre en place une régulation qui empêchera l'émergence de nouveaux acteurs. Pour verrouiller l'innovation, de façon à protéger leurs champions, déjà très puissants. Les verrous réglementaires installés ne pénaliseront que les petits. Les géants du numérique, dont Google, Microsoft, Amazon ou Meta auront les moyens humains et financiers pour se conformer à toutes les règles. En Europe, nous n'avons pas encore de géants. J'ai envie de dire aux régulateurs : laissez-nous quelques mois pour rattraper notre retard et innover. Avant de réguler. L'Europe doit être un espace de liberté, pour l'instant.
ChatGPT a attiré l'attention sur l'IA générative. Quand vous y êtes-vous intéressé ?
Nous investissons dans l'intelligence artificielle depuis longtemps. Davantage depuis la pandémie. Cela ne nous a pas empêchés d'être surpris par ChatGPT. Un produit grand public, gratuit, qui permet de comprendre immédiatement l'impact de l'IA. Le phénomène est devenu immédiatement perceptible : tout change et tout changera. Si vous m'aviez demandé deux semaines plus tôt si un produit tel que ChatGPT pouvait sortir deux semaines plus tard, je vous aurais répondu par la négative.
Si tout fonctionne bien, où voyez-vous l'écosystème de l'IA générative français dans cinq ans ?
Il faut être ambitieux et se lancer dans la bataille pour être les premiers. Ce qui donnera parallèlement un nouvel élan à la French Tech. Cette révolution est tellement immense qu'elle engendre énormément d'opportunités. Produire un modèle de langage, c'est sympathique, mais il y a beaucoup d'autres choses qu'on peut faire sur la voix, l'image, la vidéo... C'est sans limite, c'est vertigineux, cela touche tous les sujets et tous les secteurs. Cette vague de l'IA n'est plus cantonnée à la recherche fondamentale. Elle entraînera des créations fantastiques.
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