Comment la chute de Nokia s'est transformée en "bénédiction" pour la Finlande

REPORTAGE. Après la crise de l'activité téléphonie mobile de Nokia, en 2013, la ville d'Oulu, en Finlande, s'est relevée grâce à un écosystème local favorisant l'innovation et l'éclosion de startups.
Lors du Polar Bear Pitching organisé à Oulu en mars dernier, 13 startuppers immergés dans une eau glacée ont eu quelques minutes pour défendre leur projet et tenter de remporter 10.000 euros.
Lors du Polar Bear Pitching organisé à Oulu en mars dernier, 13 startuppers immergés dans une eau glacée ont eu quelques minutes pour défendre leur projet et tenter de remporter 10.000 euros. (Crédits : O.M.)

« Nous avons acquis des licences, et puis... mon Dieu, que c'est froid ! » Akseli Jylhä-Ollila, président de Rat Crew Studios, grimace et suffoque dans l'eau glacée. Comme onze autres porteurs de projets, il participe au Polar Bear Pitching, un concours de startups qui a la particularité d'être organisé dans un trou découpé dans la glace. La compétition se déroule mi-mars à Oulu, cinquième ville de Finlande (200.000 habitants) au bord de la mer Baltique, à deux heures de route du cercle polaire arctique.

Installés confortablement sur des peaux de rennes, les investisseurs désignent le vainqueur qui repart avec un chèque de 10.000 euros. Pour cette cinquième édition du Polar Bear Pitching, les Norvégiens de Bookis l'ont emporté grâce à leur projet de plateforme de vente en ligne de livres neufs ou d'occasion. Leur bain glacé a duré deux minutes, par une température extérieure de moins 10 degrés.

Mia Kemppaala, enseignante à l'université d'Oulu, est l'initiatrice de cette idée folle du Polar Bear Pitching. Elle s'explique :

« Nous ne sommes ni à Londres ni dans la Silicon Valley. Notre ville est entourée de forêts, il neige cinq mois par an. Quand Nokia a arrêté son activité de téléphones portables en 2013, il y a eu 3.500 licenciements. Cette chute aurait pu nous plonger dans une crise terrible. Mais en réalité, c'est la meilleure chose qui nous soit jamais arrivée. »

Le géant finlandais des équipements télécoms avait établi à Oulu les activités de recherche et développement de sa branche mobiles. Des milliers d'ingénieurs et de jeunes diplômés se sont retrouvés au chômage. « Personne, en Finlande, n'imaginait que nous puissions nous en remettre », se souvient Mia Kemppaala.

Transformer un territoire meurtri

« En cinq ans, nous avons réussi à créer plus d'emplois dans la high-tech que Nokia n'en a détruit », calcule pourtant Juha Ala-Mursula, directeur général de BusinessOulu, l'agence locale de développement économique. Pour expliquer l'esprit de son festival de startups à l'humour si particulier, Mia Kemppaala fait référence au « sisu », un mot finnois qui évoque le courage et la persévérance. « Il s'agissait avant tout de lancer de nouvelles activités, de transformer un territoire meurtri en territoire d'innovation », précise-t-elle.

Toutes les ressources locales ont été mobilisées : Nokia a prêté des locaux et du matériel à des startuppers qui souhaitaient tester l'électronique de leurs composants. L'université d'Oulu a dégagé des espaces, organisé des workshops, invité des investisseurs. Deux secteurs ont rapidement émergé : l'Internet des objets (IoT) et la médecine connectée. Cinq ans plus tard, Oulu compte 600 entreprises dans les sciences de la vie, une spécialité qui totalise 4.800 emplois début 2019. Oura Health (50 salariés) est l'une de ces entreprises.

Fondée dès 2013, elle commercialise une bague connectée qui permet de déterminer la qualité du sommeil. Mise en orbite par une campagne de crowdfunding, cette jeune société a réalisé 10 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2018 et connaît déjà sa première crise de croissance. « Nous avons vendu 50.000 bagues. Nous peinons à livrer nos clients parce que nos fournisseurs ont du mal à suivre la cadence », reconnaît Marjo Piirto, directrice du marketing d'Oura Health. Haltian, une autre startup, a été créée à la même époque par d'anciens ingénieurs de Nokia.

Son positionnement est différent : elle réalise la recherche et le développement sous contrat sur des produits connectés, et mise sur une spécialité dans l'air du temps : le smart building. « La technologie, c'est notre sixième sens à Oulu », s'amuse Ville Ylläsjärvi, son fondateur. Tactotek, fondée par d'autres anciens de Nokia, compte 100 salariés spécialisés dans la préparation de l'industrialisation de circuits électroniques imprimés sur des pièces en plastique. Elle a levé 40 millions d'euros de capitaux pour financer son développement, et espère devenir rentable d'ici deux ans.

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Antti Keränen, ancien de Nokia, a cofondé Tactotek

[Antti Keränen, ancien de Nokia, a cofondé Tactotek, spécialisée dans l'électronique. Crédits : O.M.

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Des pitchs et des concours... extrêmes

L'université continue d'accompagner le mouvement, en soutenant ses chercheurs quand ils souhaitent valoriser leurs travaux. Un espace leur est dédié au sein du campus : la « Business Kitchen », où des investisseurs sont conviés régulièrement pour écouter les pitches d'ingénieurs ou de doctorants qui se lancent dans le business. « Plus de 100 startups ont été fondées par ce biais, pour un total de 700 employés », indique Pekka Räsänen, chargée du transfert de technologie à l'université d'Oulu. Avec 25.000 étudiants et une dizaine de spécialités dont la médecine, la chimie, l'informatique et les télécoms, celle-ci semble surdimensionnée de prime abord.

« Nous sommes une petite ville, mais la population est jeune et a crû de 15 % sur la décennie passée ; 35% de nos habitants sont diplômés de l'enseignement supérieur », corrige Juha Ala-Mursula.

Le Français Jérôme Thévenot, post-doctorant à l'université d'Oulu, a participé à la « Business Kitchen » pour tenter de lever 1 million d'euros et financer sa jeune entreprise, Maknee, spécialisée dans le diagnostic des traumatismes du genou.

Ce pitch universitaire présente un style plus conventionnel que l'événement qui se déroule plus loin dans l'eau glacée. Ici, les investisseurs sont essentiellement des fonds locaux, venus de la capitale, Helsinki. Une délégation chinoise prête pourtant une oreille attentive aux propos des chercheurs, avant d'accéder au podium pour vanter les mérites de son propre système d'incubation à Hangzhou. « Ces Chinois arrivent en business class et ils veulent tout acheter », grogne Harry Santamäki, patron du fonds d'investissement finlandais Sand Hill.

Selon les termes de l'accord stratégique conclu entre la compagnie aérienne Finnair et China Southern, première compagnie chinoise, les gros porteurs en provenance de Guangzhou pourront effectivement se poser, dès cet été, onze fois par semaine à Helsinki. Mais rien ne corrobore l'arrivée massive d'investisseurs chinois. « Nos investisseurs locaux sont aussi américains », rappelle Marjo Piirto, qui cite Michael Dell, fondateur éponyme de l'entreprise texane d'informatique, et l'entrepreneur taïwano-américain Steve Chen, cofondateur de Youtube, parmi les actionnaires d'Oura Health.

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Oulu, jeu vidéo, drones

[Le secteur des jeux vidéo, émergent à Oulu, a organisé ses premiers championnats de drones. Crédits : O.M.]

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L'industrie du jeu vidéo émerge à Oulu

Malgré un chômage structurel persistant à 10,7% début 2019 (contre 17% en 2015), la ville d'Oulu affiche des statistiques économiques encourageantes et revendique le leadership national dans les investissements dans la recherche et le développement. L'écosystème des jeunes entreprises des sciences de la vie réalise 500 millions d'euros de chiffre d'affaires cumulé. Les technologies de l'information, ex-fleuron local, s'affichent à un niveau élevé avec 5 milliards d'euros versés au PIB.

Un tout nouveau secteur, l'industrie des jeux vidéo, émerge avec 250 millions d'euros de chiffre d'affaires. Vingt mille salariés travaillent aujourd'hui dans des secteurs de pointe. « Ce nouvel écosystème, c'est notre fierté », claironne Kyösti Oikarinen, directeur général des services de la mairie d'Oulu. Tant pis si la renaissance miraculeuse de l'économie locale n'a pas été le fait des seuls acteurs locaux. Déjà, en 1886, quand le bâtiment néorenaissance de la mairie fut érigé, les constructeurs étaient russes, l'ingénierie britannique, les peintres autrichiens.

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3 QUESTIONS A

JUHA ALA-MURSULA, directeur de l'agence de développement économique Businessoulu

"L'activité économique locale se caractérise par une industrie assez diversifiée"

LA TRIBUNE - Quelle a été l'ampleur de la crise après les 3.500 licenciements chez Nokia ?

JUHA ALA-MURSULA - Nokia a commis d'énormes erreurs de management qui ont abouti à l'effondrement de son activité dans les téléphones mobiles. Quand ils sont partis, leurs sous-traitants ont souffert aussi. Trois mille emplois induits ont été perdus. L'activité économique locale se caractérise, heureusement, par une industrie assez diversifiée. Nous exploitons la forêt et des dérivés du bois. Il y a 8.000 emplois dans la chimie, des activités émergentes dans les cleantechs.

Oulu apparaît toujours comme une ville de taille modeste. Quels sont vos points faibles ?

Le problème numéro un, c'est le chômage. Nous ne passons pas sous la barre des 10%. Mais le chômage de longue durée n'excède pas 4%. Beaucoup de jeunes diplômés s'inscrivent au chômage, mais réussissent à s'insérer rapidement dans l'économie. À 600 kilomètres au nord de la capitale nationale Helsinki, Oulu est la capitale du nord de la Scandinavie.

L'économiste autrichien Joseph Schumpeter a théorisé le processus de la destruction créatrice. Est-ce que vous avez observé cela à Oulu ?

Oui. Après la chute de Nokia, les créateurs ont eu des idées, les investisseurs les ont accompagnés, et l'économie est passée dans le cycle suivant. Les compétences sont restées, les cycles se perpétuent. Nous devons prospecter beaucoup, collectivement, à l'international. Oulu dispose de réserves foncières immenses. Une délégation locale s'est rendue cette année au Mipim, à Cannes, pour vanter nos atouts et attirer d'autres investisseurs.

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LIRE SUITE REPORTAGE 2/2 : "Quand Nokia accélère sur la 5G, la 6G mobilise déjà les chercheurs d'Oulu"

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Commentaires 2
à écrit le 28/03/2019 à 15:22
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Et comment la chute d'Alcatel -Lucent (avec tous ses brevets) s'est transformée en "bénédiction" pour Nokia qui a obtenu cet ex fleuron français pour des cacahuètes.

à écrit le 26/03/2019 à 9:14
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Plus on est gros et moins on est souple, l'impasse générale générée par la financiarisation de l'économie nous le hurle de plus en plus fort tous les jours.

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