Vous avez dit transhumanisme ?

Le mot transhumanisme fait peur. L’idée de l’homme augmenté également. Et pourtant, les technologies influent concrètement sur nos vies et sur notre santé. Enquête. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°7 Décembre 2021)
(Crédits : Istock)

« Les choses changent. Mais si vite... Est-ce que les habitudes des hommes pourront suivre ? », s'interrogeait et s'amusait le biochimiste et écrivain de science-fiction, Isaac Asimov. Quand il écrit cela, dans les années 1970, Asimov pressent quelque chose. En écrivain aguerri qui grâce à sa sensibilité aux mouvements du monde anticipe les soubresauts. Il pressent que l'homme va vouloir devenir Homo Deus ainsi que le décrit Yuval Noah Harari dans son livre homonyme. Il anticipe le fait que l'homme, se voulant l'égal de Dieu pour aller aussi vite que le changement, va accepter de muter. De s'augmenter. Pour Harari, cette nouvelle possibilité humaine interpelle. Elle doit même être regardée avec une grande prudence et circonspection.

« Quand nous serons parvenus à connecter cerveaux et ordinateurs, n'emploierons-nous cette technique que pour soigner la schizophrénie ? Si quelqu'un a la naïveté d'y croire, sans doute en connaît-il un rayon sur les cerveaux et les ordinateurs, mais beaucoup moins sur la psyché et la société humaines. Sitôt qu'a été opérée une percée capitale, il est impossible de la cantonner à la guérison, et d'interdire formellement qu'elle soit employée pour l'amélioration », écrit le philosophe.

Quelques pages plus loin, il enfonce le clou : « En vérité le techno-humanisme pourrait finir par réduire les êtres humains. Le système peut préférer des humains déclassés, non pas parce qu'ils posséderaient des dons surhumains, mais parce qu'ils seraient dépourvus de certaines qualités humaines réellement perturbantes qui gênent le système et le ralentissent ». Difficile de faire plus clair dans une forme d'hostilité à ce qu'il convient d'appeler le transhumanisme, ou la science de l'homme augmenté. Et Harari d'alerter toujours plus : « La seconde révolution cognitive, dont rêvent les techno-humanistes, pourrait avoir le même effet sur nous, produisant des rouages humains qui communiquent et traitent les données bien plus efficacement que jamais, mais sont à peine capables d'attention, de rêves ou de doutes. Des millions d'années durant, nous avons été des chimpanzés augmentés. À l'avenir, nous pourrions être des fourmis surdimensionnées. »

D'un certain point de vue, il est difficile de lui donner tort. Derrière la montée en puissance de cette volonté transhumaniste : une vision du monde. Celle des entreprises de la Silicon Valley et de la Chine qui se battent déjà pour breveter et tester les technologies qui demain pourront faire de nous des hommes « + » si l'on reprend la terminologie transhumaniste. La démarche transhumaniste s'inscrit dans les pas de la futurologie qui vise à anticiper l'avenir à partir des données passées ou présentes. Néologisme pour signifier « humain transitoire », le transhumanisme est certain de l'avènement d'un être humain hybride doté de caractéristiques technologiques dont l'Homo sapiens en sa forme biologique actuelle est totalement dépourvu. À partir de la loi de Moore qui théorise un doublement de la puissance de calcul des ordinateurs tous les 18 mois, l'écrivain et mathématicien Vernor Vinge a prévu « la singularité technologique », idée phare du courant transhumaniste, selon laquelle l'évolution du progrès informatique atteindra un niveau que l'intelligence humaine ne sera plus à même ni de comprendre, ni de maîtriser. À ce rythme, la conjecture de Vinge considère que 2045 devrait être le moment où une intelligence artificielle (IA) fera alors son apparition.

Un milliard de fois supérieure à la somme de tous les cerveaux humains, l'Homme n'aurait alors d'autre choix que d'interfacer son cortex avec cette dernière, au risque sans ça d'être totalement supplanté et asservi par sa puissance intellectuelle. Ce pari fou est bel et bien celui de l'organisation transhumaniste et, plus précisément, de son principal bras armé économique : Google.

Leader du marché avec plus de 66 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel, Google se veut le fer de lance de la révolution Big Data. Capable de répondre aux requêtes des internautes à la vitesse de l'éclair, sur fonds de publicité en ligne ciblée, le célèbre moteur de recherche a vocation pour ses fondateurs à devenir une intelligence artificielle en décuplant sa puissance algorithmique qui traite déjà 24 milliards d'octets de données par jour.

Raison et tempérance

Des perspectives qui peuvent effrayer, qui peuvent glacer le sang, qui peuvent tout simplement modifier, en profondeur, l'humanité. Et pourtant une autre façon d'envisager cette perspective est possible. Une façon qui fait la part belle à la raison et à la tempérance. Qui laisse place à l'idée selon laquelle l'intelligence humaine et la capacité à inventer en progressant pourront permettre d'accueillir une technologie nouvelle pour la mettre au service de l'Homme et non pour l'asservir. C'est d'ailleurs toute la question posée par l'émergence des intelligences artificielles. Seront-elles au service de l'humanité ou, au contraire, feront-elles basculer dans un autre monde ?

« Il faut cesser de vivre dans la peur », juge l'économiste Nicolas Bouzou (voir son interview croisée avec Laurent Alexandre page 74).

« Pour le moment les intelligences artificielles et les intelligences humaines sont très complémentaires. L'IA est très forte pour répondre à une problématique précise sur le schéma : un problème, une réponse. L'humain est, lui, très fort pour résoudre des problèmes qui arrivent de façon aléatoire. Pour moi, cela signifie que l'IA est forte sur les tâches spécialisées, quand l'homme est doué pour les tâches généralistes. Si l'on réfléchit à la façon de faire évoluer l'éducation pour mieux intégrer les jeunes dans cette économie de la troisième révolution industrielle, il faut leur apprendre des métiers, mais en même temps et, surtout, leur donner une formation généraliste », détaille encore Bouzou.

Comme pour appeler à une forme de modération dans la peur. Comme pour rappeler à quel point l'idéal de progrès est contenu dans la possibilité d'émergence des intelligences artificielles. Une posture que partage le docteur Laurent Alexandre : « Dans le monde à venir, la place de l'intelligence humaine est colossale. Contrairement à ce que l'on croit ».

Et de préciser : « Plus il y a d'intelligence artificielle, plus il y a besoin d'intelligence humaine. Ensuite se pose un problème : quel type d'intelligence humaine ? Globalement, c'est plutôt une intelligence humaine sophistiquée qui sera complémentaire de l'intelligence artificielle. L'intelligence humaine moins sophistiquée aura moins de place. »

Bémol qu'il faut toutefois garder à l'esprit pour inventer le monde de demain et le rapport avec les intelligences artificielles. Laurent Alexandre : « Nous sommes aujourd'hui dans cette crise cognitive où l'on voit bien qu'à l'échelle mondiale les gens les plus malins, les plus intelligents, les plus innovants gagnent de plus en plus, tandis que les autres qui ont moins de facilités sur le plan cognitif voient leurs revenus baisser. Cela est aussi à l'origine des crises que l'on connaît et que l'on connaîtra dans l'avenir. L'enjeu est de diminuer les inégalités cognitives afin de créer des égaux devant les intelligences artificielles et devant la complexité du monde. À titre individuel, les moins innovants ont du mal à se mouvoir, et à comprendre la complexité du monde et donc à le rejeter d'un bloc. »

L'intelligence artificielle au service de l'humain

Reste qu'une fois les limites et les réserves prises en compte, l'intelligence artificielle adaptée à la médecine, mais pas seulement, est une source immense de progrès et de réalisations importantes. Après une tentative de suicide, Priscille Deborah se réveille triple amputée. Quinze ans plus tard, elle marche et peint (voir son portrait page 80). Cela grâce à une prothèse bionique coordonnée par une intelligence artificielle. Concrètement, la prouesse technologique a été faite en connectant la prothèse aux nerfs de Priscille Deborah. « Au début, j'étais obligée de penser l'acte avant de faire le mouvement. Maintenant, c'est assez immédiat. Par contre, ça reste bien une prothèse car il n'y a que six mouvements de base », racontait-elle sur Europe 1 en avril 2021 alors qu'elle partageait les étapes de son parcours qu'elle narre dans un livre Une vie à inventer, paru chez Albin Michel. Au-delà de cet exemple, la place de l'intelligence artificielle dans la façon d'envisager la médecine devient de plus en plus centrale et allège la tâche des médecins. Ainsi, par exemple, l'alliance d'une start-up israélienne et du savoir-faire IBM a permis l'émergence d'une IA qui vient compléter et assister les scientifiques dans les détections des cancers du sein. Dans une expérience réalisée fin 2019 rapportée dans la revue Radiology, le rôle de l'IA dans la prévention est très important. « Le logiciel parvient à prévoir la présence d'une tumeur un an avant une confirmation par biopsie (prélèvement de tissus). Il identifie correctement le développement d'un cancer du sein dans 87 % des cas, et parvient à écarter les cas non cancéreux avec un taux de 77,3 % », apprend-on dans l'étude. Et le document de préciser que les erreurs commises par la machine démontrent que l'IA est actuellement « incapable » de se passer de la supervision du médecin. Cela vient confirmer l'intuition partagée de Laurent Alexandre et Nicolas Bouzou selon laquelle, non seulement, l'intelligence humaine heuristique est d'une très grande précision et capable de s'adapter à toutes les situations tandis que l'IA est finalement assez binaire, même avec une forme d'apprentissage profond. Comme si, finalement, l'intégration de l'IA dans la médecine était venue confirmer l'importance de l'humain et de la collaboration entre les deux. « Pour le moment, rien ne laisse penser qu'une IA dite forte, c'est-à-dire dotée d'un agenda propre et d'une sensibilité, puisse émerger. Aussi, il serait complètement contre-productif de ne pas se lancer dans ces technologies. Ne pas y aller ne fera qu'accentuer le retard européen sur les États-Unis et sur la Chine pour un risque infinitésimal », analyse Laurent Alexandre.

Au-delà des prouesses dans le traitement du cancer ou des maladies graves, l'intégration de l'intelligence artificielle dans les objets du quotidien peut aussi modifier en profondeur le rapport aux soins et à la maladie en général. C'est du moins, le pari fait par Thomas Serval, fondateur de Baracoda, qui prône une technologie au service de la santé au quotidien. En inventant des objets dotés d'une intelligence artificielle, Baracoda mise sur l'avènement d'une médecine moins tournée vers le curatif, pour une médecine préventive. Ainsi, Baracoda imagine des brosses à dents connectées (la société a élaboré la fameuse brosse à dents Kolibree commercialisée notamment dans les Apple Store), mais aussi des miroirs qui, placés dans la salle de bains, deviennent des outils qui analysent notamment la peau et permettent de détecter plus rapidement les maladies. Baracoda imagine aussi, par exemple, des balances connectées qui au-delà de la façon de mesurer le poids des individus étudient la posture et permet de détecter d'éventuels dysfonctionnements de la santé globale. « Nous travaillons dans deux directions. D'abord celle de l'avènement d'une médecine longitudinale qui, grâce à l'IA, sera favorisée. Avec cette capacité de détection plus rapide, le système de soins sera plus serein. La seconde direction est celle de l'usage des IA pour améliorer nos habitudes quotidiennes. C'est aussi comme cela que nous pourrons mieux prévenir les différentes maladies », détaille l'inventeur Thomas Serval.

Entre l'utilisation pour les diagnostics des maladies graves, mais aussi dans les usages quotidiens pour favoriser une meilleure prévention, les IA ne viennent donc pas augmenter l'homme mais plutôt lui permettre d'utiliser son intelligence à bon escient pour mieux vivre. Difficile de ne pas adhérer à ce champ des possibles qui s'ouvre. Difficile de rejeter ces différents progrès. « Si grâce à la médecine prédictive et à l'intelligence artificielle, on me permet d'éviter les souffrances d'un cancer fulgurant, pourquoi le refuser ? Pourquoi s'inscrire dans une logique antimoderne où des questions philosophiques intéressantes (gestion des données, confiance dans les opérateurs, etc.) amènent toujours vers les mauvaises réponses ? » questionne Nicolas Bouzou. Interrogation passionnante qui au-delà de la dimension visant à faire peur d'une IA qui deviendrait humaine souligne aussi tous les enjeux actuels du numérique et plus largement de la mise en place d'intelligences artificielles dans le cadre de la santé. L'enjeu est bel et bien là. Comment garantir une gestion citoyenne ou du moins raisonnée et non soumise à la seule logique économique de l'ensemble des données collectées via les intelligences artificielles en vue de la santé. Dans La cybersécurité, face au défi de la confiance, paru en 2018 chez Odile Jacob, dans lequel au-delà de la question des risques cyber il interroge notre rapport au progrès, au risque et donc à la confiance, Philippe Trouchaud, associé chez PWC, écrit : « La e-santé est le secteur le plus innovant mais les technologies ont été adoptées par seulement 17 % des Français. Ce n'est pas le tout d'avoir la plus belle et la plus performante des technologies, il faut aussi savoir démontrer comment elle améliore concrètement la vie des gens et surtout comment ces derniers peuvent avoir confiance dans les mécanismes qui la font fonctionner. » Des mots qui résonnent avec la peur qui paraît irrationnelle que l'on entend poindre dès qu'il est question d'homme augmenté, de transhumanisme ou même plus globalement de vaccination. Comme si les effets concrets du progrès n'étaient plus perceptibles. Peut-être est-il temps de repartir à l'assaut. À la fois de la R&D la plus pointue, de la force de conviction et de communication qui permettront de faire prendre à nouveau conscience de la possibilité d'une île. Celle d'une science au service concret de l'homme. Un rêve prométhéen, en somme.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°7 - DOIT-ON CROIRE AU PROGRES? Décembre 2021 - Découvrez sa version papier disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

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Commentaires 2
à écrit le 09/02/2022 à 16:36
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Le transhumanisme, c'est le futur. Un futur à marché forcée selon certains mais le seul envisageable. L'éthique, les dogmes et autres freins aux progrès ne sont en définitive que temporaires. Le génie humain, que ce soit par la génétique ou la bio-di...

à écrit le 06/02/2022 à 10:50
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C'est quoi ces avalanches de messes et inquisitions sur le progrès les gars ? Pas très progressiste comme façon de faire hein...

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