Est-ce le retour de la stratégie du grand champion français du nucléaire ? Alors que le débat monte en France et en Europe sur le rôle de cette énergie dans un monde décarboné, l'électricien national EDF s'apprête, selon nos informations, à racheter les activités nucléaires de General Electric, regroupées dans la filiale GE Steam Power sur plusieurs sites industriels emblématiques à Belfort. Interrogé par La Tribune, EDF n'a fait aucun commentaire.
Les célèbres turbines vapeur Arabelle, qui équipent les EPR, redeviendraient 100 % françaises ? Cela fait un peu plus d'un an que le groupe américain, empêtré dans de nombreuses difficultés financières, a fait savoir son intention de vendre plusieurs de ses actifs. L'opération de rachat de GE Steam Power lancée par EDF serait « imminente », selon une source proche du dossier.
EDF renâclait, mais l'Elysée poussait
C'est une surprise, car l'année dernière, EDF était loin d'être favorable à une telle opération de reprise. Jean Bernard Lévy, le PDG de l'électricien n'avait pas caché son scepticisme quant à l'utilité pour son groupe public de racheter ce joyau industriel. « En turbine, je peux me fournir en Chine », avait-il glissé à l'un de ses interlocuteurs à l'automne dernier.
À l'origine, l'idée que la France reprenne les activités nucléaires de GE avait été portée depuis plus d'un an par Frédéric Pierucci, cet ex haut cadre d'Alstom qui s'était retrouvé emprisonné par la justice américaine, alors que son groupe était déstabilisé jusqu'à voir sa branche énergie rachetée par... GE. Quelle ironie ! L'une des activités les plus stratégiques de l'ancien Alstom (pour nos centrales nucléaires comme pour nos sous-marins nucléaires), passée chez les Américains, va donc redevenir française, après sept ans passée sous la coupe de l'Oncle Sam. Tout ça pour ça.
C'est qu'à l'origine, General Electric n'était pas du tout intéressé par ces turbines vapeur, seules les turbines à gaz faisaient partie de son objectif initial, et ce, pour contrer Siemens notamment dans le secteur. À l'époque, c'est à la faveur des négociations que les vendeurs avaient décidé de vendre l'ensemble des activités énergie d'Alstom à GE, suscitant le scandale. « L'Affaire Alstom » était née. Alors, quand Pierucci a pris son bâton de pèlerin pour convaincre investisseurs français et pouvoirs publics du bien-fondé d'une telle reprise, l'exécutif a fini par s'y intéresser sérieusement. Au point de dicter la marche à suivre. Exit donc la proposition de Pierucci d'un consortium 100 % français : « Ils n'ont pas voulu étudier d'autres propositions alternatives, en plus de celle de Pierucci, il y en avait pourtant », déplore un acteur du dossier.
Finalement, le gouvernement a « désigné » EDF l'électricien pour faire une offre de reprise à GE. Et Jean-Bernard Lévy a donc fini par répondre présent. Le périmètre cible proposé pour cette reprise correspond aux activités de GE Steam Power (dont la société GEAST). Ce périmètre exclurait donc les activités GE Grid et GE Hydro, laissant encore le site principal industriel à Belfort en pleine incertitude. Malgré la reprise des turbines vapeur, les syndicats craignent la fermeture par GE des autres activités sur place.
EDF, un exploitant ou un industriel ?
Cette opération soudaine pose d'autres questions. Historiquement, EDF est d'abord un exploitant. L'électricien n'est pas un industriel, et n'a pas forcément vocation à devenir le leader industriel de la filière nucléaire française. Avec le démantèlement d'Areva en 2016, le positionnement d'EDF avait pourtant déjà évolué avec le rachat de Framatome (ex Areva NP). Dès 2015, l'État demande d'ailleurs à EDF de prendre la tête de la filière nucléaire française en s'appuyant sur le GIFEN. Mais une tête de pont commerciale ne signifiait pas forcément une intégration industrielle totale.
D'autant qu'EDF, comme exploitant, accumule déjà les difficultés industrielles et financières. Sous quasi tutelle de l'État actionnaire, le groupe fait face à des défis considérables : grand carénage du parc existant (avec le démarrage des visites décennales du palier 900 MW, ce qui en fait le plus gros programme industriel depuis la création du parc), finalisation et mise en route de l'EPR de Flamanville, continuation de son projet britannique Hinkley Point, sans compter le coût du démantèlement dans les années à venir, ainsi que la question de la réorganisation de l'entreprise alors que le projet Hercule, porté à l'origine par l'Elysée, est aujourd'hui au point mort.
A ces défis nationaux s'ajoutent le développement mondial de l'énergie et notamment du nucléaire, avec l'ouverture à des marchés prometteurs et croissants pour différentes technologies, et pas uniquement l'EPR : Chine, Russie, et plus largement Asie et Pays de l'Est notamment. « Pour GE Steam Power Belfort, cette opportunité lui impose de pouvoir contracter librement avec un grand nombre d'opérateurs de production d'électricité et d'intervenir comme fournisseur de groupes turbo alternateurs pour des acteurs autres qu'EDF », remarque un expert du secteur.
Avant la présidentielle, un dossier très politique
C'est sans compter l'aspect excessivement politique de dossier à quelques mois de la présidentielle. Alors qu'Emmanuel Macron et son gouvernement ne cesse d'évoquer, depuis le début de la pandémie, la nécessité de retrouver une « souveraineté économique », ce dossier s'est très vite retrouvé sur le bureau d'Alexis Kohler, le puissant secrétaire général de l'Elysée.
Le président sait que cette filière industrielle est devenue un symbole. Lors du rachat d'Alstom Energie par General Electric, les partisans de l'industrie française avaient dénoncé un fiasco et même un complot contre les intérêts nationaux. Après les récriminations d'Arnaud Montebourg contre Patrick Kron, une commission d'enquête avait été montée à l'Assemblée nationale par le député LR Olivier Marleix. Le rôle d'Emmanuel Macron, comme secrétaire général adjoint à l'Elysée et ancien banquier d'affaires chez Rothschild, avait été pointé par la presse. Ministre de l'Économie, il s'était retrouvé sur le banc des accusés, coupable aux yeux de beaucoup de ne pas accorder un grand intérêt aux considérations industrielles.
Aujourd'hui, Emmanuel Macron compte donc bien profiter de cette reprise de GE Steam Power par EDF pour redéfinir son image publique dans le domaine. D'autant qu'à Belfort, l'inquiétude est grande. En décembre 2020, la direction de General Electric a annoncé un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) supprimant 238 postes sur près de 1800 chez GE Steam Power, et dont 200 sur son site belfortin. Les élus locaux étaient alors montés au créneau pour défendre les salariés, notamment la présidente socialiste de région.
La coloration politique du dossier est renforcée par les acteurs en présence. En plus d'Alexis Kohler qui a suivi le dossier à l'Elysée, le préfet de Belfort n'est autre que Jean Marie Girier, l'ancien chef de cabinet de Gérard Collomb devenu homme de confiance d'Emmanuel Macron au cours de la campagne présidentielle. Le patron de GE France est également Hugh Bailey, qui fut conseiller du ministre Macron à Bercy. Quant au DG de GE Renewable Energy, qui regroupe les activités GE Grid et GE Hydro, c'est Jérôme Pécresse, le mari de Valérie Pécresse, candidate à la présidentielle.
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