L'œil inquiétant de "Big Browser"

Par Mathieu Laine, essayiste, maître de conférences à Sciences po (vient de publier "Post-politique", Editions J.-C. Lattès).
Mathieu Laine, essayiste, maître de conférences à Sciences po

Chaque jour passant, Google apparaît comme le nouveau panoptique. Le mythe de la surveillance totale, redécouvert par Michel Foucault dans les années 70 et puisant toute sa puissance dans la pensée utilitariste de Jeremy Bentham, pourrait pleinement renaître dans les atteintes répétées du géant américain aux valeurs fondamentales de préservation de l'intimité. Le plus célèbre moteur de recherche utilise en effet en permanence les données tapées, dans le secret de nos chambres et bureaux, sur notre ordinateur pour nourrir des revenus publicitaires ayant rapporté à la firme, en 2007, plus de 40 milliards de dollars.

Cherchant, par tous les moyens, à en savoir toujours plus sur nous, la plupart de ses outils font office de mini-caméras ultra-précises recueillant des informations on ne peut plus raffinées sur l'ensemble de nos goûts, espoirs et préférences. La sortie récente de son navigateur Internet, Google Chrome, a d'ailleurs fait réagir la communauté des défenseurs de la vie privée.

La première version des conditions générales de ce navigateur faisait en effet frémir?: "en fournissant, en publiant ou en affichant le contenu, vous accorderez à Google une licence permanente, irrévocable, mondiale, gratuite et non exclusive, permettant de reproduire, d'adapter, de modifier, de traduire, de publier, de présenter en public et de distribuer tout contenu que vous avez fourni, publié ou affiché sur les services ou par le biais de ces derniers..."

Autre source d'inquiétude, le traitement réservé à la barre de navigation Internet?: si l'utilisateur ne change pas les paramètres par défaut, la société américaine pourra connaître (et utiliser) tout ce qui y sera tapé, même si l'utilisateur ne valide pas sa requête. Ainsi, si un internaute tape l'adresse d'un site puis renonce à y accéder, en effaçant celle-ci avant même de valider la requête, cette information disparaîtra effectivement de son écran, mais pas des serveurs espions de Google... L'article 9 de notre Code civil dispose pourtant que "chacun a droit au respect de sa vie privée"?!

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a vigoureusement réagi en dénonçant un manque d'information aux consommateurs. Plusieurs associations ont également tenté d'alerter l'opinion contre les pratiques d'un Google qui a, il y a quelques mois, reçu le prix citron des acteurs informatiques : le "Big Brother Award". De "Big Brother" à "Big Browser" ("browser" signifiant navigateur en anglais), il n'y a en effet qu'un pas.

L'avenir est-il, pour autant, à la réglementation?? Celle-ci est matériellement impossible. Seule l'exigence de responsabilité des acteurs eux-mêmes et la nécessaire ambition éthique de ces immenses firmes permettront aux consommateurs de voir leur vie privée préservée. On notera ainsi que Microsoft, tant de fois décrié alors même qu'il n'y était absolument pas contraint, a fait un effort important en annonçant, le 9 décembre 2008, sa volonté de réduire le délai d'anonymisation des données (délai de conservation et d'exploitation des informations tapées sur le site de recherche) de son moteur de recherche sur Internet à six mois, contre dix-huit mois aujourd'hui, si l'ensemble des acteurs de l'industrie adopte ce nouveau standard.

En conformité avec les préconisations politiques du G29 européen, le groupe américain a en effet invité ses principaux concurrents à passer de treize à six mois pour Yahoo et de neuf à six mois pour Google. Il s'agit d'une très bonne nouvelle pour le respect des droits individuels, qui révèle combien la concurrence crée une espèce de course au "mieux-disant" en matière de préservation de la vie privée. Et c'est le consommateur qui en profite.

Arbitres incontestés de cette stimulante compétition à la préservation des droits de chacun, qui a été spontanément lancée entre les géants de l'informatique et de l'Internet, nous devons tous, nous consommateurs, prendre conscience des risques que nous courons et du pouvoir qui est le nôtre?: choisir, en individus responsables et éclairés, les prestataires qui nous permettent de circuler sur la Toile en courant le moins de risque possible.

Par nos choix, nous pourrons ainsi contraindre l'ensemble des acteurs de soutenir la tendance à la généralisation et à l'amélioration permanente des systèmes de protection de la vie privée. Sans cela, il faut en effet craindre que le "1984" imaginé par George Orwell finisse par voir le jour à la fin des années 2000.

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