Le crépuscule du prêt-à-penser économique ?

Rupture(s). À l’heure où l’humanité s’interroge à nouveau avec force sur les quatre sujets économiques majeurs que sont les inégalités, la fin du travail, la propriété ou encore la transition climatique, un sursaut du monde des idées économiques est constaté. Est-ce pour autant le crépuscule du « prêt-à-penser » qui a prévalu depuis la chute du mur de Berlin il y a quarante ans ? Pas si sûr, car les fausses bonnes idées ont souvent la vie dure...
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste

Que pourrait-il y avoir de commun entre l'économiste Thomas Piketty, une obscure ONG tunisienne du nom d'Instance Vérité et Dignité (IVD), le philosophe anarchiste canadien Norman Baillargeon et l'ancienne tête de liste aux Européennes François-Xavier Bellamy ? A priori, rien. Sauf que ces quatre protagonistes symbolisent en partie le mouvement de fond qui agite le monde des idées sur le plan économique. Pour des raisons certes différentes, mais intimement liées.

Beaucoup de choses ont été dites sur l'œuvre de l'économiste Piketty, dont l'opus précédent, « Le Capital au XXIe siècle », a connu un succès mondial immense, et dont le dernier livre « Capital et Idéologie » vient compléter une œuvre presque entièrement dédiée à l'étude des inégalités. En s'appuyant sur des données fiables, l'économiste français réussit une démonstration imparable de ce que beaucoup d'entre nous savaient déjà, mais ne savaient encore formuler.

Pour lui, l'idéologie « propriétariste » a constamment trouvé les voies et les moyens d'organiser sa perpétuation, tout comme la justification des inégalités a toujours trouvé des idéologies - et donc des idéologues- pour « sanctuariser » un état de fait. Toujours selon Piketty, les « inégalités ne naissent pas d'elle-même, elles sont construites et argumentées », car les systèmes humains ont besoin de donner du sens, quitte à verser dans la post-rationalisation.

Dans ce contexte, le livre tombe à pic pour prendre à bras le corps le sujet des inégalités, qui a été, rappelons-le, la raison profonde de la crise économique de 2008, qui avait consacré la faillite de la pensée économique contemporaine. Au-delà de l'analyse au scalpel des systèmes qui ont installé durablement l'accroissement des inégalités au cœur du système productif capitaliste, le travail de Piketty rappelle aux gouvernements que s'ils ne s'occupent pas de réformer en profondeur les systèmes défaillants qu'ils ont mis en place, ils en paieront le prix avec la montée des nationalismes. L'ouvrage est donc un avertissement clair qui est adressé à ceux qui portent les politiques publiques économiques mondiales.

« La revanche des humiliés » face aux idéologies

Ceci nous amène à cet objet curieux, dont la forme rappelle un manifeste de groupuscule d'extrême gauche, qu'est la demande récente de réparation de l'Instance Verité et Dignité (IVD) en Tunisie a l'endroit du Fond Monétaire International (FMI), et, accessoirement, de la France. Si la requête en dédommagement auprès de l'ex-colonisateur est somme toute, classique, le mémorandum adressé au FMI constitue, quant à lui, un acte singulier en matière de pensée économique. En effet, alors que des voix demandent timidement depuis plusieurs années à ce que soit évaluée la période dite des « plans d'ajustement structurels » (PAS) mis en place par le Fond à la fin des années 70 auprès de nombreux pays en développement, c'est la première fois qu'une demande en réparation est formulée, créant ainsi un précédent en matière de responsabilité de l'institution multilatérale. Et c'est précisément le sujet des inégalités qui se trouve au cœur de cette requête, puisque les plans d'ajustements structurels du FMI - qui prévoyaient de couper les aides sociales et de réduire drastiquement la dépense publique au nom des équilibres budgétaires- ont contribué à creuser les inégalités tout en libéralisant rapidement les économies au nom d'une vision « globalisée » du monde. Les résultats sont connus : perte de pouvoir d'achat, tensions sociales, gouvernements sous pression, privatisations hâtives, etc.

En creux, se profile le pouvoir des idéologies, surtout lorsqu'elles émanent d'autorités supposées maitriser leur sujet, à l'instar des institutions de Washington.

Le pouvoir des idéologies amplifié par les « Fake News »

Ce pouvoir des idéologies, à la différence de l'œuvre de Piketty qui nécessite un investissement conséquent - son dernier livre fait 900 pages- repose sur un schéma que l'on pourrait qualifier de « prêt-à-penser », que le philosophe anarchiste Norman Baillargeon a décortiqué avec minutie dans son ouvrage de 2009, « Les chiens ont soif ». Baillargeon dénonçait alors une idée très en vogue dans les médias selon laquelle des centaines de chercheurs quitteraient le pays chaque année du fait de la pression fiscale « intolérable » qui serait exercée par l'Etat canadien. Peu à peu, cette « information », qui ne repose en réalité sur aucune étude sérieuse, mais qui correspond à l'agenda des lobbies souhaitant alléger la fiscalité, devient dominante dans le paysage médiatique canadien. Il faudra une intervention extrêmement énergique du bureau officiel des statistiques canadiennes pour tenter d'enrayer le mouvement, en faisant notamment valoir que le solde migratoire des hauts potentiels ne dépassait pas...0,1%. Las, le mal était fait et l'idéologie selon laquelle le Canada serait un repoussoir pour les talents du fait de sa fiscalité était installée, contribuant à favoriser un mouvement d'éviction de ces derniers.

C'est là toute la force des idéologies : en présentant des idées fausses, mais séduisantes à travers des "tiers de confiance" - tels que les médias- l'on arrive à installer une vérité officielle qui ne peut malheureusement être contredite simplement. En effet, en matière économique, la réalité est souvent complexe, et a besoin d'espace et de temps pour émerger.

Or, depuis la parution du livre de l'auteur canadien, la situation mondiale en matière d'information s'est passablement dégradée. Là où Baillargeaon dénonçait le « modèle propagandiste des médias » en invitant les intellectuels à la « trahison », notre époque doit désormais composer avec la disparition de ces derniers et leur substitution par des « médiums » issus des GAFA, des algorithmes, et de la recherche du plaisir par des consommateurs dont le sens critique s'estompe peu à peu.

La « demeure » comme ultime rempart ?

Au final, cette triple dynamique nous emmène vers un phénomène bien connu : la montée des nationalismes et des extrémismes, que Piketty comme Baillargeon évoquent dans leurs œuvres. Sauf que là encore, les promoteurs des "barrières" peuvent prendre des formes inattendues. L'une de leurs incarnations dans l'hexagone peut même être extrêmement policée tout en formulant un discours qui pourrait s'apparenter à de l'idéologie. Avant de devenir tête de liste pour les européennes en faveur du mouvement Les Républicains, François-Xavier Bellamy était avant tout un philosophe dont le livre « Demeure » affirmait vouloir échapper à « l'ère du mouvement perpétuel ». S'appuyant sur de nombreux écrits historiques et philosophiques, l'auteur souhaitait replacer au centre du débat public la notion de ...propriété, affirmant sa prééminence comme faisant partie de ce qui nous définit dans notre rapport aux autres. Ce discours est bien entendu séduisant en temps d'incertitudes économiques, car il apporte des solutions pragmatiques à des problèmes urgents. Quoi de mieux pour résoudre la crise des migrants que de s'enfermer chez soi et d'ignorer le monde ? Rien...et tout.

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