Science économique : « anti-négationnisme » ou pluralisme ?

La recherche en économie doit rester ouverte, pluraliste. Adopter une démarche scientifique ne consiste pas à adopter le formalisme mathématique, ou expérimenter ce qui est mesurable, mais à expliquer de manière correcte la réalité. Par Emmanuel Martin, Docteur en Économie, délégué général de L'École de la Liberté et Pascal Salin, professeur d'économie honoraire de l'Université Paris-Dauphine, Président du Conseil Scientifique de L'École de la Liberté.
Emmanuel Martin et Pascal Salin

La toute récente polémique autour du dernier ouvrage de Pierre Cahuc et André Zylberberg « Le négationnisme économique » constitue l'une des nombreuses manifestations des querelles de méthodes et de visions qui traversent la discipline de l'économie depuis plus de deux siècles. Au risque de passer pour des défenseurs des « négationnistes », la polémique nous paraît pourtant être l'occasion de revenir sur la question de la nécessaire ouverture en matière de recherche scientifique et d'enseignement.

 La démarche de Cahuc et Zylberberg consiste à  qualifier de « scientifique » une proposition qui résulte  d'études empiriques (par exemple des travaux économétriques). Mais si, dans certains domaines, les expérimentations peuvent faire avancer notre connaissance des causalités, dans le monde du social il y a plusieurs limites à cette démarche.

Les études expérimentales, pas toujours opérationnelles en sciences sociales

Tout d'abord la sacralisation d'une méthodologie expérimentale est toujours problématique dans le monde des sciences sociales où ce sont des êtres humains, avec toute leur dimension subjective, qui sont l'objet d'étude. Les études expérimentales, cantonnées au monde du « mesurable », ne peuvent incorporer toutes les dimensions subjectives de l'homme, que d'autres démarches pourraient éclairer. Contrairement à la physique où, par exemple, on peut donner un contenu quantifié précis à la loi de la chute des corps, dans le domaine économique on ne devrait  pas prétendre pouvoir nécessairement déterminer des relations quantifiées entre variables.

 Par ailleurs cette méthodologie débouche en définitive sur une forme de pragmatisme et d'utilitarisme. Or, fonder les politiques publiques sur un pragmatisme « expérimental » peut-être intéressant dans certains cas, mais dangereux dans d'autres, en nous éloignant de la recherche de principes, qui constituent une part importante du ciment de la vie en société.

Un usage problématique du terme de « négationnisme »

Enfin, l'usage du terme de « négationnisme » nous paraît problématique. Bien sûr, aux côtés de Cahuc et Zylberberg, il nous est difficile de défendre la vision économique d'auteurs nostalgiques du « grand soir », qui voient toujours l'accumulation du capital comme une source d'exploitation plutôt que comme une libération, etc. Et bien sûr nous pouvons regretter l'écho que certains de ces « experts » économiques obtiennent auprès des médias ou du public. Pour autant, utiliser le terme de « négationnisme », même à l'égard d'âneries patentées, peut légitimement être considéré comme une attitude arrogante consistant à prétendre qu'on est seul à posséder la vérité. Or, d'autres approches sont possibles et justifiées, en particulier celle de l'individualisme méthodologique. Adopter une démarche scientifique ne consiste pas à adopter le formalisme mathématique, ou expérimenter ce qui est mesurable, mais à expliquer de manière correcte la réalité.

 Science ou pseudo-science?

Bien sûr la polémique est une énième manifestation de la difficile quête d'un critère de démarcation entre science et pseudo-science (pseudo-science qui mériterait alors le label de « négationniste »). Or, c'est bien davantage le pluralisme, et non le monopole « paradigmatique », qui est essentiel au processus critique de l'avancée de la connaissance. Le pluralisme méthodologique et intellectuel est le signe d'un « marché des idées » sain et vivace. Si le marché des idées « d'occasion » dans les médias est capturé par les experts décriés par Cahuc et Zylberberg, il y a là en réalité une opportunité de faire concurrence aux « négationnistes ».

 Jouer la carte du pluralisme

Autant jouer la carte du pluralisme et de la concurrence : au passage, cela signifie également libérer l'enseignement et ouvrir le processus centralisé de recrutement dans la discipline. On peut en effet s'étonner que la discipline soit dominée soit par des tenants des néo-classiques et leurs penchants à ne voir la réalité sociale qu'au prisme de ce qui est quantifiable d'un côté et par des apôtres de l'économie administrée de l'autre. Ces derniers ont d'ailleurs beaucoup plus de poids institutionnel qu'ils ne le prétendent, car comme l'indique une étude récente, les enseignants universitaires de sciences économiques penchent très majoritairement à gauche. Ce que révèle cette même étude, c'est que, dans leur ensemble, les enseignants-chercheurs sont deux fois plus hostiles au marché que la moyenne de la population[1].

 C'est d'ailleurs cette vision anti-marché qui domine l'enseignement dispensé aux élèves de lycée via l'enseignement de Sciences économiques et sociales. Ce programme, en se parant d'un masque pluridisciplinaire, n'offre souvent qu'une vision sociologisante de l'économie en négligeant totalement les bienfaits du marché, aussi bien que les analyses mettant l'individu au cœur de la compréhension du processus de marché et du développement économique, mais aussi « social ». Bref, les cartes du jeu du pluralisme dans l'enseignement de la science économique sont biaisées au niveau des programmes, du recrutement des enseignants et au niveau des magazines et des revues universitaires.

 Alternatives Économiques, magazine de vulgarisation, assez clairement à gauche, phagocyte les sources d'information des enseignants de sciences économiques et sociales, et donc de toutes les générations d'élèves (avec les conséquences que cela a sur la vision anti-marché que peuvent avoir les français). D'où vient ce quasi-monopole ? Pourquoi ne pas lancer des contre-revues ? Les facilités techniques que nous donne internet aujourd'hui dans le domaine du partage de la connaissance sont absolument extraordinaires. C'est d'ailleurs tout le but d'un nouveau projet de MOOCs intitulé « L'École de la Liberté ».

(www.ecoleliberte.fr)

 Pascal Salin, professeur d'économie honoraire de l'Université Paris-Dauphine, Président du Conseil Scientifique de L'École de la Liberté.

Emmanuel Martin, Docteur en Économie, délégué général de L'École de la Liberté.

  [1] Raul Magni-Berton et Abel François, Que pensent les penseurs ? Les opinions des universitaires et scientifiques français, Presses Universitaires de Grenoble, 2015

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Commentaires 5
à écrit le 13/10/2016 à 10:39
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Quelques soient les appréciations que l'on puisse porter sur ce "coup de pied dans la fourmilière" lancé par M.Cahuc et M.Zylberberg, il aura bien atteint son but: faire interroger la communauté au sens large, sur les rôles de chacun (chercheurs, vul...

à écrit le 12/10/2016 à 17:07
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"L'Expansion", "Les Echos", "Challenges", "Capital" ... : des revues interdites, au profit du seul "Alternatives Economiques" ? Il y a de la paranoïa dans l'air !

à écrit le 12/10/2016 à 15:14
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il est effectivement étrange qu il n'y est que Alternative Eco à dispo. J'y ai toujours trouvé nombre d'articles intéressants mais effectivement un contre point serait intéressant ( il y a tout de même les Cahiers Verts un registre différent). Si j'...

à écrit le 12/10/2016 à 13:55
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Une position équilibrée dans le débat, même si l'on ne partage pas les orientations politico-idéologiques des auteurs sur les bienfaits du marché et de la concurrence...

à écrit le 12/10/2016 à 13:43
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Les économistes oublient le role de l'énergie dans le développement de l'économie. Il faut répartir les charges sociales sur le travail ET sur l'énergie. Comment l'exprimer pour être compris? Le travail et l'énergie sont de même nature, le travail co...

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