Frédéric Mazzella : "Les startups doivent avoir un statut européen"

La fédération professionnelle du numérique France Digitale publie, avec 29 autres associations Tech en Europe, un manifeste de 15 mesures "indispensables" à destination de la future Commission européenne qui sera issue des élections de mai. Avec trois objectifs ; unifier les législations, notamment fiscales ; développer l'industrie du capital-risque pour multiplier les licornes, et faciliter le recrutement des talents. Entretien avec Frédéric Mazzella, le nouveau co-président de France Digitale.
Sylvain Rolland
Fiscalité, talents, capital-risque, mixité femmes/hommes, politique des données... France Digitale et 29 autres fédérations professionnelles du numérique en Europe publient un manifeste de 15 propositions concrètes pour la future Commission européenne issue des prochaines élections.

15 mesures pour une "United Tech of Europe" : telle est l'ambition du manifeste dévoilé ce lundi 25 mars par France Digitale, associé de manière exceptionnelle avec 29 autres fédérations professionnelles du numérique en Europe, notamment son équivalente allemande, la German Startups Association. Fiscalité, talents, capital-risque, mixité femmes/hommes, politique des données... tous les grands enjeux de la Tech européenne sont passés au crible, avec une série de propositions concrètes pour que le Vieux Continent puisse rivaliser davantage avec les États-Unis et la Chine, qui dominent l'innovation mondiale.

Frédéric Mazzella, le cofondateur de la licorne française BlaBlaCar et nouveau co-président de France Digitale, détaille les mesures qui seront soumises le 2 avril aux candidats aux élections européennes, lors d'un "hacking". Entretien.

LA TRIBUNE - Ce manifeste cosigné par une alliance inédite de la plupart des fédérations du numérique européennes, sonne comme un rappel à l'ordre. La commission sortante n'a-t-elle pas été à la hauteur sur le numérique ?

FREDERIC MAZZELLA - Il y a encore beaucoup de travail. Il faut que l'Union européenne réalise que le vrai terrain de jeu d'une startup, ce n'est pas son marché national mais le continent européen. Pour qu'une entreprise dans le numérique puisse se développer et grandir au point de devenir un leader de son secteur, elle a besoin d'un grand territoire sur lequel s'exprimer. C'est ce qui se passe aux États-Unis et en Chine. Leurs startups ont un marché immense et cohérent, ce qui leur permet de grossir vite et de trouver des financements pour conquérir le monde.

Or, il n'existe pas vraiment de Tech européenne aujourd'hui. Les disparités entre les pays, à tous les niveaux, sont trop fortes. Les réglementations ne sont pas unifiées, tout comme les fiscalités, à la fois sur les impôts sur les sociétés (IS) ou encore sur la fiscalité des stock-options, par exemple. Les pays abordent différemment les enjeux de la nouvelle économie, notamment les contrats de travail. Il n'y a pas de politique commune pour attirer les talents, le nerf de la guerre. Il faut aussi doper le capital-risque, notamment pour pouvoir financer les plus gros tours de table. Bref, à tous les niveaux, il faut mettre fin aux mosaïques nationales et penser plus global.

Vous réclamez la création d'un statut pour les startups européennes, qui leur permettrait de ne payer des impôts sur les sociétés que si elles sont rentables sur l'ensemble de l'Union européenne. Pourquoi ?

Prenez une startup américaine dont le siège social est à San Francisco et qui distribue son service sur l'ensemble du territoire. Cette startup est déficitaire au global car elle a énormément de coûts de R&D et beaucoup d'employés à payer à San Francisco. Mais dans un autre Etat, dans l'Etat de New York par exemple, elle n'engendre que des profits puisque ses coûts sont localisés à San Francisco. Serait-il normal qu'elle se fasse taxer dans l'Etat de New York, sur ses bénéfices à New York, alors qu'elle est déficitaire au global ? Ce serait absurde. Et pourtant, c'est ce qui se passe en Europe. Nous souhaitons que les sociétés européennes du digital ne soient taxées que lorsqu'elles sont profitables à l'échelle européenne. Il faut consolider les profits et les pertes à l'échelle du continent.

Cela signifie aussi harmoniser les marchés du travail ?

Absolument. Il faut que les normes et les réglementations soient communes partout, ou du moins qu'elles s'harmonisent entre elles. Lorsqu'une startup veut s'étendre et ouvrir de nouveaux marchés européens, elle se confronte à autant de législations du travail qu'il y a de pays. C'est un vrai frein pour recruter, un casse-tête pour les ressources humaines, et cela n'incite pas les entrepreneurs à privilégier le marché européen. Si on change d'état d'esprit et qu'on commence à considérer l'UE comme un seul grand marché, alors il faut harmoniser les statuts des travailleurs du numérique, notamment dans les nouveaux secteurs d'activité, et créer la portabilité des droits à la retraite et des autres droits sociaux afin de faciliter les déplacements.

La "guerre des talents" fait rage partout dans le monde pour attirer les meilleurs ingénieurs et commerciaux dans la Tech. Comment rendre les startups européennes plus attractives ?

Il est indispensable de créer un Visa européen pour les startups. Il faut réaliser qu'un Américain par exemple ne voit les 28 petits pays qui composent l'UE, dans sa tête il veut juste aller en Europe. Mais il découvre qu'il lui faut choisir un pays et galérer pour les formalités administratives, et puis qu'il sera coincé dans ce pays sans pouvoir bouger à Varsovie, à Berlin ou à Stockholm avec un Visa français. C'est un vrai problème pour les talents que nos entreprises cherchent à recruter. Les profils Tech sont souvent des personnes jeunes, mobiles et en quête d'expériences qui ne durent que quelques années. En termes de concurrence, avoir un Visa européen pour la Tech serait plus cohérent et représenterait un atout formidable pour la compétitivité de nos entreprises dans la guerre mondiale des talents.

Est-ce pour faciliter la mobilité des travailleurs que vous souhaitez une harmonisation de la fiscalité des stock-options ?

Oui, en partie. Nous avons besoin d'un Schéma unifié des stock-options à l'échelle de l'UE, car les disparités entre les pays sont pénalisantes. Il y a trois manières de taxer les stock-options : au moment où elles sont émises, au moment où elles sont converties et au moment où elles sont revendues. Quelle que soit la mesure choisie, il faut qu'elle soit uniforme. Les entrepreneurs s'accommodent des situations tordues, mais là c'est complètement morcelé car la fiscalité en Europe reste l'affaire des Etats, ce qui n'est pas normal et encore moins dans l'économie numérique.

Au niveau du financement des startups, l'industrie du capital-risque a représenté 23 milliards d'euros en Europe en 2018, contre 105 milliards de dollars pour la Chine et 130 milliards de dollars pour les États-Unis. Comment réduire cet énorme écart qui ne cesse de se creuser ?

On manque encore de fonds de late-stage [qui peuvent financer les plus gros tours de table et les méga-levées de plus de 100 millions d'euros, NDLR]. De nouveaux fonds d'investissement pan-européens sont nécessaires pour déployer en Europe l'investissement cross-border, c'est-à-dire quand plusieurs fonds de plusieurs pays investissent ensemble sur une même levée. Aujourd'hui, c'est extrêmement compliqué. Nous appelons à un renforcement des outils pour simplifier les investissements croisés. Nous appelons aussi le Fonds européen d'investissement (FEI) à jouer pleinement son rôle, c'est-à-dire de concentrer ses investissements sur les plus gros tours de table des startups européennes et de moins disperser ses ressources. La fiscalité sur le capital-risque doit aussi être harmonisée.

Vous mettez aussi l'accent sur la nécessité d'une politique plus ambitieuse sur les données. Que voulez-vous dire ?

Malgré quelques réglementations comme le RGPD, l'Europe doit encore mûrir sur son approche des données. Il faut aller plus loin dans l'open data et il faut que chaque secteur ait ses propres standards sur l'utilisation des données relatives à son activité.

Harmoniser les réglementations est un travail de longue haleine déjà en cours sur certains sujets, mais pour les fiscalités c'est une autre paire de manches, comme l'a montré l'impasse de la taxe Gafa voulue par la France. Comment comptez-vous imposer vos solutions à l'agenda européen ?

Nous allons organiser, le 2 avril, un "hacking" des élections européennes, comme nous l'avions fait en 2017 lors de l'élection présidentielle. Nous allons remettre le rapport à chaque candidat et demander des engagements, pour que chaque commissaire européen ait une feuille de route claire qui soit facilement vérifiable. Nous pensons également qu'il faut créer un groupe parlementaire « start-up et scale-up », pour défendre les intérêts des entrepreneurs et faire remonter les problèmes.

Propos recueillis par Sylvain Rolland

Sylvain Rolland

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