Kareen Guiock-Thuram : « Je mène un combat muet pour l’égalité »

ENTRETIEN - Elle présente le « 66 minutes » sur M6 mais chante aussi le répertoire de Nina Simone. Discussion sur l’époque avec une femme engagée.
Mercredi à l’hôtel Regina, à Paris.
Mercredi à l’hôtel Regina, à Paris. (Crédits : © LTD / CYRILLE GEORGE JERUSALMI POUR LA TRIBUNE DIMANCHE)

Elle débarque dans le hall de l'hôtel parisien Regina, le temps s'arrête et fait tourner les têtes des touristes en goguette. Partout où Kareen Guiock-Thuram passe, c'est comme un soleil ardent chahuté par une bourrasque. Une bourrasque qui parvient à chasser les mauvaises ondes mais qui apporte aussi des surprises dignes d'un conte de fées. Comme celui qu'elle vit avec Lilian Thuram depuis dix ans. Un amour indéfectible. Malgré sa légitimité irréprochable avec sa maîtrise de philosophie et ses vingt ans de journalisme sur M6, elle a dû se battre pour prouver qu'elle avait sa place dans le milieu très fermé du jazz. Parce que femme de..., présentatrice du JT et d'un magazine d'information sur M6, ça fait beaucoup de cases à ne pas cocher pour les sceptiques et étriqués d'esprit. Et s'attaquer à Nina Simone sans vouloir faire du Nina Simone, il ne faut pas craindre le coup de blues. Mais Kareen Guiock-Thuram a toujours mené sa vie a cappella, sans se soucier des susceptibilités des ombrageux.

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LA TRIBUNE DIMANCHE - Pourquoi Nina Simone ?

KAREEN GUIOCK-THURAM - C'est une femme qui n'a fait aucun compromis, qui n'a pas hésité à sacrifier sa carrière pour être au service de l'égalité et de la justice. Quel plus pur combat que celui-ci ?

Comme elle, vous sentez encore ce besoin de vous battre ?

Je manifeste à ma façon. Présenter un JT ou un magazine d'information avec des locks ou des tresses, c'est aussi mener un combat muet pour l'égalité. Il n'y a aucune raison qu'une femme noire ne puisse pas avoir une coiffure afro à l'antenne. Moi aussi, j'ai
longtemps répondu à cette injonction silencieuse en me lissant les cheveux. Mais j'avais profondément besoin d'être authentique.

Vous pensez que votre couleur de peau vous a aidée à faire de l'antenne ?

Sur ces sujets, M6 est exemplaire. Peut-être que j'ai été choisie parce que je suis noire, pour envoyer un message d'ouverture, mais ça ne me dérange absolument pas. Franchement, cette question n'est même pas un sujet pour moi. On ne choisit jamais personne sans raison.

Avec un père guadeloupéen et une mère martiniquaise, quelle éducation avez-vous reçue ?

On m'a inculqué des valeurs d'excellence, me poussant à m'instruire en permanence. Mais aussi dans la discrétion. Chez nous, comme chez beaucoup d'Antillais, il ne faut pas se mettre en scène. Je me souviendrai toujours de cette phrase de mon père. « Si tu étais Whitney Houston, ça se saurait ! » À 10 ans, croyez-moi, ça calme direct ! [Rires.]

Vos parents ont connu le racisme ?

Mon père était marin. Quand il a arrêté de naviguer, il est devenu thermicien, adjoint d'un directeur d'une grosse boîte française. Il pensait un jour avoir une promotion, mais dans les années 1980 c'était encore difficile d'être noir et d'occuper la place de directeur. Il en a eu ras le bol et s'est installé en Guyane, où il s'est mis à son compte.

Vous l'avez suivi ?

Ma mère était enseignante et a mis longtemps avant d'obtenir une mutation. Puis, du jour au lendemain, nous avons quitté notre petite cité HLM de Bonneuil- sur-Marne pour Apatou, sur le fleuve Maroni, face au Suriname alors en pleine guerre civile. À l'époque, on n'y accédait qu'en pirogue. Un choc merveilleux.

Elle était comment, votre vie en cité HLM ?

J'ai l'impression d'avoir vécu l'âge d'or des cités. Dans les années 1980, on ne se posait pas de questions sur l'origine des uns et des autres. Il n'y avait pas de tensions particulières autour de la religion alors que, pour autant, des mamans étaient voilées. Tout a basculé après.

Pour quelle raison, selon vous ?

Dans la majorité des cités, tout le monde vit en harmonie, mais s'agissant des crispations, les facteurs sont nombreux. Parmi eux, il y a cet échec de notre pays à transmettre le sentiment d'être pleinement français aux enfants d'immigrés nés en France. À force de dire à ces gamins qu'ils sont étrangers, ils finissent en effet par croire qu'ils viennent d'ailleurs.

C'est un problème de religion ?

Pourquoi un problème ? La question est de savoir quel est le positionnement profond de la France par rapport à la religion. La laïcité pourrait être le droit donné à chacun de vivre pleinement sa religion. Ça l'a été pendant un temps, d'ailleurs. Aujourd'hui, la laïcité est brandie comme une interdiction de pratiquer librement. J'habite à côté d'une église qui sonne plusieurs fois par jour. Et qu'il y ait du sacré dans le quotidien me semble important, que l'on soit ou non croyant. Mais où situe-t-on le curseur en matière de laïcité ? Qui définit la foi qui peut résonner dans l'espace public ? Ça semble être un double discours qui favorise la confusion.

Marcus vient d'être sacré champion d'Italie ! Lilian a pleuré à chaudes larmes

On parle depuis quelques années de culture woke...

Je trouve le mouvement antiwoke encore plus intéressant que le courant woke. Il n'y aurait donc qu'une seule façon de raconter l'Histoire. Or ce n'est même pas vrai pour un conflit de voisinage, imaginez à l'échelle d'un pays. Tous les récits, quels qu'ils soient, racontent un point de vue. Tous les récits sont politiques, idéologiques, même les contes de fées.

Lesquels, par exemple ?
Un exemple banal. J'ai appris comme vous que Christophe Colomb avait « découvert » l'Amérique. Or j'ai grandi en Guyane et en Guadeloupe. Très jeune, j'ai su qu'il y avait au moins 80 millions d'habitants sur ce continent-là, autant qu'en Europe, avant l'arrivée des conquistadors. Quelle place dans l'humanité donne-t-on à ces peuples ? On pourrait raconter l'histoire de leur point de vue. Quand il était admis que la Terre était plate, il a bien fallu des « wokes » à l'époque pour faire reconnaître qu'elle était ronde. Contredire le discours dominant n'a jamais été encouragé. Or, c'est essentiel de rectifier un récit orienté, erroné, injuste. Il n'y a rien de pire que le mensonge, les non-dits... Vous voyez comme ils peuvent détruire des familles sur plusieurs générations ? Les conséquences ne sont pas différentes sur les peuples.

Vous vous appelez aujourd'hui Kareen Guiock-Thuram. Vous a-t-on déjà reproché d'utiliser le nom de votre mari ?

J'étais consciente que ça allait ajouter de la difficulté à la difficulté. Mais c'est mon mari, il n'y a que de l'amour dans ce nom.

Vous avez mis plusieurs années avant d'officialiser votre relation.

On ne s'est jamais cachés mais on ne s'est jamais exposés non plus. Ça fait dix ans que nous sommes ensemble et nous continuons à prendre soin de ce qui est précieux, l'intimité.

Vous êtes très proches de ses deux fils, tous les deux joueurs de l'équipe de France.

Ils sont une source d'inspiration pour moi. Je com- prends que l'on puisse penser que la vie est plus simple pour les « femmes de » ou les « fils de ». Mais croyez-moi, c'est totalement faux. Et c'est encore pire pour les gamins. Surtout avec un père comme Lilian, qui a eu cette carrière extraordinaire. Mais ils se sont accrochés jusqu'à être incontestablement à leur place. Marcus vient d'être sacré champion d'Italie ! Ça reste entre nous, Lilian a pleuré à chaudes larmes. Il ne rate aucun match, que ce soit au stade ou à la télé, pour débriefer avec eux. Nous sommes une chouette famille. Depuis qu'elles se sont rencontrées, ma maman et ma belle-mère ne peuvent plus vivre l'une sans l'autre. C'est complètement fou, cette histoire !

C'est comment, le dimanche de Kareen Guiock-Thuram ?

C'est le jour où je « chille » en survêt jogging, où je n'aime pas avoir de rendez-vous. Et le seul jour de grasse matinée.

Album Nina (Pias/Blue Line).
14 mai : festival Jazz à Saint-Germain-des-Prés ; 29 juin : les Musicales de Cambrai ; 18 juillet : Jazz à Sète ; 29 juillet : Jazz in Marciac.

Ses coups de cœur

Lorsqu'elle retourne en Guadeloupe, elle se rend immédiatement chez Fabienne Youyoutte*, le meilleur glacier au monde selon elle. Coté actrices, Nina Meurisse l'a éblouie dans la série La Fièvre, sur Canal+. L'Entraide - L'autre loi de la jungle, de Gauthier Chapelle et Pablo Servigne, reste son livre de référence. « On nous dit que l'homme est un loup pour l'homme, or l'humanité n'aurait pas survécu sans solidarité. »
* Glacier à Pointe-à-Pitre,
Saint-François
et Sainte-Anne.

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