« La loi Pacte offre aux entreprises un cadre sur lequel s'appuyer et a permis de mener un travail de fond sur le reporting extra-financier. Mais si les entreprises sont de plus en plus conscientes de la nécessité de faire évoluer leurs pratiques, c'est, à mon sens, surtout pour d'autres raisons », analyse Alain Grandjean, économiste et associé-fondateur de Carbone 4, un cabinet de conseil spécialisé sur la transition énergétique et l'adaptation au changement climatique.
Parmi les déclencheurs, un enchaînement de catastrophes naturelles de plus en plus difficile à ignorer, à l'instar des incendies en Californie ou des épisodes de canicule. « Le réchauffement climatique, nous en voyons directement les conséquences dans notre secteur, ajoute Emilie Riess, directrice RSE du Groupe Pierre & Vacances-Center Parcs, leader européen des résidences de vacances. Dans les Alpes, la température a augmenté de 2°C entre 1980 et 2012. A Lacanau, l'érosion du trait de côte sous la pression de la montée des eaux est flagrante. Les conséquences du réchauffement n'ont rien d'hypothèses lointaines et ont un coût élevé. »
Des faits auxquels s'ajoute la parole des scientifiques et experts, qui a gagné en portée au cours des dernières années, grâce à une succession de sommets et événements internationaux. « Finalement, la prise de conscience d'une nécessaire transformation des pratiques monte bien plus fortement dans les entreprises que dans le gouvernement, estime Alain Grandjean. La société civile, la jeunesse, y aident et constituent un point de pression indispensable. »
Un cap de maturité
Cette conjugaison d'éléments sociétaux, économiques et politiques questionne la résilience de l'entreprise, l'avenir de ses pratiques, parfois même sa survie. Avec pour conséquence d'imposer la RSE (responsabilité environnementale et sociétale) comme levier stratégique majeur de développement, et non plus comme simple ensemble de bonnes pratiques ou élément de gestion du risque. « Un modèle économique ne se change pas facilement, mais la prise de conscience est là. Les entreprises comprennent qu'elles vont devoir composer avec la sobriété énergétique et que cela ne se fait pas seulement en installant quelques panneaux solaires ou en remplaçant leur flotte de véhicules par de l'électrique. Petit à petit, les sociétés franchissent un cap de maturité », observe Fabrice Bonnifet, président du C3D (Collège des Directeurs du Développement Durable) et directeur développement durable et qualité, sécurité, environnement du Groupe Bouygues.
Ce dernier a déjà entamé la transition de son modèle. Bouygues prend ainsi le parti de construire autrement - bâtiments durables, matériaux réutilisables -, mais aussi d'intensifier l'usage en mutualisant certains espaces, afin de construire mieux en artificialisant moins les sols. « Nous allons renforcer l'activité d'exploitation et de rénovation des bâtiments pour compenser la réduction de la construction neuve, et ce, afin de proposer un modèle économique viable à nos actionnaires et nos fonds », confirme Fabrice Bonnifet.
Des ambitions qui ne sont pas sans rappeler celles de l'opérateur de tourisme Pierre & Vacances-Center Parcs. Son objectif d'alignement sur la trajectoire carbone de l'Accord de Paris, soit un réchauffement limité à +2°C d'ici la fin du siècle, impose un changement de pratiques, pour un groupe qui à la fois conçoit ses projets touristiques et les exploite. « Un changement d'échelle est nécessaire dans la transformation. Nous voulons faire partie des entreprises qui bouleversent le modèle des projets touristiques », appuie Emilie Riess.
Le choix est fait de restructurer le bâti existant, construire sur des sites déjà artificialisés et privilégier le réemploi de friches industrielles. Center Parcs d'Allgäu, en Allemagne, est ainsi implanté sur un ancien site militaire dépollué. « Notre objectif final est que la RSE soit intégrée à notre offre, à notre plateforme de marque. Outre nos propres pratiques, nous serons alors en mesure d'accompagner nos clients dans une démarche de consommer et voyager mieux. Le changement viendra grâce à la désirabilité et non sous la contrainte », conclut la directrice RSE du Groupe Pierre & Vacances-Center Parcs.
Contribution et impact
« Les solutions pour conjuguer business, préservation de l'emploi et transition climatique existent pour quasiment tous les domaines d'activité. L'objectif : créer des modèles d'affaires contributifs, inclusifs, décarbonés », insiste Fabrice Bonnifet, qui a consacré un livre à l'entreprise contributive, et croit en l'effet d'entraînement. « Si 5 % à 6 % des sociétés mettent en place un tel modèle, elles entraîneront dans leur sillage l'ensemble de leur secteur d'activité. » Et cela constitue un levier de différenciation majeur face à la concurrence internationale. « C'est un moyen de sauver notre industrie, les sociétés françaises doivent être parmi les premières au monde à se transformer en entreprises contributives, je ne doute pas qu'elles seront ensuite prises en exemple. »
Un discours qui ne verse pas pour autant dans la naïveté. De l'aveu même de Fabrice Bonnifet, la notion de croissance verte n'est qu'un leurre. A la clé de la transformation des entreprises, pas forcément de rendements financiers à la hauteur des pratiques anciennes. Ce serait même plutôt l'inverse. « Nous allons devoir accepter l'évidence et choisir entre une forte rentabilité de court terme et une moindre, mais à plus long terme ».
Pour lire les signes du changement, un autre moyen consiste à observer le secteur financier. Désormais, les fonds à impact ont le vent en poupe. Ils se saisissent d'une thématique et mesurent les effets des investissements. « Cette idée de chercher à résoudre un problème a plus de chances de succès que l'ISR (investissement socialement responsable), car elle est plus lisible, plus efficace aussi, analyse Alain Grandjean, de Carbone 4. Certaines entreprises font de même et choisissent de se concentrer sur un thème environnemental majeur. Et c'est là que l'on observe les plus grandes transformations des business models. Quand Engie sort du charbon, quand Total entre sur l'électricité, c'est un changement stratégique majeur. »
Lorsque l'entreprise revisite sa raison d'être, ce n'est donc pas seulement parce que la loi Pacte l'y encourage. Au contraire, le politique reste encore trop éloigné des véritables enjeux environnementaux et sociaux, insiste Fabrice Bonnifet, pour qui les initiatives réglementaires ne sont pas à la hauteur de l'urgence climatique. Alors si la transformation des entreprises est bien en cours, c'est celle des politiques publiques qu'il faudrait désormais lancer. « Il est urgentissime de former les décideurs, qui ne mesurent pas les ordres de grandeur, pour une réelle politique de décarbonation. Il nous reste 10 000 jours pour agir avant un emballement climatique qui rendra la vie sur terre insupportable une grande partie du temps. »
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