Mathias Vicherat, Danone : « La loi Pacte n'interdit pas aux entreprises à mission de se réorganiser »

ENTRETIEN. Fragilisé par la crise sanitaire et désormais aussi mis en cause par le fonds activiste Bluebell, Danone a engagé à l'automne 2020 une profonde restructuration de ses activités. Son secrétaire général, Mathias Vicherat, explique à La Tribune comment le groupe alimentaire entend rechercher l'équilibre entre toutes ses parties prenantes, tout en maintenant ses hautes ambitions sociales et environnementales.
Giulietta Gamberini
Ëtre entreprise à mission implique qu'en cas de plan d'adaptation, il faut le réaliser au plus haut niveau des garanties sociales, souligne Mathias Vicherat.
"Ëtre entreprise à mission implique qu'en cas de plan d'adaptation, il faut le réaliser au plus haut niveau des garanties sociales", souligne Mathias Vicherat. (Crédits : Bertrand Jacquot)

LA TRIBUNE - En juin, Danone est devenu la première entreprise à mission du CAC40. Vous voulez également obtenir la certification B Corp pour l'ensemble du groupe en 2025. Pourquoi? Et qu'est-ce que cela implique pour une multinationale comme la vôtre?

MATHIAS VICHERAT - Nous nous sommes en effet lancés il y a cinq ans dans l'aventure B Corp, qui consiste à certifier, business unit par business unit, l'intégralité de l'entreprise. Nous sommes la première multinationale au monde à avoir pris une telle décision. Depuis l'épidémie de Covid-19, nous avons même accéléré le calendrier de certification: alors que notre objectif était de certifier tout le groupe en 2030, nous l'avons anticipé à 2025. Nous pensons en effet que les attentes de nos salariés comme de nos consommateurs concernant l'impact social et environnemental positif des marques ont crû. Or, B Corp est la certification la plus exigeante au monde dans ces deux domaines, ainsi qu'en matière de gouvernance. Aujourd'hui, 27 business units et environ 45% du chiffre d'affaires du groupe sont certifiés.

Quant au choix de devenir une entreprise à mission, il a été approuvé par 99,5% de nos actionnaires lors de l'assemblée générale de juin 2020, et a été sans doute aussi accéléré par la crise sanitaire. Il s'agissait d'aller au bout des possibilités offertes par la loi Pacte. Nous avions en effet déjà une raison d'être depuis 15 ans : "apporter la santé par l'alimentation au plus grand nombre". Cela implique la mise en place d'un nouvel organe, le comité de mission; la certification par un organisme indépendant des indicateurs fixés pour vérifier si les objectifs de la mission sont atteints; la présentation de rapports du comité de mission lors de l'assemblée générale.

Par les deux démarches, nous continuons une histoire qui a été commencée en 1972, avec le double projet, économique et social, d'Antoine Riboud, poursuivi par la création de fonds de dotation comme le Fonds Danone pour l'Ecosystème et Danone Communities, l'élaboration de la raison d'être de l'entreprise, le cadre d'action "One Planet One Health" que nous nous sommes fixé en 2017. Nous pensons aussi que ces deux initiatives sont complémentaires. Être une entreprise à mission est en effet un élément positif pour les exigences de gouvernance de la certification B Corp. Et alors que le cadre de l'entreprise à mission concerne surtout l'organisation et le fonctionnement de l'entreprise, le dispositif B Corp est aussi un label de plus en plus connu que nous développons progressivement sur les packagings de nos produits.

La réorganisation que vous avez annoncée à l'automne, qui implique, en pleine crise sanitaire, jusqu'à 2.000 suppressions de postes, est-elle compatible avec une telle ambition?

Notre plan "Local First" a suscité beaucoup de commentaires. En simplifiant nos modes de travail et en unissant nos forces localement pour renouer avec nos équilibres de croissance rentable, nous serons amenés à une réduction potentielle de 1.500 à 2.000 postes au niveau mondial, dans nos sièges globaux et locaux, dont 400 à 500 dans nos sièges en France. Cet effort collectif, dont nous mesurons la difficulté, vise principalement les cadres. Et nous déployons notre initiative "FutureSkills" pour offrir à nos salariés qui ont besoin de compétences nouvelles la possibilité d'être formés pour les emplois du futur en suivant une formation de 18 à 24 mois tout en restant salariés de Danone.

En plus, rien dans la loi Pacte, qui régit l'entreprise à mission, ne nous dit qu'une telle entreprise ne peut pas se réorganiser. Aujourd'hui, presqu'une centaine d'entreprises françaises ont sauté le pas pour devenir entreprises à mission. Mais si en se lançant dans cette voie on vitrifiait toute réorganisation et capacité d'adaptation, la loi serait sans doute bien moins attractive. En revanche, être entreprise à mission implique qu'en cas de plan d'adaptation, il faut le réaliser au plus haut niveau des garanties sociales. Cela implique aussi de maintenir un bon niveau de profitabilité permettant de poursuivre l'ambition et les politiques environnementales et sociales. C'est ce que nous avons décidé de faire.

Cette réorganisation a néanmoins suscité le sentiment que les actionnaires finissent toujours par prendre le dessus, face aux diverses parties prenantes qui doivent être prises en compte par l'entreprise à mission. Une impression qui peut paraître confirmée par la récente pression exercée par le fonds activiste Bluebell sur votre PDG Emmanuel Faber...

Je ne commenterai pas cette dernière actualité. Mais une entreprise cotée comme Danone, avec un haut niveau d'ambitions sociales et environnementales, doit se tenir à une logique d'équilibre général vis-à-vis de l'ensemble des parties prenantes : salariés, producteurs, partenaires, actionnaires, ONG etc. Ainsi, en pleine crise du Covid, notre PDG Emmanuel Faber a décidé de ne pas toucher à l'emploi et de maintenir tous les salaires pendant les mois d'avril, mai et juin 2020 y compris dans les situations d'inactivité forcée; de ne pas recevoir d'aides gouvernementales; d'élargir la couverture maladie de l'ensemble de nos salariés aux risques Covid... Mais dans une logique d'équilibre, à présent, nous pensons que la nécessité de redonner la priorité au local exige de réallouer certaines strates de notre organisation, dans le respect du plus haut niveau des garanties sociales, et sans pour cela remettre en cause notre ADN d'entreprise à mission.

Comment expliquer ce que certains actionnaires reprochent aussi à Danone des résultats inférieurs à ceux de concurrents moins engagés, comme Nestlé ou Unilever?

Structurellement, nous pensons avoir un portefeuille d'activités bien équilibré, reparti sur trois grands business: 50% de notre chiffre d'affaires dans les produits laitiers et végétaux; 30% dans la nutrition spécialisée; 20% dans les eaux. Il est solide et correspond à notre raison d'être, puisqu'en Europe plus de 80% de nos produits sont notés A ou B dans Nutriscore. Mais l'eau en bouteille a été particulièrement affectée par la crise sanitaire, en raison de la fermeture des bars et des restaurants et de la baisse de la consommation dans la rue. Nous avons donc subi davantage ces difficultés conjoncturelles que d'autres groupes alimentaires.

La crise sanitaire a renforcé la conscience de la nécessité d'une plus grande souveraineté alimentaire et de la construction d'écosystèmes plus résilients. Quel rôle peut jouer une multinationale comme Danone face à ces enjeux?

Dans le cadre de la stratégie d'Emmanuel Faber, nous abordons depuis longtemps le sujet de la souveraineté alimentaire. Nous y avons travaillé encore récemment avec la Commission européenne et d'autres partenaires. En Europe, qui dépend majoritairement des importations pour ses besoins en protéines (notamment végétales pour l'alimentation animale), nous pensons en effet que la dépendance protéique est trop forte, et qu'il est du devoir de l'économie et du secteur agricole européen de la renverser. Dans ce cadre, nous avons appelé de nos vœux auprès des institutions européennes un plan qui s'appelle « Pour une politique alimentaire - et non plus simplement agricole- commune ». Puisque l'Europe se fixe une ambition de souveraineté alimentaire, nous pensons en effet que les différents services qui s'occupent de l'alimentation au niveau européen (la DG Agri, la DG santé, la DG marché intérieur) devraient partager une seule approche. Aujourd'hui le sujet est traité de manière trop parcellaire.

Notre plan "Local First" vise en outre à donner davantage d'autonomie au niveau local, afin de mieux répondre aux besoins des consommateurs. Mais nous sommes déjà une entreprise "multilocale", plutôt que multinationale, puisque plus de 90% de tout ce que nous vendons dans un pays est déjà produit au niveau national. En France, où notre production laitière représente un peu moins de 5% de la production nationale, et mobilise 2.000 agriculteurs, nous avons recours à des fermes situées à moins de 60 kilomètres de nos usines. En Normandie, sur 70 hectares de nos agriculteurs partenaires, nous avons même lancé une production de soja pour l'alimentation animale, afin de limiter la dépendance de celui latino-américain. Nous comptons davantage la développer.

Nous partageons enfin avec l'Union européenne ou avec les gouvernements de "bonnes pratiques" contribuant à la construction d 'écosystèmes plus résilients: la création, par exemple, depuis 2010, de contrats pluriannuels avec les éleveurs laitiers pour qu'ils aient une visibilité sur leurs revenus, et l'engagement d'augmenter en France leurs revenus disponibles de 15% d'ici 2025.

Lire: Les Prés Rient Bio, quand le sort des éleveurs inspire l'intrapreneuriat chez Danone

D'une manière plus générale, comment vous positionnez-vous face à la demande
croissante d'une alimentation "plus durable"?

Tout d'abord, nous pensons qu'une alimentation durable ne peut reposer que sur une agriculture régénératrice, et prenant en compte le bien-être animal comme la nécessité d'améliorer les revenus des agriculteurs. Par agriculture régénératrice, nous entendons une agriculture fondée sur des pratiques promouvant la séquestration du carbone dans le sol au lieu de le libérer dans l'atmosphère, ce qui permet aussi d'avoir plus de matière fertile ainsi que de limiter les risques d'érosion. Aujourd'hui, ces pratiques ne sont pas suffisamment financées à travers les dispositifs européens. La mise en place de mesures plus incitatives est à notre sens l'un des enjeux principaux de la prochaine politique agricole commune.

Comme nous l'avons vu, nous donnons aussi beaucoup d'importance aux circuits courts et à la proximité. Dans les choix des consommateurs liés à l'alimentation durable, ils pèsent en effet aujourd'hui encore plus que le bio, vers lequel nous avons pourtant orienté beaucoup de nos activités.

La question de l'information des consommateurs est aussi essentielle dans le cadre de l'alimentation durable. Nous avons d'ailleurs soutenu l'adoption du label Nutriscore, qui fournit aux consommateurs une information scientifique. Aujourd'hui, en France, il est optionnel, mais nous plaidons dans le cadre de notre Politique alimentaire commune pour qu'il devienne obligatoire dans tous les pays de l'Union européenne. Nous menons aussi une réflexion autour d'une mesure proposée par la Convention citoyenne du climat: l'apposition sur les emballages d'un label de l'impact carbone des produits.

Lire: Notation des aliments : Yuka lance un premier "écoscore", pour "permettre d'agir"

Comment réduisez-vous vos émissions de gaz à effet de serre?

Nous avons une politique ambitieuse sur le carbone. Nous sommes d'ailleurs cités parmi les entreprises les plus performantes au monde en la matière par le Carbon Disclosure Project (CDP). Certaines de nos marques, comme Evian et Volvic, sont déjà devenues neutres en carbone. L'année dernière, en outre, nous avons présenté pour la première fois notre bénéfice net par action ajusté du coût du carbone, fondé sur une évaluation de l'impact carbone de nos activités au prix de 35 euros la tonne. L'intérêt d'utiliser ce référentiel, c'est aussi d'augmenter le niveau de transparence et fournir à la communauté financière les bons outils pour flécher les investissements vers les modèles économiques les plus résilients.

Malgré des résultats globalement positifs par rapport à d'autres entreprises de votre niveau, dans l'absolu vous avez néanmoins encore beaucoup de progrès à faire, régulièrement pointés du doigt par les ONG. Comment avancer encore là dessus?

Nous misons sur quatre leviers principaux pour réduire notre empreinte carbone. Le premier consiste à encore faire baisser nos émissions, en intégrant une approche de scope 3, qui prend en compte l'ensemble de notre chaîne de valeur. Nous transportons par ailleurs la grande majorité de nos produits, y compris l'eau, par train, et l'export de ceux non périssables se fait par cargo. Nous nous sommes engagés à réduire l'intensité de nos émissions de CO2 de 50% en 2030, et à atteindre la neutralité carbone en 2050. Nous avons atteint notre pic carbone en 2019, cinq ans avant la date prévue: notre productivité carbone augmente donc d'année en année.

J'ai déjà mentionné le deuxième levier : transformer les pratiques agricoles en séquestrant le carbone dans le sol. Le troisième consiste dans notre engagement de zéro déforestation: il implique de travailler non seulement sur la souveraineté alimentaire, mais aussi sur la traçabilité des produits que nous sommes encore contraints d'acheter à l'étranger. Le quatrième volet, c'est la compensation des émissions qui subsistent, notamment via le programme Livelihoods Carbon Funds, qui soutient des projets d'agroforesterie comme la restauration de mangroves au Sénégal. Cette compensation est résiduelle.

Comment adressez-vous le défi du plastique de vos emballages?

Il y a quelques mois, nous avons lancé un plan d'investissement de deux milliards d'euros sur les trois prochaines années adressant la question de la recyclabilité et des alternatives aux plastiques à usage unique. Mais nous avons aussi déjà avancé. Près de 80% de nos emballages sont déjà recyclables, compostables ou réutilisables. Nous avons aussi lancé des formats d'emballages différents, notamment pour les bouteilles en plastique, afin de réduire les quantités de plastique. Le plus petit format d'evian, de 20 cl, a ainsi été supprimé.

Nous poursuivons aussi l'objectif d'atteindre 50% de PET recyclé dans l'ensemble de nos emballages en Europe d'ici à 2025, et 100% pour le pôle eaux de Danone.  Nous sommes d'ailleurs très favorables à la mise en place d'un système de consigne, qui seul permettrait d'améliorer les taux de recyclage. Nous sommes d'ailleurs prêts, avec d'autres industriels, à en financer la mise en oeuvre.

Dans tous ces engagements, comment être cohérent dans l'ensemble des pays où vous êtes présents, notamment dans ceux en voie de développement où parfois l'opinion publique est encore moins exigeante en matière environnementale?

Notre plan d'investissement sur le climat concerne le monde entier, comme d'ailleurs nos ambitions en matière de recyclage. Et la pression des consommateurs existe désormais dans tous les pays.

Giulietta Gamberini

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