Les rires et jeux des enfants, les repas pantagruéliques interminables, les cocons domestiques enluminés... L'image d'Epinal des fêtes de fin d'année persiste, aujourd'hui encore, dans l'imaginaire collectif, tant la période est propice aux retrouvailles en famille. Mais, le contexte actuel, marqué par une inflation persistante, pourrait bien être davantage source de tensions au sein de certains foyers. Si l'on en croit la 7e édition de l'enquête Cofidis sur le budget des Français pour Noël, réalisée avec CSA Research, le budget moyen est en berne : 549 euros, contre 749 euros en 2017. Pour les plus modestes, les achats de Noël peuvent même générer de l'anxiété.
De quoi faire réfléchir les aînés, parents et grands-parents en tête. À défaut d'acheter le cadeau tant désiré, pourquoi ne pas glisser un chèque ou quelques espèces dans une enveloppe au pied du sapin ou sous l'assiette du destinataire ? À condition, toutefois, d'avoir quelques éléments en tête, au risque de déclencher des conversations déplaisantes, voire houleuses, a fortiori dans les familles où des conflits sont latents.
Le présent d'usage, un don encadré...
Sur le papier, donner de l'argent à ses enfants ou petits-enfants à l'occasion des fêtes de fin d'année apparaît comme une idée lumineuse. Ce geste étant circonstancié à un événement bien précis, il rentre, a priori, dans la catégorie du présent d'usage, tel qu'il est défini dans le Code civil. « En la matière, il faut regarder le droit civil, puis le droit fiscal », acquiesce Stéphane Jacquin, associé-gérant et responsable de l'ingénierie patrimoniale chez Lazard Frères Gestion.
« Le caractère de présent d'usage s'apprécie à la date où il est consenti et compte tenu de la fortune du disposant », peut-on ainsi lire dans l'épais livre rouge.
Traduction ? « Ce que j'indique généralement à mes clients, c'est que le présent d'usage doit correspondre à une période donnée ou un événement particulier : Noël, anniversaire, mariage, réussite à un examen, baptême, etc », énumère Guy Parlanti, avocat fiscaliste associé à Paris au cabinet Gozlan & Parlanti.
« Si vous avez hérité, et que vous faites un chèque plus important que d'habitude à vos enfants à Noël et au jour de l'An, cela ne relève pas, à mes yeux, du présent d'usage », tranche ainsi Jean-Michel Boisset, notaire dans le Calvados.
... Mais aux contours flous
Dans le cas contraire, le bienfaiteur opère un don manuel ou une donation de somme d'argent, et les répercussions sont singulièrement différentes. En effet, le présent d'usage n'est pas rapportable à la succession, et soumis à fiscalité, comme l'a confirmé le gouvernement dans une question adressée par le Parlement en 2019. Ce n'est pas le cas des donations de sommes d'argent. Elles sont rapportables à la succession, et intègrent ainsi l'assiette fiscale pour calculer les droits qui doivent être acquittés auprès des impôts, au décès du donateur. En revanche, elles permettent de profiter de certains abattements, contrairement au présent d'usage.
Gare à ceux qui seraient tentés de se soustraire, en amont d'une succession, à la fiscalité d'une donation. S'y dérober, c'est prendre, en conscience, de sacrés risques (lire plus bas). Quant à ceux qui pensent déjà être dans les clous, ils feraient bien de relire attentivement le Code civil. Ce dernier comporte une subtilité, en deuxième partie : « Et compte tenu de la fortune du disposant ». Le sous-titre est limpide : le montant présent d'usage - comme les donations et les dons manuels - doit être proportionné aux revenus du donateur. Le souci ? Le droit ne le définit pas de manière claire et exhaustive.
« Il n'y a pas de texte de l'administration fiscale qui permet d'éclaircir ce point, et de déterminer si c'est 5%, 10% ou 15% des revenus ou bien, plus largement, du patrimoine, confirme l'avocat fiscaliste Guy Parlanti. À titre personnel, j'opte pour une logique "d'absence d'appauvrissement", mais il est certain que ce critère doit être apprécié au regard de l'aisance financière et de la situation patrimoniale de chacun. »
Litiges et contentieux
En outre, attention, car les caractères de circonstance et de proportionnalité, indissociables du présent d'usage, peuvent être liés, prévient Jean-Michel Boisset, notaire. « Le montant ne peut pas être le même s'il s'agit de l'anniversaire des deux ans et celui des 18 ans, illustre-t-il. Le grand-père qui achète une voiture à son petit-fils, ça ne va pas forcément être considéré comme un présent d'usage, selon le niveau de revenus et de patrimoine dont il dispose. »
Les aînés qui douteraient encore du poids de ces deux attributs sont avertis. Certes, le droit ne fixe pas de cadre précis. En revanche, la jurisprudence sur le sujet est abondante. « Il n'existe pas de règles claires au regard de toutes les décisions et tous les arrêts rendus par la Cour de cassation », résume, en effet, Stéphane Jacquin, de Lazard Frères Gestion.
En clair, tout s'apprécie, a posteriori, lorsqu'il y a un contentieux, donc au décès du donateur, à l'heure de sa succession, et au cas par cas.
Les interlocuteurs contactés s'accordent sur ce point : le nombre de litiges, voire de contentieux, reste important. À titre indicatif, entre 1994 et 2003, le nombre de dossiers jugés par les affaires familiales, en matière de succession, avait bondi de 15%. Une tendance qui, mécaniquement, n'a pu que se confirmer, compte tenu de l'évolution des modèles familiaux (le nombre de familles recomposées et monoparentales étant en hausse). À simple titre d'illustration, le nombre d'actes de greffes réalisés par les tribunaux judiciaires pour renonciation à une succession est passé de 105.885 en 2018 à 110.659 en 2022, selon les dernières données du ministère de la Justice.
Le fisc à l'affût
En clair, ne pas délimiter clairement la frontière entre présents d'usage et donations de somme d'argent expose à des risques vis-à-vis des héritiers. Le premier, sur le plan civil : un ou plusieurs légataires - a fortiori dans les familles élargies - peuvent s'estimer lésés à la succession, par rapport à un autre. De quoi révéler ou renforcer les dissensions familiales, voire faire éclater la tribu, à l'heure où chacun doit gérer son propre deuil. De fait, le processus peut déboucher sur une procédure à l'encontre de celui qu'ils estiment « avantagé ».
« Le second niveau de contentieux se joue avec l'administration fiscale, rappelle Guy Parlanti. Souvent, elle a tendance, au décès, dans le cadre de son droit de communication, à exiger les relevés des comptes bancaires du défunt sur trois ans, ou au moins sur six mois, voire plus, pour contrôler les virements et les prélèvements qui ont été effectués sur la période et qui pourraient laisser imaginer que des donations ont été réalisées. »
Alors que faire, pour se prémunir, ne serait-ce que, du risque de litige ? « Assez souvent, les clients qui viennent nous voir éprouvent des difficultés à conserver la trace des dons manuels effectués, observe Jean-Michel Boisset, notaire. Si vous faites une déclaration de don manuel, il est important de conserver la copie de ce qui a été mentionné aux impôts, dans la perspective de donations et succession futures. » Quant aux présents d'usage, mieux vaut qu'ils soient comptabilisés, même s'ils ne sont pas rapportables, à priori, à la succession et d'un point de vue fiscal.
Consulter un professionnel
Toujours dans la même logique, mieux vaut corriger une situation de son vivant, appuie le spécialiste du droit. Ce dernier attire notamment l'attention sur des erreurs de compréhension des formulaires. Également vice-président du Congrès des notaires 2024, Jean-Michel Boisset recommande assidûment aux particuliers de se tourner vers ses confrères. À titre d'information, ces professionnels du droit ont reçu 25 millions de personnes dans leurs offices à fin 2022, selon le rapport du Médiateur du notariat.
« Cela ne coûte rien d'aller voir un notaire, pour voir comment on fait, et cela peut permettre de faire pas mal d'économies », martèle-t-il.
Objectif, étudier les pistes en vue d'une éventuelle succession de son vivant : donation-partage, donations, testament, etc. La première, par exemple, « présente l'avantage de bloquer les valeurs au jour de la donation », fait valoir Jean-Michel Boisset, mettant également en avant le droit de retour légal conventionnel. « Le droit de retour légal vous permet de reprendre les biens que vous avez transmis par donation à votre enfant, si celui-ci meurt sans descendants », rappelle-t-on sur le site Service public.
Briser la glace
L'avocat fiscaliste Guy Parlanti, lui, prolonge encore la réflexion. « Je pense qu'il faut rester dans une logique de traitement égalitaire des héritiers, explique-t-il. Dans ce cas, cela ne relève plus de la fiscalité ou du droit, mais de la bonne gestion d'une famille. »
Ainsi, le bienfaiteur peut toujours chercher à privilégier l'un de ses enfants, par exemple. À condition de respecter les règles en matière de succession, à commencer par la démarcation entre réserve héréditaire et quotité disponible. En clair, la part de la succession revenant de fait aux héritiers, et celle que le défunt est libre de léguer comme il l'entend. Le conseil le plus simple reste de communiquer. Jalousie, injustice... Les sentiments amers pourront subsister, chez les héritiers les plus insatisfaits, mais au moins, ils seront prévenus.
Reste que, pour des raisons intimes et propres à chacun, les bienfaiteurs n'ont pas toujours le réflexe ni de communiquer, ni d'anticiper frontalement leur succession.
« Nous sommes sollicités par ceux qui ont du patrimoine, parce qu'ils ont un peu le réflexe notaire, constate Jean-Michel Boisset. Je rangerai les clients dans deux catégories : il y a ceux qui sont conscients qu'il est mieux de transmettre de son vivant, parce que ça coûte moins cher. Ceux-là essaient de commencer assez tôt, parfois même avant 60 ans. À l'inverse, nous avons des clients qui, à mesure qu'ils vieillissent, redoutent de faire des donations par peur de manquer. »
Il ajoute : « Pour certains, nous arrivons à trouver les mots, pour d'autres non. Mais je tiens à préciser que ce n'est pas toujours en lien avec le patrimoine : la position n'est pas toujours cohérente et rationnelle ».