« C'est compliqué de durer dans la mode ». L'affirmation de Gildas Minvielle, directeur de l'Observatoire économique à l'Institut français de la Mode (IFM) n'a jamais pris autant de sens qu'en cette année 2023. Ces douze derniers mois ont vu nombre d'enseignes de prêt-à-porter de milieu de gamme se retrouver en sérieuses difficultés. Cessation de paiement, redressement judiciaire, liquidation... De Camaïeu à Kookaï, en passant par Pimkie, toutes semblent impuissantes face aux géants européens, Zara (appartenant au groupe espagnol Inditex) et H&M installés depuis les années 1990 et, plus récemment, l'arrivée d'une fast-fashion toujours plus agressive, à l'instar de la plateforme en ligne Shein, dont les prix défient toute concurrence. Retour sur une année noire, dont le prêt-à-porter français pourrait avoir du mal à se relever.
Et pour certains, il est déjà trop tard. À commencer par Camaïeu dont le placement en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Lille le 28 septembre dernier a eu un grand retentissement. L'enseigne, qui avait connu un âge d'or - jusqu'à un millier de magasins dans le monde, pour 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires -, a fermé ses portes, au grand dam de ses 2.600 employés. Avant elle, c'est l'enseigne Cop.Copine, en redressement judiciaire depuis le 7 novembre 2022, qui a subi le même sort en février 2023.
« Une alchimie subtile et complexe »
Un mois plus tard, Gap France, propriété de l'empire Ohayon, qui s'est fait connaître ces dernières années en reprenant des enseignes (Camaïeu, Galeries Lafayette, La Grande Récré...) souvent à bas prix ou bradées devant les tribunaux et qui a connu, cette année, plusieurs déboires judiciaires, est, elle, placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Grenoble, avant d'être reprise par l'enseigne sportive, JD Sports.
Quant à Kookaï, la marque créée en 1983 et connue pour ses « Kookaïettes » - ces « jeunes femmes impertinentes et cruelles avec les hommes », selon les campagnes de pub des années 1990 -, a été placée en redressement judiciaire au mois de février. Sept mois plus tard, la justice prononçait sa cession (seulement pour Kookaï France). Depuis, l'enseigne a été partiellement reprise par le groupe Antonelle-Un jour ailleurs. Mais le constat est là :
« C'est une marque qui, à l'époque, était dans l'air du temps, mais les clients à qui elle s'adressait ont vieilli et, comme d'autres, elle n'a pas su se renouveler », analyse Gildas Minvielle.
Il ajoute : « Il faut avoir le bon emplacement, le bon merchandising [techniques de présentation visant à inciter le consommateur à acheter, ndlr], les bons produits, le bon style et le bon rapport qualité-prix... Ce qui requiert une alchimie subtile et complexe dans un univers où le consommateur est devenu plus difficile ».
Une gestion basée sur « un remboursement de la dette »
Et Kookaï n'est pas la seule à ne plus rencontrer son public. La marque a « perdu son histoire française » depuis son rachat par un Australien en 2017, déploraient ses salariés. Comme elle, l'entreprise Naf Naf a été placée en redressement judiciaire, à sa demande, début septembre. Située sur le même positionnement de milieu de gamme, elle a été lancée en 1973 par deux frères, avant de passer entre les mains du groupe franco-truc, SY. D'une gestion familiale avec une stratégie de long terme, ces enseignes sont passées à une logique basée sur « un remboursement de la dette au détriment des investissements », déplore Gildas Minvielle.
« On a observé des changements de prix un peu brutaux, comme a pu le faire le chausseur André [de nouveau placé en redressement judiciaire en février 2023, ndlr] ou encore des évolutions de concepts qui ont déstabilisé le consommateur », pointe-t-il.
Des tentatives destinées à répondre au succès de poids lourds comme Zara et H&M qui, eux, tirent les prix à la baisse. D'autant que « les enseignes françaises historiques ont construit leur dynamique et projeté leur évolution selon une concurrence d'indépendants qui étaient plus chers. Elles se sont donc retrouvées en difficulté face à ces nouveaux venus », contextualise Gildas Minvielle.
Ultra fast-fashion
Auxquelles se sont ajoutées des enseignes fast-fashion moins chères encore, à l'instar de Primark et du redoutable géant chinois de la vente en ligne : Shein. Son modèle : de l'« ultra low-cost », un système basé sur un renouvellement quasi-constant des collections et qui fonctionne à plein régime. « La crise du pouvoir d'achat conforte notre modèle », se félicitait ainsi la directrice générale France de Primark, Christine Loizy, en mars 2023, alors que l'enseigne irlandaise de vêtements à bas prix ouvrait son 23e magasin de 3.500 m2 à Saint-Etienne.
« Dans cette période très difficile pour tout le monde, nous, on marche très bien alors que la crise a maintenant un an (...). On récupère des clients qui n'ont plus les moyens pour des produits plus chers », expliquait-elle à l'AFP.
Une crise qui porte le nom d'inflation. L'envolée des prix débutée au sortir de la crise sanitaire, renforcée par la guerre en Ukraine déclenchée en février 2022, pèse toujours sur le portefeuille des consommateurs. D'autant que la hausse des coûts de l'énergie et des matières premières ont conduit les fabricants de vêtements à remonter leurs tarifs en magasin.
« Les clients ont donc modifié leurs choix pour faire face à la hausse générale des prix et l'habillement est devenu, en quelque sorte, une variable d'ajustement », analyse Gildas Minvielle.
Plus généralement, « en dix ans, la part de l'habillement a reculé de 15% dans le Caddie des Français », précise Pierre Talamon, président de la Fédération nationale de l'habillement (FNH).
Le tournant de la vente en ligne
Dépenser moins... mais consommer plus vite sur Internet. Un tournant de la vente en ligne qu'ont manqué les enseignes françaises, estime le directeur à l'IFM. « Dans les années 2010, certaines ont ouvert trop de boutiques à une époque où il fallait investir dans le e-commerce, assure-t-il. À partir de 2015, on voit que leur nombre commence à se stabiliser, mais le prêt-à-porter est alors déjà confronté à des difficultés ».
En 2022, le chiffre d'affaires du secteur du e-commerce et de la vente à distance progressait de 13,8% en France par rapport à 2021, à 146,9 milliards d'euros, selon les chiffres de la Fevad. Et ce, après deux années déjà marquées par une croissance exceptionnelle du fait de l'épidémie de Covid-19. Bloqués chez eux par les confinements et couvre-feu à répétition, les acheteurs n'ont eu d'autres choix que de consommer en ligne. Une pratique désormais solidement ancrée dans leurs habitudes.
Seconde main et consommation responsable
De quoi parler d'une crise générale du prêt-à-porter ? « On peut le dire », confirme Gildas Minvielle, s'interrogeant sur son ampleur.
« Il y a, effectivement, une population tournée vers la moyenne gamme qui a besoin de petits prix face à l'inflation qui pèse sur son pouvoir d'achat. Mais, chez les catégories plus aisées, on voit apparaître une nouvelle façon de consommer qui montre que les marques avec un positionnement davantage premium ne sont pas non plus à l'abri », explique-t-il.
En effet, une autre habitude est venue s'imposer depuis la crise sanitaire : celle de la seconde main. En 2021 déjà, selon l'Observatoire Natixis Payments, la vente en ligne de seconde main avait grimpé de 51% par rapport à 2020 et de 140% par rapport à 2019.
Là encore par choix financier, mais aussi par souci d'éco-responsabilité. Et certaines marques l'ont bien compris à l'instar de Kiabi, notamment. Ce dernier a développé depuis 2020 une offre de vente de produits d'occasion (275 magasins ou « corners » la proposent sur 570 au total), mais aussi de la location de vêtements et l'écoconception (70% fabriqués ainsi selon la direction). Et la marque s'en porte bien avec une hausse de son chiffre d'affaires de 10% en 2022.
Cette consommation plus responsable pourrait d'ailleurs favoriser les marques made in France (fabriquées en France), souligne Gildas Minvielle, pour qui « il existe une demande favorable à davantage de transparence, de traçabilité des produits qui va favoriser la montée en puissance et l'installation plus solide de ces marques dans le paysage de la consommation ». Bien qu'à un prix plus élevé, elles trouvent de plus en plus leur public.
Toutefois,« il faut être réaliste : s'il n'y a pas de croissance économique, que l'environnement reste fragile et que les classes moyennes demeurent dans une situation dégradée, elles auront besoin de petits prix », rappelle-t-il. Ainsi, les difficultés semblent partie pour durer, en 2024, pour le prêt-à-porter français.
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