Affaire Buitoni : un « cynisme » qui ne passe pas

En 2022, des pizzas contaminées tuent deux enfants. Aujourd’hui, l’enquête judiciaire se poursuit. À Caudry (Nord), l’usine du groupe Nestlé attend son repreneur.
En mars 2023, l’usine Buitoni de Caudry est mise à l’arrêt. En signe de protestation, les salariés plantent des croix à leur nom autour d’un rond-point.
En mars 2023, l’usine Buitoni de Caudry est mise à l’arrêt. En signe de protestation, les salariés plantent des croix à leur nom autour d’un rond-point. (Crédits : latribune.fr)

De temps à autre, Xavier Bertrand aime à rappeler qu'il a eu une vie avant la politique. « Je suis un ancien assureur. Tant qu'un contrat n'est pas signé, il n'est pas signé. » Du côté de Caudry (Nord), l'espoir renaît pourtant enfin. À l'arrêt depuis le mois de mars, l'usine Buitoni, qui employait 140 personnes, pourrait bientôt trouver repreneur. C'est Roland Lescure, ministre de l'Industrie, qui l'annonce à La Tribune Dimanche : « Nous devrions voir des offres fermes être formulées d'ici quelques semaines. » Vraiment ? Ou faudra-t-il, dans un dossier aux multiples rebondissements, patienter jusqu'à l'année prochaine ? « Attendre 2024 est une option que je n'envisage pas, assure le ministre. On faisait de l'agroalimentaire à Caudry avant Buitoni, on en fera après. » Un optimisme dont se méfie le président de la Région Hauts-de-France : « Oui, ça semble en bonne voie, mais j'attends de voir, reprend Xavier Bertrand. Ces gens ne se sont pas bien comportés. Leur attitude a été inacceptable. Je ne leur fais aucune confiance. »

 Escherichia coli

Il n'y a pas si longtemps, le site industriel de Caudry faisait le bonheur de la Région. Patrie de la dentelle de luxe depuis deux cents ans, la ville de 14 000 habitants, située à 15 kilomètres au sud-est de Cambrai, produisait aussi 200 000 pizzas Buitoni par jour. Mais, au début de l'année 2022, des produits contaminés par la bactérie Escherichia coli sortent de l'usine et sont commercialisés à travers la France. Personne ne connaît le nombre exact de personnes intoxiquées, des enfants dans leur immense majorité. Kelig, 2 ans et demi, et Nathan, 8 ans, décèdent. Près de 70 autres sont hospitalisés, parfois en réanimation. Une partie d'entre eux conserveront des séquelles neurologiques, rénales, cardiaques toute leur vie pour avoir simplement mangé une pizza surgelée Fraîch'Up. Interrogé par Envoyé spécial pour une enquête diffusée en octobre 2022, le père de Kelig fond en larmes : « Vous pensez faire plaisir à votre enfant et en fait vous le tuez. » Depuis, les « Buitoni » sont régulièrement insultés et traités d'assassins.

Fondée en 1827 par Giulia Boninsegni et son mari Giovanni Buitoni, la célèbre marque est rachetée par Nestlé en 1988. Propriétaire par le passé de la purée Mousline et des saucisses Knacki, Nestlé reste le premier groupe agroalimentaire au monde avec une galaxie d'entités : Vittel, Hépar, Contrex, Perrier, San Pellegrino ; Nespresso, Nescafé, Nesquik, Ricoré, Chocapic, KitKat, Lion ; les petits pots pour enfants et les laits Guigoz et Nidal ; Maggi ; la nourriture pour animaux Friskies ou Purina. Derniers résultats, selon la direction : une croissance des ventes de 8,4 % en 2022 ; des prévisions annuelles 2023 revues (fin juillet) à la hausse, tablant sur une fourchette de 7 à 8 %.

À la fin de l'année dernière, neuf mois après l'arrêt de la fabrication de pizzas, une des deux lignes de production est relancée à Caudry.

« La direction nous disait que les clients étaient toujours présents, que la grande distribution nous faisait confiance à au moins 70 ou 80 %, relate Stéphane Derammelaere, délégué syndical Force ouvrière. Nous, on y a cru. Et puis, le 2 mars, on est tombés de l'armoire. Finalement, les distributeurs ne voulaient plus de nos produits. »

Débutent alors des négociations entre le groupe, le ministère de l'Industrie, la Région pour arracher un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) satisfaisant.

Reclassements d'employés

« Si les choses se passent mal pour l'emploi, on va leur faire la misère, promet un des cadres de la Région Hauts-de-France, très inquiet. On peut très bien cesser les commandes de produits pour les lycées, proposer au conseil départemental d'en faire de même pour les collèges, appeler au boycott et nuire à leur image. C'est ce qu'ils craignent le plus. Ils ont fait preuve d'un grand cynisme. »

Certes, Nestlé a reclassé un certain nombre d'employés dans d'autres sites lui appartenant. Contacté par La Tribune Dimanche, le groupe, qui confirme qu'un accord de PSE a été signé le 12 juillet et qu'« aucun licenciement ne sera notifié avant le 31 décembre », continue de rémunérer les salariés et s'est engagé à verser 5 millions d'euros (autant que la Région et les communautés de communes du Cambrésis et de Caudry) pour financer un fonds de réindustrialisation locale. Mais pour le maire de Caudry, Frédéric Bricout, le mal est fait : « Une entreprise dans le domaine de l'agroalimentaire semble très intéressée. En attendant, Nestlé ne pourra jamais apurer sa dette. Ils ont fait trop de mal. Les salariés ont été insultés, traînés dans la boue, et jamais le groupe ne les a défendus. Il y a un sentiment de trahison et d'écœurement. Les gens en veulent à mort à Nestlé. » Roland Lescure partage ce sentiment : « Les employés se sentent les victimes collatérales d'un drame dont ils ne sont en rien responsables. »

« Mise en danger de la vie d'autrui » pour Foodwatch

Pendant ce temps, où en sont les poursuites engagées par les familles de victimes ? Une juge d'instruction parisienne continue son enquête. D'où est venue la contamination des produits fabriqués à Caudry ? De la farine, probablement. Mais si Nestlé France, qui n'est pas mis en examen à l'heure qu'il est, a accusé ses fournisseurs, d'autres pistes conduisent à un défaut de propreté, notamment des silos de stockage. Des experts, des salariés soulignent aussi le fait que l'usine était fournie depuis peu en farine non thermisée, non cuite au préalable. Moins chère, mais plus perméable aux bactéries. L'enquête le dira peut-être. L'association Foodwatch a aussi porté plainte en mai 2022 pour sept motifs d'infraction graves, dont « mise en danger de la vie d'autrui ».

Un avocat toulousain, Pierre Debuisson, a pris la défense de l'immense majorité des plaignants. Sur la page d'accueil de son site Internet figure une capture d'écran le représentant lors de l'enquête d'Envoyé spécial. Au domicile d'une des deux familles endeuillées, on le voit s'indigner que, « dix mois après les faits, aucune audition des victimes, aucune mise en examen » n'ait eu lieu. « C'est une aberration totale. » Début 2023, l'avocat promettait une « class action, la première en France », et se faisait fort de faire condamner la multinationale. Puis, du jour au lendemain, plus rien. Injoignable. La raison ? Un accord signé le 31 mars. De l'argent en échange d'un silence total de sa part et des familles et de l'abandon de toute poursuite. Nul ne connaît le montant de la somme versée par Nestlé. On sait juste que Me Debuisson exigeait 250 millions d'euros de dommages et intérêts en cas de condamnation. En 2022, Nestlé a revendiqué un volume total de ventes s'élevant à 97,4 milliards d'euros.

À ce sujet, le groupe explique à La Tribune Dimanche : « Chacune des personnes concernées recevra de la part de Nestlé France une proposition indemni-taire qui fera suite à une évaluation médicale et qui tiendra compte, de manière équitable, de la gravité des préjudices et de chaque situation. Dans le cadre de la procédure pénale, Nestlé France continue à collaborer avec les autorités judiciaires. »

Condamnation pour harcèlement

Une femme a déjà réussi à faire condamner la société, mais pour harcèlement. Ancienne haute cadre de l'Organisation mondiale de la santé, Yasmine Motarjemi a ensuite été chargée de la sécurité alimentaire de Nestlé pendant plusieurs années. Très vite, elle dénonce des manquements, des pratiques qu'elle juge inacceptables, une politique du silence. En 2010, elle est licenciée. Mais au bout de plus de dix années de combat, elle obtient de la justice suisse la reconnaissance du harcèlement moral dont elle dit avoir été victime. Le 7 janvier 2020, la cour d'appel du tribunal cantonal de Vaud condamne Nestlé pour une violation de la loi sur le travail, en l'espèce l'article 328, qui stipule que « l'employeur protège et respecte [...] la personnalité du travailleur » et « manifeste les égards voulus pour sa santé ».

Début 2023, Nestlé accepte finalement la condamnation et verse 2 millions de francs suisses (2,07 millions d'euros). Rien n'étonne l'experte dans l'affaire Buitoni : « Je m'y attendais tôt ou tard. Nestlé fait preuve d'une arrogance et d'un aveuglement liés à la taille et à la puissance de l'entreprise. Ils savent qu'en cas de problème ils peuvent acheter le silence des victimes. Or j'ai constaté que la gestion de Nestlé était truffée de failles, avec une résistance à l'amélioration. Contrairement à leur slogan selon lequel la sécurité des aliments est une priorité non négociable, toute amélioration revenait à ramer à contre-courant et ne coulait pas de source. »

Yasmine Motarjemi assure qu'en 2005, « à la suite d'un rappel de lait infantile contaminé par des traces d'un composant chimique de l'encre sur l'emballage, Nestlé a lié les bonus des managers au retrait des produits ». Elle poursuit : « Si le problème peut rester non détecté, les managers sont incités à ne pas retirer les produits. Dès lors, quelle confiance pouvons-nous avoir en leurs produits ? » Que pense-t-elle du règlement à l'amiable avec les familles de victimes ? « Si j'avais perdu un enfant dans une telle situation, je n'aurais jamais conclu un accord, car l'argent ne le ramènera pas. Mais il faut savoir que dans mon cas la procédure a duré douze ans. Nestlé a déployé tous les moyens pour me détruire. Il est donc compréhensible que les parents veuillent limiter les dégâts sur leur famille. »

En France, une avocate se bat encore contre le géant suisse. Spécialiste de la sécurité alimentaire, Me Nathalie Goutaland défend quatre familles dont les enfants ont été intoxiqués eux aussi par les pizzas, dont une petite fille qui a dû être hospitalisée pour une atteinte rénale.

« Mes clients ne veulent pas d'argent prioritairement, ils veulent d'abord comprendre comment la santé de leurs enfants a pu être mise en danger, explique cette dernière. Dans ce dossier, auquel l'accès aura été compliqué, Nestlé mais aussi les services de contrôle ont pu avoir des défaillances. Je suis la première à avoir soulevé le fait que l'usine de Caudry, au moment où éclate l'affaire, ne disposait pas de l'agrément sanitaire pour produire ces pizzas composées en partie mais pas totalement d'aliments transformés. C'est tout simplement incroyable. Selon les éléments qui ont été portés à ma connaissance, le statut administratif du site n'était pas conforme à la législation. Il faut que l'on puisse savoir la vérité, et il ne faudrait pas que cette affaire soit étouffée, ce que je n'ai aucune intention de laisser faire. »

« Nestlé est une pieuvre »

Richard Ramos fait partie des rares parlementaires à s'être indignés de la mort des deux enfants, du scandale sanitaire et du sort de l'usine. Le député (MoDem) du Loiret a longtemps espéré la constitution d'une commission d'enquête parlementaire. « Nestlé est une pieuvre, accuse-t-il. Et le manque de réaction du gouvernement est révélateur de la déconnexion des élites avec le peuple et du poids des lobbies. » Le jour où il prend connaissance de l'accord à l'amiable avec les familles, il sait que le projet tombe sans doute à l'eau. « Pour ces gens, le fric est supérieur à la politique et au juridique. Que pouvais-je faire sans les familles ? Mais la démarche pénale est toujours ouverte. J'ai ce dossier sur mon bureau et je ne veux pas le refermer. » Si la possibilité d'assister un jour à un procès Buitoni n'a pas disparu, celle d'un grand débat national s'amenuise. « Quand vous voulez monter une commission d'enquête, il vous faut des alliés, décrypte une ancienne ministre de la Santé. Or là... Maintenant que les familles ont été payées, que l'usine va être fermée... » Elle ajoute simplement que, « certes, ça n'empêche pas la tenue d'un procès ». Et que sinon, « à titre personnel », plus jamais elle n'achètera une pizza Buitoni.

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Commentaires 6
à écrit le 16/10/2023 à 4:08
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[ Et que sinon, "à titre personnel", plus jamais elle n'achètera une pizza Buitoni. ] Nestlé sera alors heureux de vous vendre ses cornets de crème glacée à la farine de caroube turque extrêmement toxique à l'oxyde d'éthylène dont les dem...

à écrit le 15/10/2023 à 16:29
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De la pizza à un enfant de 2 ans et demi .. il n avait pas autre chose de plus intelligent à faire manger à son enfant ? Ou est ce par facilité et paresse ? Jamais mes parents ne m’ ont donné de la «  bouffe. Industrielle » à cet âge là …

à écrit le 15/10/2023 à 16:29
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De la pizza à un enfant de 2 ans et demi .. il n avait pas autre chose de plus intelligent à faire manger à son enfant ? Ou est ce par facilité et paresse ? Jamais mes parents ne m’ ont donné de la «  bouffe. Industrielle » à cet âge là …

le 16/10/2023 à 8:05
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Super commentaire. Tu dois être parmi les noms sur le rond point toi. L'usine était archi crade, complètement hors de contrôle. La direction est responsable et les salariés aussi, je suis sur que les syndicats devaient être super réac et empêcher tou...

à écrit le 15/10/2023 à 9:20
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Le lobby agro-industriel a tué les contrôles qui la concernaient ou les fausse, combien de scandales encore bien pires que celui-ci passé sous silence ? L'agro-industrie, combien de cadavres dans les placards ? L'obscurantisme décomplexé.

le 15/10/2023 à 16:50
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"L'obscurantisme décomplexé". Exactement 👏

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