Deux ans après le lancement du chantier, l'euro numérique, la version digitale de la monnaie européenne, va être dotée d'un premier cadre législatif. La Commission européenne a en effet proposé mercredi 28 juin deux propositions de règlement pour encadrer l'usage de ce nouvel actif numérique, prévu comme une alternative aux espèces dans un monde de plus en plus numérisé. « L'euro est une réussite européenne évidente : une monnaie mondiale de confiance qui symbolise notre force, notre unité et notre solidarité. Cependant, comme de plus en plus de gens choisissent de payer par voie numérique, l'euro devrait refléter l'ère numérique et s'y adapter », a présenté Vladis Dombrovskis, vice-président exécutif au sein de la Commission européenne.
La Banque centrale européenne (BCE) avait lancé un « projet pilote » à l'été 2021 dans l'idée de proposer un euro numérique de détail d'ici 2028. Ce projet prévoyait une forte implication des Etats membres en raison « des conséquences considérables pour les citoyens et les entreprises de la zone euro, ainsi que sur la stabilité financière », écrivaient les ministères des Finances français et allemand.
Une construction politique
Ce projet, tout comme celui de la création de l'euro, est avant tout politique. Il est lancé sous l'impulsion de projets privés de cryptomonnaies comme moyen de paiement, à l'image du Libra puis Diem de Facebook (finalement abandonné) ou du développement par d'autres banques centrales, en premier lieu celle de la Chine populaire, de version digitale de leur monnaie.
« Les travaux ont été très inspirés par ce besoin d'assurer une autonomie stratégique de nos paiements en Europe », reconnaît un haut fonctionnaire européen à Bruxelles. Ce qui traduit un virage sur l'aile de la part de la Commission européenne qui avait pour doctrine de considérer l'émission de monnaie électronique comme relevant strictement des acteurs économiques du marché.
Depuis le début des réflexions en 2019, il a été surtout question de délimiter le périmètre de cette monnaie numérique. C'est ce que proposent aujourd'hui ces deux propositions de règlement au sommet de l'UE.
Une monnaie de détail pour tous
A quoi va donc ressembler l'euro numérique ? « C'est une forme numérique des espèces en euro », résume-t-on du côté de Bruxelles. C'est donc une monnaie numérique de banque centrale de détail, positionnée comme un moyen de paiement au quotidien et qui sera distribué gratuitement (et obligatoirement) par les banques commerciales, sous la forme d'un « wallet » (portefeuille numérique) logé au sein d'une application mobile ou en ligne.
L'euro numérique sera donc accessible aux 350 millions de consommateurs et 50 millions d'entreprises de la zone euro. Il sera à la fois gratuit et non rémunéré. Le texte européen prévoit également de plafonner une transaction à 3.000 euros pour éviter les abus mais sans doute aussi pour parer à tout risque de « bank run », c'est-à-dire de fuite des dépôts des euros numériques vers la banque centrale en cas de crise de confiance à l'égard d'un établissement bancaire. La crise bancaire américaine du printemps 2023 a marqué les esprits.
Paiement offline
L'euro numérique ne sera pas une monnaie programmable, c'est-à-dire dédiée à certaines dépenses, comme le paiement des impôts. Comme pour les espèces, c'est l'utilisateur qui décide de payer ou non avec l'euro numérique. Ce nouveau moyen de paiement sera accepté par tous en zone euro, y compris pour les paiements transfrontaliers. La Commission insiste sur le volet inclusion financière de l'euro numérique, alors que l'accès au cash commence à poser problème dans certains pays, notamment pour les populations les plus fragiles ou isolées.
« Soixante pour cent des Européens pensent qu'il est important de conserver l'argent liquide comme moyen de paiement, mais il est de plus en plus évident que l'acceptation de l'argent liquide et l'accès à celui-ci posent problème. C'est pourquoi nous agissons pour inscrire dans le droit communautaire la définition de la monnaie légale, afin que nos citoyens puissent continuer à payer en espèces dans l'ensemble de la zone euro pour les transactions quotidiennes », affirme Paolo Gentiloni, Commissaire européen à l'Economie dans un communiqué de presse.
Enfin, et c'est une innovation (qui reste cependant à développer), le paiement offline (sans connexion internet), par exemple de téléphone à téléphone, sera possible pour coller au plus près de l'usage des espèces. Les paiements seront par nature instantanés et la Commission assure un niveau élevé de confidentialité des données personnelles, comparable là aussi au paiement en cash. Concrètement, ni la banque centrale européenne, ni les banques centrales nationales n'auront accès à l'identité des particuliers ou des entreprises, certifie la Commission.
« Il ne s'agit pas d'un projet Big Brother », a affirmé la commissaire aux Services financiers, Mairead McGuinness.
Tout ça pour ça ?
Reste ensuite à expliquer auprès de l'opinion et des banques l'intérêt du projet. Les banques commerciales, qui regardent l'émergence de l'euro numérique de détail avec beaucoup de méfiance, de peur sans doute de se voir priver d'une partie de leurs ressources, ont beau jeu de répéter que l'euro numérique ne répond à aucun besoin, compte tenu de la panoplie déjà existante de moyens de paiement et du projet paneuropéen EPI, porté par de grandes banques européennes.
« Le pourquoi de l'euro numérique reste une question à creuser », reconnaît une source proche de la BCE. « Nous avons quelques éléments liminaires aujourd'hui sur le pourquoi, les drivers comme on dit si bien, de l'euro numérique. Mais, surtout, nous sommes dans un monde où l'usage des espèces est en train de diminuer de manière très claire et les banques centrales doivent logiquement se demander que devient le cash dans un monde numérique. La réponse aujourd'hui est de dire qu'il faut créer un billet de banque numérique, qui renvoie aussi à des questions d'indépendance stratégique, d'autonomie dans le monde des paiements de détail dans un cadre européen. Les réponses ne sont pas encore évidentes », ajoute cet expert à La Tribune.
Défendre la monnaie de la banque centrale (européenne)
Du côté de la Commission, on se veut pragmatique. Il s'agit tout d'abord de maintenir l'accès à la monnaie de la banque centrale à l'ère du numérique (et de ne pas se laisser grignoter par d'autres monnaies numériques). Ensuite, l'euro numérique est une garantie que les paiements fonctionnent toujours dans un monde numérique, avec le même degré de sécurité que l'euro.
C'est également un moyen de paiement qui pourra être utilisé partout en zone euro, et en toute circonstances, contrairement aux moyens de paiements actuels (cash excepté, et encore), qui restent très fragmentés (un belge ne peut pas utiliser sa carte à un péage en France, sauf s'il a une carte Visa ou Mastercard). C'est aussi, selon un proche de la Commission, « l'assurance d'avoir une protection des données à un niveau jamais atteint dans le numérique ».
« C'est vrai que pour l'instant il n'y a pas un besoin vraiment important de sortir un euro numérique. Mais, quand on voit à quelle vitesse l'économie se numérise, il y aura certainement dans le futur de nouveaux besoins pour lesquels il y aura une nécessité d'avoir une monnaie numérique. C'est pour cette raison qu'une centaine de pays dans le monde sont en train de réfléchir ou de développer des monnaies numériques », avance une autre source à Bruxelles.
Rassurer les banques
La réussite de l'euro numérique repose sur l'adhésion des banques commerciales. Ce n'est pas gagné. « Si nous avons un EPI qui fonctionne, on peut se poser la question de l'utilité de l'euro numérique. On peut toujours faire des choses qui ne servent à rien, ce ne sera pas la première ou la dernière fois », a avancé Thierry Laborde, directeur général délégué de BNP Paribas, lors d'une présentation début juin de la stratégie de la banque en matière de paiement. Au passage, l'euro numérique pourrait être facilement intégré au wallet EPI, qui a d'ailleurs participé aux travaux de la BCE.
Pour la Commission européenne, l'avènement de l'euro numérique ne devrait pas bouleverser l'équilibre du modèle économique actuel des paiements (gratuité pour le consommateur, commissions pour le commerçant). « L'objectif est bien que les coûts du secteur soient couverts, sinon ça ne pourra pas fonctionner. Il n'y a pas de raison de se méfier du modèle économique », estime-t-on à Bruxelles. D'autant que la Commission espère que les coûts des infrastructures de l'euro numérique seront moins élevés que dans les systèmes actuels.
Enfin, le risque de fuite des dépôts pourrait être compensé par une ligne de refinancement spécifique auprès de la BCE. Pour les partisans du projet, l'euro numérique devrait au contraire renforcer le rôle d'intermédiaire des banques face au monde décentralisé des cryptos en créant une passerelle entre le compte bancaire et le wallet.
L'enjeu de la confiance
« Il y a encore beaucoup de questions ouvertes », estime un responsable paiement d'une grande banque mutualiste. Mais, ajoute-t-il, « il faut prendre en compte deux choses importantes. Tout d'abord, la monnaie qui renvoie à un enjeu énorme, celui de la confiance. Lors du passage à l'euro, les banques ont assuré un énorme travail d'accompagnement sur plusieurs années des consommateurs et des commerçants, notamment sur une crainte d'une hausse brutale des prix. Le passage à l'euro numérique sera sans doute autrement plus complexe à mettre en œuvre car porteur de bouleversements bien plus profond pour les utilisateurs. D'où le deuxième sujet primordial, celui de la technologie. Il est absolument stratégique de savoir comment se positionner sur ce terrain ».
Une certitude tout de même : la technologie retenue devra servir des usages et des usages simples. « C'est ce qui doit nous guider pour éviter de transformer un projet d'expert en un désastre commercial simplement au nom du progrès technologique », avance un banquier.
Les choix technologiques ne sont pas encore arrêtés. La BCE devrait clore une phase exploratoire en octobre prochain et les gouverneurs décideront de la phase suivante. En réalité, la BCE est engagée dans une phase de « réalisation » qui peut durer plusieurs années, en collaboration étroite avec l'ensemble des parties prenantes, dont les banques (avec quelques ratés fin 2021 et début 2022), et bien sûr avec le législateur et la Commission.
La blockchain à l'écart
La BCE a bien évidemment l'expérience d'infrastructures de place qui ont su faire leur preuves (comme Target et Target 2). C'est plutôt sur cette piste que la BCE travaille. « L'euro numérique ne sera pas forcément sur une blockchain », indique un expert. Les réflexions de la BCE sur l'architecture sont d'ailleurs publiques et la banque centrale ne cache pas sa très grande réserve sur les technologies blockchain « qui ne sont certainement pas favorites », précise un banquier central.
En revanche, les expérimentations réalisées par la Banque de France sur la monnaie numérique de banque centrale de gros ont démontré avec succès la possibilité de lancer celles-ci rapidement en s'appuyant sur la technologie des blockchains.
Rien n'est donc figé dans le marbre, loin s'en faut. A Bruxelles, on assure que cet euro numérique sera « évolutif » et « un produit décidé démocratiquement ». Le travail législatif ne fait donc que commencer. Mais les élections européennes de juin 2024 risquent de reporter encore un peu plus l'organisation du trilogue (Commission, Conseil européen et Parlement européen) sur l'euro numérique.
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