Les fameux dividendes de la paix des années 1990-2000 plombent aujourd'hui l'Europe. Car pendant près de 30 ans - soit depuis la fin de la guerre froide -, les pays européens, principalement, se sont bercés d'illusions estimant soit naïvement, soit cyniquement que la paix mondiale régnerait désormais sur le monde. Ce en dépit de l'irruption de conflits très violents qui ont éclaté durant ces trente dernières années (Irak, Afghanistan, Congo, Kosovo, Érythrée, Bosnie-Herzégovine, Soudan, Burundi, Tigré...). Sans oublier non plus l'omniprésente menace terroriste. Les gouvernements européens ont donc massivement désinvesti dans leur outil militaire sans état d'âme et, surtout, sans vraiment aucune vision stratégique alors que la Chine et la Russie augmentaient colossalement leurs dépenses de défense.
Avec le retour de la guerre en Europe, le retour à la réalité est brutal et le rattrapage en un claquement de doigts est bien sûr impossible. En Europe de l'ouest, à l'exception de la Grande-Bretagne (69,9 milliards de dollars), l'Allemagne (57,8 milliards), la France (56,9 milliards), l'Italie (34,6 milliards) et l'Espagne (20,9 milliards), les dépenses militaires des autres pays européens n'excédaient pas 20 milliards de dollars en 2022 (source SIPRI, dollar US constant 2021).
Défense : désinvestissement massif de l'Europe
Un désinvestissement constaté par la Commission européenne, notamment la direction générale de l'industrie de la défense et de l'espace, qui s'est emparée des dossiers de défense depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle observe que « les récentes augmentations budgétaires des États membres surviennent après des années de coupes substantielles et de sous-investissements considérables ». Après avoir chuté à un point bas en 2014 et en 2015 (251 milliards), les dépenses de défense des pays de l'Europe occidentale ont atteint 305,5 milliards de dollars en 2022 (source SIPRI), soit environ le même montant qu'en 1990 (302,8 milliards). C'est dire... « C'est un tel sous-investissement dans les dépenses de défense qui est à l'origine des lacunes industrielles et capacitaires observées dans l'Union et des faibles niveaux actuels de stocks d'équipements de défense », a regretté la Commission européenne.
Aujourd'hui, dans la perspective d'un conflit de haute intensité, les États membres veulent rapidement augmenter leurs budgets de défense pour acquérir des équipements militaires. Mais il en résulte une demande supérieure aux capacités de production de la base industrielle et technologiques de la défense européenne, qui correspondent actuellement à celles prévues en temps de paix. En outre, les cessions de systèmes d'armes à l'Ukraine, conjugués à un niveau de stocks adapté à celui également prévu en temps de paix, font apparaître des déficits urgents et critiques en ce qui concerne les équipements militaires. Sans oublier les lacunes capacitaires des armées européennes. Malheureusement, il a fallu une guerre pour que les pays de l'Union européenne (UE) s'aperçoivent de l'importance de disposer d'un outil militaire.
Entre 1995 et 2001 (gouvernements Juppé et Jospin), les dépenses de défense de la France ont fortement chuté de plus de 30 %, passant de 40,1 milliards à 27,9 milliards de dollars (en dollar courant), selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Celles de la Grande-Bretagne ont beaucoup joué au yo-yo entre 2008 et 2017 avant de réenclencher une forte hausse à partir de 2017 passant de 52 milliards en 2017 à 68,4 milliards de dollars en 2022 (+ 31,5%, en dollar courant). Résultat, les armées européennes sont pour la plupart exsangues ou presque à l'exception de la Grande-Bretagne et de la France. Mais le modèle échantillonnaire des deux plus grands pays européens en matière de dépense de défense les rend très vulnérables à une guerre de haute intensité. En France, la future loi de programmation militaire (2024-2030) confirme la croissance des dépenses militaires. Mais elle reste insuffisante au regard des enjeux militaires et géostratégiques de demain.
L'effort vertigineux de la Chine depuis 1994
Pendant que l'Europe désinvestissait, la Chine s'est massivement renforcée sur le plan militaire. Ce qui n'a d'ailleurs pas alerté les pays européens, aveuglés simplement par le vaste marché commercial chinois. Si elle est le deuxième pays au monde pour les dépenses militaires, avec un montant estimé à 292 milliards de dollars en 2022 (13% des dépenses mondiales), selon le SIPRI, elle est toutefois restée loin, très loin derrière les États-Unis (877 milliards d'euros en 2022) numéro un en termes de dépenses de défense. C'est quand même 4,2 % de plus qu'en 2021 et surtout 63 % de plus qu'en 2013. « Les dépenses militaires de la Chine ont augmenté pendant 28 années consécutives », rappelle le SIPRI. Les dépenses de défense chinoises sont passées de 9,8 milliards à 292 milliards de dollars (dollar courant) entre 1994 et 2022 (102,8 en 2007). Soit une hausse carrément vertigineuse de 2.879 %.
« En 2030, le tonnage de la marine chinoise sera 2,5 fois supérieur à celui de la marine américaine qui, en dépit de ses efforts, restera stable, voire continuera à se réduire, tandis que la flotte chinoise croît de façon géométrique », a souligné en juillet 2022 le chef d'état-major de la marine nationale, l'amiral Pierre Vandier. En juillet 2019, son prédécesseur l'amiral Christophe Prazuck avait quant à lui rappelé que la marine chinoise construit « l'équivalent en tonnage de notre marine nationale tous les quatre ans ». Cet effort colossal en matière de dépenses militaires pourrait interroger les Occidentaux, y compris les industriels qui s'approvisionnent en Chine.
Russie, un bond colossal
Depuis 1999, la Russie a plus ou moins régulièrement augmenté ses dépenses de défense, passant de 6,4 milliards de dollars à 86,3 milliards en 2022 avec un pic en 2013 à 88,3 milliards (dollar US courant). Soit un bond colossal de 1.248 % en 23 ans. En 2022, les dépenses militaires russes ont augmenté de près de 9,2 %, pour atteindre environ 86,3 milliards de dollars (dollar US courant). Cela équivaut à 4,1 % du produit intérieur brut (PIB) de la Russie en 2022, contre 3,7 % en 2021. Alors qu'elle était au cinquième rang en 2021, la Russie accroche le podium des États les plus dépensiers en matière de défense derrière les États-Unis et la Chine mais devant l'Inde (81,3 milliards en dollar courant) et l'Arabie Saoudite (75 milliards).
« La différence entre les prévisions budgétaires de la Russie et ses dépenses militaires réelles en 2022 suggère que l'invasion de l'Ukraine a coûté à la Russie bien plus qu'elle ne l'avait envisagé », a expliqué Lucie Béraud-Sudreau, directrice du programme dépenses militaires et production d'armement du SIPRI.
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