Navettes autonomes : « un enjeu pour le premier et le dernier kilomètre » (Etienne Hermite, Navya)

GRAND ENTRETIEN. A l’issue d’une transformation engagée il y a 18 mois, le lyonnais Navya accélère et veut laisser le mauvais karma derrière lui. La société, fondée en 2014 sur les cendres du groupe Induct, s’est recentrée autour de la fourniture de systèmes de conduite pour les navettes autonomes, avec plus d’une centaine de navettes déployées au sein de 23 pays. Avec, comme dernière signature en date, un accord visant à équiper les futurs « Bluebus » autonomes du groupe Bolloré. Le français veut damer le pion aux Gafa en se concentrant sur le segment des transports collectifs autonomes, encore émergeant.
Le président du directoire du lyonnais Navya, Etienne Hermite, voit dans le développement des navettes autonomes un enjeu pour le premier et le dernier kilomètre, en vue de permette une décarbonation des transport de manière plus massive.
Le président du directoire du lyonnais Navya, Etienne Hermite, voit dans le développement des navettes autonomes un enjeu pour le premier et le dernier kilomètre, en vue de permette une décarbonation des transport de manière plus massive. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Vous avez repris les commandes de la jeune pousse Navya en 2019, près de quatre ans après sa création et une période quelque peu chahutée ayant abouti sur un changement de gouvernance. Qu'est-ce qui a changé depuis le départ de son fondateur, Christophe Sapet ? Lors de votre reprise, vous aviez défendu un changement de stratégie...

ETIENNE HERMITE - Navya est encore une startup qui a été effectivement chahutée, comme le sont très souvent les sociétés qui démarrent assez vite et qui ont à un certain moment besoin de se repositionner. Depuis ses débuts, Navya avait intégré beaucoup d'activités et le moment était venu de se poser la question de savoir ce que la société voulait réellement faire dans le domaine des véhicules autonomes.

Nous avons travaillé à repositionner sa stratégie, en prenant le parti de développer les systèmes de conduite autonome, qui permettent d'atteindre un niveau 4 d'autonomie sans opérateur de sécurité à bord, au sein d'un domaine d'opération défini en termes de vitesse et de complexité de l'environnement.

Quelles sont les applications visées avec ces systèmes de conduite autonomes, dits de niveau 4 ?

La première application que nous ciblons est celle de la navette dans laquelle nous souhaitons petit à petit pouvoir retirer l'opérateur de sécurité au sein de certains cas d'usages précis, c'est-à-dire lorsque la vitesse est réduite, et que le véhicule opère dans certains environnements.

Bien que nous ne nous positionnions plus comme un constructeur, nous continuons de fabriquer en interne des navettes car cela nous permet d'avoir un démonstrateur de nos technologies, puis de les déployer ensuite sur tout type de plateformes. C'est par exemple le cas avec le groupe Charlatte, avec qui nous avons déployé nos technologies sur des tracteurs logistiques qui servent à déplacer les bagages au sein des aéroports.

Pourquoi avoir choisi de vous retirer de la position de constructeur automobile ?

Nous nous sommes aperçus que lorsque le marché du véhicule autonome se développerait, la demande serait surtout centrée vers la conception et l'intégration de systèmes embarquant des capteurs ainsi qu'une intelligence permettant d'assurer la sécurité des passagers. Car il existait déjà des fabricants de bus ou de voiture qui fabriquent déjà les véhicules.

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Sans compter qu'il ne s'agit pas de systèmes plug-and-lay : il faut pouvoir ensuite assurer la cartographie de l'environnement de ces navettes, la maintenance des logiciels, superviser et fournir de la formation sur les outils, etc.

Sur ce marché, notre valeur-ajoutée réside dans l'intégration de ces savoir-faire au sein des véhicules existants ou à créer, dont nous pouvons contribuer à la conception, mais pas à fabriquer seuls. C'est typiquement le positionnement que nous défendons avec le partenariat en développement avec Bolloré concernant ses Bluebus.

Ces bus de dernière génération de 6 mètres de long pourraient embarquer nos technologies, avec l'objectif de sortir prochainement un premier prototype.

Quel est l'impact de ce nouveau positionnement sur votre modèle économique ?

Nous allons vendre d'abord un pack destiné aux véhicules autonomes, qui sera composé de la puissance de calcul, des capteurs, ainsi que de tous les accessoires intégrés dans le véhicule, permettant la conduite de manière autonome. Nous générons ainsi des revenus récurrents, issus à la fois des licences logicielles et des services associés de supervision, formation, etc.

Nos clients sont directement les opérateurs qui opèrent des services de transport collectif (RATP, Transdev, Keolis, etc) voire de nouveaux opérateurs qui souhaiteraient adresser le marché des navettes autonomes avec une offre spécifique.

À terme, il existe de nouveaux modèles à imaginer, avec de vrais services de MaaS (mobility as a service) qui permettraient de développer des modèles où l'on paie au kilomètre parcouru par exemple.

La course sur le marché des véhicules autonomes est très forte, avec des prises de positions marquées par les Gafa. Quel est plus précisément le segment de marché que vous visez ?

Nous ne visons pas tant le marché du véhicule en lui-même, que celui du chauffeur, qui serait ainsi remplacé par ces nouveaux services.

A titre d'illustration, la France compte près d'un million de personnes dont le métier est de conduire des véhicules, quel que soit leur type : transpalettes, chariots, balayeuses, etc. Même si nous n'en adressons qu'une petite partie, cela reste un marché considérable.

C'est pourquoi nous n'avons pas l'ambition de déployer directement des systèmes capables de conduire au niveau 5 pour des véhicules de type voiture, c'est-à-dire quel que soit l'environnement, la vitesse ainsi que le parcours.

Le type de d'investissements nécessaires se chiffre en dizaines de milliards de dollars, alors que de notre point de vue, les cas d'usages pour les véhicules autonomes de niveau 4 sont tout à fait accessibles et plus immédiats à adresser.

Pour chaque type de véhicule, il y a un travail d'intégration et d'adaptation à effectuer, auquel les GAFA ne semblent pas accorder la priorité : nous nous positionnons sur ces marchés « spéciaux ».

A quel type d'usages pensez-vous précisément et à quel horizon seraient-ils atteignables ?

Il peut s'agir de cas où il n'y a pas de piétons, pas d'enfants, et pas de surprises pouvant survenir, à l'image d'un site industriel par exemple, où les salariés ont besoin de se déplacer d'un endroit à l'autre en permanence. Nos systèmes sont actuellement capables de répondre à ce type de demande, à l'origine en embarquant un opérateur de sécurité. Nous pourrons ensuite petit à petit augmenter le niveau de complexité et donc l'autonomie de ce niveau 4, tout en démontrant la sécurité de nos systèmes.

Il y a quelques années, quand on parlait de véhicules autonomes, on avait l'image de voitures qui allaient circuler partout en se conduisant toutes seules. Mais ce n'est pas comme ça que le marché de la conduite autonome va advenir : il s'agit plutôt d'un secteur où l'on va commencer graduellement, en proposant des choses simples qui vont se sophistiquer petit à petit.

C'est par exemple le cas des bus en site propre, qui offrent des schémas proches du tramway, c'est-à-dire en vitesse cadencée, avec un service fiable et régulier.

On a souvent pointé la limite de ces systèmes, lorsqu'il s'agit par exemple de choisir entre deux types d'obstacles, comme un piéton et un chien sur la chaussée. Où en est-on sur le traitement de ce type de cas par les systèmes de conduite autonomes ?

Il faut d'abord rappeler que plus on va vite, plus on met de temps mais aussi de distance pour s'arrêter. Et plus la puissance de calcul doit elle aussi être démultipliée, pour analyser en même temps les différents paramètres de son environnement.

Le cerveau humain doit lui-même faire le tri entre un grand nombre d'informations, proportionnellement à la vitesse, lorsqu'il conduit. C'est la raison pour laquelle notre cerveau ne nous permet pas non plus de rouler à 130 km/heure en ville.

Mais en démarrant avec des vitesses plus lentes et des environnements moins complexes, les systèmes peuvent petit à petit faire la preuve de leur sûreté et engranger un certain nombre de données et d'expérience, en vue d'améliorer leurs performances.

Vous envisagez toujours à terme d'adresser le transport urbain, qui se caractérise par plus de complexité ?

Nous voyons en effet un enjeu très important au sein du transport public et notamment du premier et du dernier kilomètre. Car si l'on veut décarboner massivement les transports, il faut que l'offre de transports publics soit mieux maillée, notamment sur ces deux points.

Étant donné que fournir qu'un transport avec chauffeur peut s'avérer trop coûteux, les collectivités sont justement à la recherche de systèmes permettant d'opérer des transports plus réguliers sur le dernier kilomètre, c'est-à-dire en zone périurbaine peu dense, pour amener par exemple les passagers aux trains de banlieue.

Nous ne souhaitons pas communiquer sur une date à ce sujet, mais l'objectif est de voir arriver des véhicules autonomes dans un horizon de temps raisonnable.

Les contraintes réglementaires, qui pouvaient constituer un frein au développement de ce marché, ont-elles suffisamment évoluées pour permettre d'envisager la commercialisation de ces véhicules ?

Nous sommes en train de progresser et le gouvernement français est assez allant sur ce sujet. Des groupes de travail sont en train de rédiger des processus qui vont permettre aux opérateurs de transport et à leurs partenaires de faire certifier le niveau de sureté de leurs systèmes par des organismes indépendants. Avec l'objectif qu'ils puissent ensuite gagner un cran d'indépendance et rouler sans opérateur de sécurité. C'est un peu comme si les systèmes de conduite autonomes passaient leur permis de conduire !

Lire aussi : Véhicule autonome : Axa s'associe à Navya pour inventer l'assurance de demain

Pour l'instant, ce n'est possible qu'avec des dérogations accordées pour certaines expérimentations, en France comme dans d'autres pays. Nous sommes par exemple en train de le faire depuis quelques mois à Châteauroux, avec l'opérateur Keolis, où nous débarquons les opérateurs de sécurité des véhicules afin qu'ils les supervisent à distance, depuis un poste de contrôle.

Quels sont aujourd'hui les premiers retours concernant le niveau de fiabilité observé sur ces véhicules ?

Nous mesurons notamment le nombre d'arrêts d'urgence qui sont décidés par les opérateurs de sécurité à bord, à l'intérieur duquel on retrouve à la fois des arrêts justifiés et d'autres qui, lorsqu'on rejoue le film, auraient été anticipés par le système. Le plus grand enjeu pour nous est de réduire les premiers.

Le taux de reprise en main actuel de nos systèmes par des opérateurs est extrêmement faible (chiffre non communiqué), mais nous n'avons pas encore atteint un niveau qui nous permet de retirer un opérateur au sein d'un environnement complexe, qui comprendrait plusieurs facteurs simultanés, tels qu'un trafic automobile important, des feux rouges, des piétons, etc.

Justement, Navya continuer de déployer à bas bruit depuis plusieurs mois un certain nombre d'expérimentations avec différents partenaires au sein de 23 pays. Où en êtes-vous sur le terrain du déploiement et des expérimentations « grandeur nature » de vos systèmes ?

Nous avons déjà déployé près de 182 véhicules à travers 23 pays au total, dont 23 navettes Autonom Shuttle vendues, rien qu'en 2020.

Nous avons désormais des expérimentations de navettes opérant « sans safety driver » au sein de la fédération hospitalo-universitaire et de recherche américaine Mayo Clinic aux Etats-Unis et nous travaillons aussi en Norvège ou au Japon, sur un projet permettant de réaliser le premier et le dernier kilomètre au sein des transports publics pour les seniors qui souhaitent aller faire leurs courses en ville.

En France, nous avions déjà développé un tracteur logistique autonome avec le groupe Charlatte au sein des entrepôts aéroportuaires et nous menons actuellement une expérimentation à Châteauroux, où des navettes de niveau 4 effectuent des déplacements entre le parking et l'accueil, en partenariat avec le transporteur Keolis.

Navette Navya Charriot

En région Auvergne Rhône-Alpes, nous avions terminé une expérimentation sur deux ans au sein du quartier Confluence avec le Sytral et Keolis, qui reliait la pointe de la Presqu'île au Port de Lyon, en vue de renforcer l'offre de transports en commun. Une autre expérimentation relie actuellement le terminus du T3 au parc OL (Groupama Stadium), sur un parcours urbain composé de feux rouges et de ronds-points, lui aussi en partenariat avec Keolis.

Nous avons aussi un projet sur la zone d'activité de Meyzieu, qui va de la gare à une zone d'activité, avec le transporteur Berthelet ainsi qu'une autre expérimentation, cette fois en zone rurale, avec des navettes qui relient la gare de Crest (Drôme) à une zone d'activité plus éloignée, située à 6 ou 7 km avec l'opérateur Bertolami.

Quels premiers retours pouvez-vous dresser de ces expérimentations, et qu'en est-il notamment de "l'acceptabilité sociale" de ses nouvelles technologies, qui pourrait devenir un enjeu pour leur déploiement ?

Globalement, l'acceptabilité est forte et immédiate une fois que les gens ont découvert et vu cet étrange objet, que représente la navette autonome. Une fois qu'ils sont montés dedans, les appréhensions disparaissent dès lors que l'on propose un bon service et qu'ils en voient la valeur ajoutée.

Même si le modèle économique pour les collectivités est encore en cours de construction, ces dernières constatent également que les navettes autonomes représentent une opportunité de baisser le coût de production de leurs services de transports et d'assurer un meilleur maillage du dernier et du premier kilomètre.

D'après nos premières estimations, réaliser un kilomètre en transports publics coûterait actuellement près de 0,50 euro par passager, et l'on pourrait potentiellement diviser ce coût de service par deux, ce qui permettrait aux collectivités de développer plus largement leur offre de transport en commun.

Face à la concurrence des Gafa sur ce marché, la technologie française (Navya possède deux sites près de Lyon, à Villeurbanne et Vénissieux, ainsi qu'à Paris et aux Etats-Unis) a-t-elle tout de même une place à prendre ?

Les Gafa ont investi des dizaines de milliards sur ces sujets, mais ont surtout orienté leurs recherches sur la voiture individuelle jusqu'ici, en vue de fournir par exemple le marché des taxis. Même s'il s'agit d'un marché colossal, nous avons plutôt fait le choix de nous concentrer sur les navettes et le transport collectif, ce qui nous a permis de prendre de bonnes positions aux États-Unis puisque nous sommes aujourd'hui l'opérateur ayant équipé le plus de navettes sur ce territoire à ce jour.

Nous ne nous placerons donc pas sur les mêmes créneaux que les Gafa comme Google, qui visent quant à elles le marché de l'autonomie de niveau 5 immédiatement. Cette stratégie devrait toutefois nous permettre de voir émerger ce marché à plus court terme.

Côté en bourse depuis 2018, le cours de votre action a été électrique au cours des derniers mois, avec des hausses atteignant +200%, depuis l'annonce du lancement des navettes sans opérateur de sécurité à bord au Centre National de Tir Sportif (CNTS) de Châteauroux. Comment l'expliquez-vous et disposez-vous désormais de suffisamment de fonds pour assurer vos propres développements ?

En Europe, il n'est pas si fréquent d'avoir des sociétés cotées en Bourse, qui n'ont pas encore abouti leur développement technologique. Et qui n'ont pas encore de modèle de business établi avec des revenus et une profitabilité.

Il est vrai que nous sommes rentrés en Bourse assez tôt, après plusieurs levées de fonds successives. Cette entrée nous a cependant permis de lever des fonds sur le marché, et nous avons pu également bénéficier d'un prêt de la Banque Européenne d'Investissement et de ses investissements pour le climat, dont Navya a pu bénéficier.

Lire aussi : Bourse : Navya cale au démarrage

Nous avons également fait entrer un investisseur, le fonds Coréen Esmo Corporation qui a investi 20 millions d'euros et nous avons bénéficié d'un prêt garanti de l'Etat en 2020. Si bien que notre niveau de trésorerie, qui atteint désormais les 30 millions d'euros, nous permet de financer nos développements. Sur près de 300 collaborateurs, près de la moitié sont encore dédiés à la R&D.

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Commentaires 2
à écrit le 09/03/2021 à 19:52
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L’humain inventera un nouvel virus meurtrier pour obliger , imposer les populations à utiliser ces navettes autonomes.

à écrit le 09/03/2021 à 8:16
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Donc elle n'est pas autonome cette navette, ouf...

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