French Tech : pourquoi n'y a-t-il pas plus de licornes dans l'immobilier ?

Depuis le début de l'année 2022, la France compte cinq jeunes pousses supplémentaires valorisées plus d'un milliard de dollars, mais pas une de plus dans l'immobilier malgré une méga levée de 100 millions d'euros. La faute au cadre réglementaire ? au silotage de l'industrie ? au temps long ? Alors que Zefir annonce lever 20 millions d'euros, startuppeurs et investisseurs en débattent dans La Tribune.
César Armand
(Crédits : iStock)

Elles s'appellent PayfitAnkorstoreQontoExotec ou encore Spendesk. Entre le 6 et le 18 janvier dernier, elles sont devenues les 21è, 22è, 23è, 24è et 25è licornes françaises, c'est-à-dire des jeunes pousses non cotées et valorisées plus d'un milliard de dollars. Concrétisant avec trois ans d'avance la volonté du président Macron de compter vingt-cinq licornes en 2025.

Au lendemain de l'annonce dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne du gouvernement français de mobiliser 3,5 milliards d'euros d'argent public européen, dont 1,5 par la France, pour générer dix super géants européens de la tech, c'est-à-dire valorisés plus de 100 milliards d'euros, force est de constater que les startups de l'immobilier ne suivent pas tout à fait cette tendance.

Certes, il existe au moins une licorne dans cette industrie: IAD qui a levé 300 millions d'euros en 2021. Ce réseau de mandataires n'a jamais eu ni agences physiques en centre-ville, ni de frais fixes liés à un loyer ou à du matériel mais propose à ses entrepreneurs des abonnements à une plateforme de services logiciels, juridiques et rédactionnels.

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8 levées de fonds dans l'immobilier depuis début 2022

Une disruption des agents immobiliers traditionnels qui a le vent en poupe. Le réseau Propriétés-privées.com, marque ombrelle du groupe Oryx, a annoncé en janvier avoir levé 100 millions d'euros. C'est vingt fois plus que son concurrent Sextant Properties qui a levé 5 millions d'euros, lui aussi le mois dernier.

Depuis début 2022, six autres jeunes pousses ont levé des fonds: 13 millions pour l'acheteur de résidences secondaires Prello, 30 millions pour le comparateur de taux Pretto, 3 millions pour le développeur de logements étudiants Roof, 4,5 millions pour le gestionnaire de chantiers de rénovation Placeshaker, 10 millions pour le garant anti-loyers impayés Unkle et 1,4 million pour la plateforme de construction bas-carbone Kompozite.

Des sommes néanmoins en rien comparables aux 45 millions d'euros levés par Matera depuis sa création en 2017 sur la promesse de réinventer le métier de syndic. Après avoir publié des affiches "Merci Syndic", la jeune pousse vient d'être reconnue coupable d'actes de concurrence déloyale et de pratiques commerciales déloyales et trompeuses et d'être condamnée à payer 20.000 euros de dommages et intérêts à la Fédération nationale de l'immobilier (FNAIM) Grand Paris, à Foncia et au Syndicat national des professionnels immobiliers (SNPI).

Le cadre législatif et réglementaire, voilà l'ennemi !

Il n'empêche: son DG Raphael Di Meglio conserve son franc-parler et juge que "si d'excellents entrepreneurs ont réussi à créer de superbes produits, ils se heurtent systématiquement à la même problématique : l'impossibilité de pénétrer correctement le marché parce que la primeur est donnée au prestataire existant".

"Par exemple, on peut aujourd'hui changer du jour au lendemain de fournisseur d'énergie, de mutuelle salariée, d'assurance habitation mais il faut attendre parfois jusqu'à trois ans pour changer de syndic", ajoute-il. "Tant que les chambres professionnelles feront l'alpha et l'oméga de la politique immobilière, le logement ne pourra bénéficier de l'incroyable vent entrepreneurial français qui bénéficie à d'autres secteurs", insiste le co-fondateur de Matera.

Le cadre législatif et réglementaire qui favorise la rente et le statu quo plutôt que l'innovation, voilà l'ennemi ! Raphael Di Meglio n'est pas pour autant le seul à le dire. Spécialiste de l'achat immobilier en moins trente jours, le e-buyer Zefir annonce, ce 10 février, lever 20 millions d'euros auprès du géant américain Sequoia Capital, fonds d'investissement de 45 milliards d'euros qui investit encore dans Google.

"Les frais de notaire sont un gros frein à l'innovation, que ce soit à la vente ou à l'achat. Côté acheteurs, je vois émerger des jeunes pousses qui aident les investisseurs, mais côté vendeurs, je ne vois pas beaucoup d'investissements du côté de chez SeLoger et Le Bon Coin", assène son PDG Rémy Fabre.

Une logique de temps long

L'immobilier obéit en effet à une logique de temps long, que ce soit celui du chantier ou celui de la transaction. Il faut encore trois mois minimum entre la signature d'un compromis et celle de l'acte authentique, sans compter les semaines à chercher le bien et à valider le financement.

"Historiquement, les entrepreneurs ont adressé des sujets tournés vers la consommation en temps réel. L'immobilier reste, lui, un sujet de temps long plutôt difficilement compatible avec les velléités de vitesse d'une startup" abonde Ludovic de Jouvancourt, DG de Prello.

D'autant que l'industrie reste hyper silotée, d'une part entre les logements anciens et l'immobilier neuf, d'autre part de la construction à la sortie en passant par l'entrée dans les murs.

"Le secteur se distingue par sa complexité et ses spécificités qui le rendent particulièrement fragmenté et difficile à appréhender", confirme Damien Cuny.
"On peut citer plusieurs particularités du secteur, comme par exemple la diversité des typologies de bâtiments, le nombre d'intervenants que ce soit en phase de construction ou d'exploitation qui ont tous leurs propres préoccupations", poursuit le DG de Kompozite.

Comment faire émerger des licornes dans ce cas ?

Et si la question devait être posée autrement: à savoir, comment faire émerger des licornes dans l'immobilier ? Pour Matthieu Luneau, DG et co-fondateur d'Unkle, fintech spécialisée dans la garantie de loyers impayés qui ambitionne de devenir un guichet unique de l'immobilier à terme, il faudra prioritairement de la concentration entre jeunes pousses, des partenariats forts entre startups et grands réseaux immobiliers et une "éducation spécifique et poussée" des agents immobiliers au numérique.

"Beaucoup d'opportunités de partenariats ou consolidation sont à anticiper avec comme objectif principal de créer le guichet unique de l'immobilier, ce qui aura également un effet positif sur les valorisations", appuie Thomas Venturini, directeur général et cofondateur de l'agence immobilière en ligne Liberkeys.

Reste que la numérisation de l'immobilier demeure un chemin de choix... "Il suffit d'imaginer comment on fabriquait une voiture en 1950 comparé à aujourd'hui, et de faire le même exercice avec la construction d'un bâtiment pour s'en rendre compte", grince Damien Cuny, directeur général de Komposite.

"Les entreprises qui cartonnent dans l'immobilier sont celles qui vont trouver un bon dosage entre l'humain et la technologie", temporise Pierre Chapon, cofondateur de Pretto. "Je caricature un peu, mais un business de pur logiciel peut être plus attractif aux yeux de certains investisseurs. Nous, à l'inverse, nous jouons sur les deux tableaux pour créer un actif de long terme", embraye-t-il.

Est-ce la faute des investisseurs ?

En réalité, la réponse est peut-être à aller chercher du côté des financeurs ? Pour Oussama Bourhaleb de Roof, "en Europe, nous n'avons pas de Softbank. A partir de la série B (troisième vague), il n'y a plus beaucoup de financeurs européens", pointe-t-il.

"L'immobilier est un marché avec de très fortes barrières: nationales, locales, à l'échelle du bâtiment et capitalistiques", rétorque Diego Harari, directeur du développement durable et de l'innovation de Vinci Immobilier. "Toutes ces limites à la croissance font que les startups de l'immobilier qui réussissent finissent souvent plus comme des PME que comme des licornes", enchaîne celui qui a lancé un fonds de corporate venture mi-2019.

Biberonné à l'idée qu'il n'y avait rien à faire pour un venture capital dans l'immobilier du fait de cycles longs, Mathias Flattin, directeur général des fonds proptech chez le lyonnais Axeleo, estime que cela a changé en Europe fin 2018.  L'explosion démographique dans les villes, le changement de paradigme social, les pressions  environnementales ainsi que la crise Covid qui impose plus de productivité et qui accélère des transformations sociétales "passent nécessairement par l'adoption d'innovations", affirme-t-il.

"Au niveau européen c'est un marché qui explose puisque de nouvelles sociétés sont créées chaque jour. Et les sociétés en création lèvent d'abord un tour de pré-amorçage ou d'amorçage. C'est la cible de notre fonds, nous sommes les premiers investisseurs professionnels à entrer à leur capital. Et on estime qu'il y a en Europe 6 à 8 fonds d'amorçage qui sont comme nous dédiés à la Proptech", dit encore Mathias Flattin.

Tel ce dernier qui pense que la France n'est pas le pays qui a démarré le plus tôt le mouvement pro-startup, le cofondateur de l'association Real Estech Vincent Pavanello considère qu'il faudra encore attendre quelques années. "Il se passera des choses intéressantes sur des business b-to-c sur des gros marchés (transaction, syndic, assurance habitation, courtage", estime-t-il. Et de citer les transactionnaires Safti et Propriétés-privées, l'entreprise Matera, les assurtech habitation Luko, Acheel et Leocare, le courtier Pretto et l'aide à l'investissement locatif Masteos.

"IAD est la première licorne mais d'autres entreprises vont la rejoindre d'ici à trois ans car le modèle des réseaux de mandataires est en passe de supplanter celui des agences traditionnelles dans les années à venir", prêche en ce sens et pour sa propre paroisse Michel Le Bras, président de Propriétés-privées.com.

De son côté, le deuxième cofondateur de Real Estech, Robin Rivaton, directeur d'investissement chez Eurazeo, assure que les investisseurs américains et asiatiques capables de financer des licornes recherchent prioritairement des sociétés avec une présence européenne ou internationale.

Or, relève-t-il, "les business model comme la transaction immobilière sont susceptibles de générer des gros volumes mais restent à l'échelle nationale à la différence du marché américain, et les investisseurs ne considèrent pas cela comme du revenu récurrent donc donnent un plus faible multiple".

Pour Robin Rivaton, les sociétés françaises pouvant approcher du statut de licorne seraient à aller chercher du côté de l'administration de biens ou de l'acquisition pour investissement locatif.  "Ma conviction c'est que l'ascensoriste WeMaintain sera peut-être la première licorne du secteur", affirme-t-il encore.

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