Marché de l'énergie en Europe : l'opinion croisée des patrons de GDF Suez et E.On

Concurrence, Etats actionnaires, Copenhague... Les patrons des deux grands groupes européens de l'énergie, GDF Suez et E.On, confrontent leurs analyses pour La Tribune.

La Tribune - Vous dirigez deux des principaux fournisseurs d'énergie en Europe. Qu'attendez-vous de la prochaine Commission européenne ?

Gérard Mestrallet : nous sommes, comme Bruxelles, en faveur d'une concurrence accrue. Dans ce domaine, la Commission a encore beaucoup de pain sur la planche. Mais la sécurité d'approvisionnement et la protection de l'environnement ont tout autant d'importance. Il est temps qu'une politique énergétique commune soit établie en Europe.

Wulf Bernotat : je partage le point de vue de mon collègue. Il reste encore beaucoup de pays où il faut libéraliser le marché et privatiser les opérateurs. Par le passé, la Commission s'est occupée avec zèle du cas allemand. J'imagine que le prochain commissaire à la concurrence s'occupera davantage de la France, où la concurrence est encore trop faible.

GM : mais pas dans le domaine du gaz. Nous allons conclure avec la Commission un accord sur l'accès au marché français du gaz pour la libéralisation de 50% des capacités aux frontières.

WB : c'est mieux mais ce n'est pas encore parfait. En Allemagne, nous avons déjà beaucoup de concurrents, aussi bien pour l'électricité que pour le gaz. Les deux entreprises françaises EDF et GDF Suez, par exemple, sont présentes chez nous depuis des années déjà. Le marché allemand est bien plus ouvert aujourd'hui que le marché français.

- Acceptez-vous ces critiques ?

GM : il est exact que dans aucun autre pays occidental, vous ne verrez un acteur contrôler plus de 65 % de son marché. Ca n'existe qu'en France. Mais avec son nouveau projet de loi, le gouvernement a ouvert la voie pour une plus grande concurrence. Il souhaite amener progressivement les tarifs au niveau du marché et offrir aux concurrents l'accès aux capacités nucléaires.

- Etes-vous d'accord pour dire que le marché allemand est plus ouvert ?

GM : il est vrai qu'il a beaucoup évolué. Au début de la libéralisation, le marché allemand était l'un des plus complexes pour une entreprise comme la notre. Par exemple, il n'existait aucun régulateur. Les choses ont changé, et la Commission européenne a forcé E.On à vendre des centrales, ce qui nous a permis d'acquérir de nouvelles capacités.

- Qu'est-ce qui vous gêne encore ?

GM : la coopération avec les Stadtwerke (1) n'est pas simple.

WB : GDF-Suez a tout de même une participation dans le fournisseur de gaz berlinois Gasag.

GM : une participation minoritaire.

WB : évidemment, on ne rencontre pas ce genre de problème en France, car il n'y a pas de Stadtwerke. Sur le marché de l'électricité, il y a juste l'entreprise EDF qui gère tout, de la production à la mise à disposition auprès du consommateur. Et pour le gaz, GDF Suez, qui couvre tout de l'importation à la commercialisation.

- Depuis 10 ans, Bruxelles s'efforce en vain de créer un marché unique de l'énergie. Les consommateurs allemands, français et britanniques paieront-il un jour le même prix ?

GM : même après toutes ces années, le marché a encore besoin d'évoluer. Depuis le 1er juillet 2007, chacun des 450 millions d'utilisateurs a le droit de choisir son fournisseur d'électricité et de gaz. Mais pour beaucoup de gens, ce n'est qu'un choix théorique, pas encore viable. Les choses doivent s'améliorer.

WB : cela restera impossible tant que ces prix seront à ce point déformés par les impôts et les taxes qui diffèrent d'un pays à un autre. Les fournisseurs n'y peuvent rien. Il faut plutôt regarder les prix de gros, et là on voit une tendance à l'harmonisation, tout du moins en Europe centrale. En France, au Benelux, en Autriche et en Suisse, on voit se développer un marché commun avec des prix presque semblables.

- Qu'est-ce qui fait obstacle à ce développement ?

GM : les moyens de transport de l'électricité et du gaz d'un pays à un autre ne sont pas encore suffisants. Il n'y a pas non plus assez de points d'interconnexion aux frontières. Au final, l'électricité doit pouvoir circuler comme sur une plaque de cuivre.

WB : je me demande aussi si nous avons vraiment besoin d'une bourse énergétique à Leipzig, Paris et Amsterdam. Il est du devoir de la Commission européenne de se prononcer plus fermement contre les différentes taxes et subventions imposées dans chaque pays.

- Serait-il utile de mettre en place un organisme de réglementation européen ?

WB : oui, ce serait une bonne chose en dernière étape. Mais pour le moment, nous sommes assez réglementés et il est plus urgent d'harmoniser les différents systèmes.

GM : je suis absolument d'accord. Il est trop tôt pour mettre en place un tel organisme. Mais à la fin, lorsque le marché européen fonctionnera, il nous faudra effectivement quelqu'un pour faire respecter de façon homogène un "code de la route" unique en Europe.

- Avec ce marché interne, ne courons-nous pas le risque à long terme de ne voir que quelques grosses entreprises comme Eon ou GDF Suez subsister ?

GM : au contraire. L'approche de la Commission Européenne, qui consistait à examiner chaque marché et à amoindrir l'importance des fournisseurs, était erronée. L'Europe a besoin de grandes entreprises aux reins solides. Ce sont les seules qui ont les moyens d'investir dans de nouveaux réseaux ou de nouvelles centrales. Ce sont les seules qui peuvent négocier avec les grands producteurs de gaz d'égal à égal. L'Europe a les plus grands besoins énergétiques au monde mais ne possède pas suffisamment de ressources propres.

WB : aucun de nous ne domine encore réellement le marché européen.

Certes, mais vous avez déjà beaucoup de pouvoir sur votre marché national

WB : tout cela devient de plus en plus relatif au fur et à mesure qu'on s'oriente vers un système européen. Nous avons échangé 5000 mégawatts de capacités avec des concurrents français, autrichiens et norvégiens, ce qui ne nous laisse plus qu'une part de 15 pour cent en Allemagne. Dans ces conditions, on ne peut plus vraiment parler d'une position dominante.

- Wulf Bernotat, lorsque GDF et Suez ont fusionné en 2008, vous avez critiqué cette démarche parce qu'elle était encouragée par l'Etat français.

WB : j'ai dit qu'à mes yeux, cette fusion était d'inspiration politique et que le gouvernement l'avait accélérée. Fondamentalement, je trouve que les gouvernements ne devraient jouer aucun rôle dans de telles fusions. Que toutes les entreprises européennes du secteur de l'énergie soient entièrement privatisées, voilà une décision que je saluerais.

- Gérard Mestrallet, êtes-vous satisfait de votre propriétaire ?

GM : oui. L'Etat est un bon actionnaire. Mais il est faux de dire que la fusion a été initiée par l'Etat. Je la souhaitais et j'y ai longuement travaillé, durant six ou sept ans. Cette fusion était tout simplement sensée. Ensemble, nous pouvons mieux maîtriser les défis, en termes d'investissements notamment.

WB : Je ne veux pas nier non plus la logique économique, mais j'aurais préféré que GDF Suez ait des actionnaires privés.

- Les gros actionnaires publics portent-ils atteinte à la concurrence ?

GM : je vois les choses différemment, tout comme l'UE d'ailleurs. Aucune directive européenne n'interdit d'avoir un actionnaire public. Il doit seulement se comporter comme un actionnaire responsable sans fausser la concurrence. C'est le cas chez nous.

WB : que l'Etat regagne de l'influence dans de nombreux pays me rend soucieux. EDF et GDF Suez en France, Enel en Italie, de nombreux opérateurs en Scandinavie et en Europe de l'Est se trouvent plus ou moins sous l'influence des gouvernements. En Europe, plus d'une entreprise sur deux dans le secteur de l'énergie affiche une participation de l'Etat supérieure à 25%. Cette part a même augmenté ces dernières années.

- Pourquoi avez-vous alors choisi la France comme un de vos principaux terrains d'élection hors de vos frontières ?

WB : le marché énergétique français est l'un des plus importants d'Europe. Il n'a quasiment pas d'autre choix sur le long terme que de s'ouvrir davantage à l'économie privée. Du côté politique, on s'inquiète même du manque de ressources financières pour renouveler le colossal parc nucléaire de 58 réacteurs. Des capitaux privés provenant d'investisseurs étrangers seraient donc plus que bienvenue. Pour E.On, c'est une opportunité intéressante.

GM : aux Etats-Unis par exemple, la loi interdit qu'une entreprise étrangère soit majoritaire dans une centrale nucléaire. Pour la France, j'attends une évolution progressive. Le nouveau réacteur EPR prévu à Penly par exemple appartiendra majoritairement à EDF, nous y participons avec Total à hauteur de 34 pour cent, le reste est ouvert à des partenaires européens. Si jamais la France voulait construire un troisième réacteur, GDF Suez pourrait assumer pour la première fois la direction du projet. EDF et Eon seraient alors des partenaires potentiels pour nous.

- A propos de la construction du réacteur à Penly, Wulf Bernotat, comment se déroulent les négociations avec EDF concernant une participation d'E.On au projet ?

WB : en bref, nous sommes intéressés, le dialogue est installé. Aucune limite n'est fixée, nous avons le temps.

- Gérard Mestrallet, Wulf Bernotat, vous plaidez pour une plus grande ouverture du marché et davantage de concurrence. Par le passé cependant, vos entreprises ne semblent pas avoir pris ce sujet aussi au sérieux, comme le montre la sanction contre les cartels de la Commission européenne....

WB : vous parlez à juste titre du passé....

GM : je parlerais plutôt de préhistoire...

WB : la sanction de l'UE porte sur des agissements datant des années 70. La Commission aurait dû à mon sens classer le dossier. Que puis-je dire sur des événements dont avaient à répondre mes pré-prédécesseurs ? A l'époque, la situation du marché était totalement différente et le traité en question avec Gaz de France n'a jamais été appliqué.

GM : vous ne devez pas non plus oublier qu'à cette période, en 1975, le marché du gaz français était un monopole légal.

- Au sujet du gaz russe, vous êtes impliqués tous les deux, ne serait-ce pas une bonne occasion d'annoncer la participation de GDF Suez au gazoduc Nord Stream en mer Baltique ?

WB : Gérard, je te laisse volontiers la parole...

GM : merci ! Les négociations se déroulent effectivement bien, nous sommes prêts à participer à Nord Stream. Je suis optimiste en pensant que nous atteindrons un résultat, peut-être même avant la fin de l'année. Mais nous menons des négociations avec E.On, BASF, Gasunie et Gazprom, c'est subtil.

- Nous parlions d'ouverture du marché et de libéralisation, des dispositions qui ne sont pas encore arrêtées. Cela implique-t-il que la consolidation va elle aussi progresser ?

WB : au vu de la situation difficile sur les marchés financiers, je ne prévois aucune grosse transaction dans un avenir prévisible.

GM : c'est exactement ma vision des choses. Tous les grands groupes comme Eon ou EDF, Enel, Iberdrola, RWE ou GDF Suez, ont déjà atteint une taille critiqueau plan industriel. Par ailleurs, les autorités de concurrence auraient du mal à accepter une grosse fusion. En considérant les sociétés de second rang, je peux quand même imaginer que dans les dix prochaines années, quelques rapprochements aient encore lieu. Après tout, on a assisté à la fin des années 90 à des contacts répétés entre Eon et Suez....

WB : c'était avant que j'arrive...

GM : oui, j'ai eu à cette période des conversations intenses avec Ulrich Hartmann (actuellement président du conseil de surveillance d'Eon, NDR). Mais en y repensant, je crois que l'époque n'était pas encore mûre pour une telle association. Car de cette opération serait né un groupe trinational, composé de parties allemande, belge et française. C'était simplement trop compliqué. Aujourd'hui, E.On et GDF Suez sont devenus trop importants pour fusionner ensemble.

- Gérard Mestrallet, pouvez-vous imaginer que dans dix ans une centrale nucléaire en France puisse être contrôlée par une entreprise privée étrangère ?

GM : nous franchirions déjà une première étape si une entreprise privée française, telle que la nôtre, avait le droit d'exploiter un réacteur en France.

WB : je ne revendique pas la majorité. Une centrale nucléaire coûte tellement cher qu'il faut plusieurs partenaires. On pourrait commencer par des joint-ventures, ouvertes aux étrangers.

- Dans quelques jours débute la conférence sur le climat à Copenhague. Qu'en attendez-vous ?

WB : nous devons définir des objectifs contraignants au niveau mondial et établir un marché unique pour le CO2 qui permettent de définir efficacement des prix. Nous avons besoin d'un engagement des Etats-Unis, car les Américains ont l'argent et la technologie nécessaires pour réduire significativement leurs émissions. Avant que les Etats-Unis ne pointent la Chine du doigt, ils devraient d'abord commencer par montrer l'exemple, à l'instar de l'Europe. Pour les objectifs climatiques, la date de début est également un point clé. Dans le Protocole de Kyoto, il a été déterminé que l'Allemagne devait réduire ses émissions d'ici 2012 de 21% ; l'année 1990 a été posée comme point de repère. D'après ces mesures, l'Allemagne a déjà rempli son obligation aujourd'hui. Les Etats-Unis exigent à présent de choisir l'année 2005 comme date de référence et évoquent de réduire leurs émissions d'ici 2020 de 17%. Mais si l'on considère cette proposition en se référant à l'année 1990, ceci correspond seulement à une réduction de CO2 de trois pour cent. Entre 1990 et 2005, les émissions ont en effet augmenté aux Etats-Unis mais pas en Europe.

GM : il est impossible d'exiger de pays comme la Chine, l'Inde ou le Brésil des efforts et des restrictions d'émissions si les pays développés ne les précèdent pas. La protection du climat dans des Etats comme la Chine porterait en effet d'abord atteinte à la croissance et enlèverait ainsi à des millions de Chinois la chance de sortir de la pauvreté. Je vois donc également les Etats-Unis comme un moteur absolument nécessaire. La position personnelle d'Obama nous donne un certain espoir. L'Europe a déjà assumé un rôle précurseur, mais nous ne devrions pas rester seuls dans ce rôle. Copenhague sera décisif.

(1) entreprises publiques locales en charge de la distribution de gaz et d'éléctricité
(2) actuel président du conseil de surveillance d'E.On

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