Inévitablement, les conséquences de la guerre russo-ukrainienne imprègnent le débat public en Europe. Et mettent au jour la faiblesse substantielle de certaines des politiques publiques menées depuis plusieurs décennies sur le Vieux Continent, notamment dans le domaine de l'énergie. Car après l'avoir cultivée, les Vingt-Sept ne peuvent plus ignorer leur immense dépendance aux hydrocarbures provenant de Russie, nécessaires pour faire tourner une bonne partie de leur économie, en alimentant par là-même celle du pays de Vladimir Poutine.
D'autant qu'à cette crise s'en ajoute une autre, aggravée par la première. L'explosion historique des prix du gaz, du pétrole et de l'électricité, dont les cours flambent depuis l'automne dernier, menace le pouvoir d'achat des citoyens consommateurs.
La secousse est telle que le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, l'a comparée il y a quelques jours au choc pétrolier des années 1970. A cette période, pour passer la crise, une vaste campagne initiée par le gouvernement de Raymond Barre invitait les Français à « chasser le gaspi », autrement dit à économiser l'essence. C'était l'époque du fameux slogan de Valéry Giscard d'Estaing, « en France, on n'a pas de pétrole mais on a des idées », qui déboucha essentiellement sur...le passage à l'heure d'été en 1976.
Plus de quarante-cinq ans plus tard, la petite musique s'installe à nouveau. Et de la stigmatisation du modèle « Amish » opérée par Emmanuel Macron, réfractaire à l'imaginaire punitif du « retour de la lampe à huile », le tabou s'étiole peu à peu autour d'un concept jusqu'ici presque inaudible : celui de la sobriété énergétique.
Une manière de tourner le dos aux hydrocarbures russes
Notamment pour se chauffer, alors que la température moyenne des Français est passée de 19°C à 21°C entre 1986 et 2003. La semaine dernière, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a ainsi communiqué sur le sujet, assurant que la baisser d'1°C dans chaque foyer permettrait à l'Europe d'économiser environ 10 milliards de mètres cubes de gaz en un an, soit environ 10% des importations russes sur le continent.
Interviewée lundi par Les Echos, la directrice générale d'Engie elle-même, Catherine MacGregor, a fait valoir que les utilisateurs industriels pourraient « réduire temporairement leur consommation de gaz » et les « Français baisser leur consommation, leur chauffage ». Et d'ajouter qu'« un degré en moins sur une durée de douze mois, cela représente dix à 15 TWh de gaz économisé » en France.
« Le ministre de l'économie n'est pas là pour dire vous devez faire ceci ou vous devez faire cela », avait réagi dès le lendemain Bruno Le Maire sur BFM-TV. Avant de reconnaître, à demi-mots, que « nous allons tous devoir faire un effort ».
Des efforts plutôt qu'un choix
Et pour cause, réaliser des économies apparaît aujourd'hui comme plus contraint que choisi. De fait, les prix à la pompe ont passé cette semaine la barre fatidique des deux euros le litre, accusant une hausse supérieure et plus rapide que celle qui avait déclenché en 2018 la crise des Gilets jaunes. Quant au gaz, son cours a atteint lundi le record historique de 345 euros le mégawatt heure (MWh), bien loin des 40 euros/MWh enregistrés à l'été dernier. Et la situation promet de durer, sinon d'empirer, avec l'embargo américain sur les importations d'hydrocarbures russes déclaré par Joe Biden avant-hier.
Forcément, dans ces conditions, qui dit contrôle de la demande dit plutôt précarité énergétique voire rationnement subi en temps de crise, que sobriété heureuse et pérenne.
Pourtant, cette question « doit d'abord être collective, et permettre de libérer les ménages contraints par leurs dépenses énergétiques », souligne à La Tribune Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre Energie à l'institut Jacques Delors.
« Il ne s'agit pas simplement de demander aux gens de fermer le robinet quand ils ne l'utilisent pas, mais de changer collectivement les infrastructures et les manières de produire, en apportant du choix à chacun », poursuit le chercheur.
Y compris dans les transports, le premier poste de consommation d'énergie en France devant le bâtiment et l'industrie. « On ne parle pas de retirer leur voiture à ceux qui en ont besoin au quotidien, mais de réfléchir à comment organiser la société pour qu'ils puissent moins en dépendre. Ce qui pose des questions concrètes sur l'organisation géographique des services publics ou des commerces, par exemple », précise Thomas Pellerin-Carlin.
Et le sujet est d'autant plus important que l'augmentation de la consommation énergétique n'est pas généralisable à tous les citoyens, affirme Yves Marignac, porte-parole de l'association négaWatt (qui propose un scénario énergétique sans nucléaire d'ici à 2050 entre autres grâce à la sobriété). « La promesse économique ne peut pas être d'amener tout le monde à un pouvoir d'achat permettant d'accéder au pavillon individuel et au SUV neuf. Il y a un imaginaire puissant autour de ça, mais qui dysfonctionne à la fois d'un point de vue écologique, économique et social, tant il génère des inégalités », fait-il valoir.
Plusieurs initiatives émergent
Reste que la vision de court terme semble toujours primer dans le discours politique ambiant, pressé par la crise actuelle. Cependant, au-delà de ce contexte, quelques initiatives émergent pour penser la sobriété sur le long cours. Y compris au niveau européen - le sujet est d'ailleurs l'un des thèmes abordés lors du conseil européen pour se passer des hydrocarbures russes, qui se réunit à Versailles aujourd'hui et demain. L'Institut Jacques Delors a ainsi lancé en octobre dernier un grand programme de recherche européen sur la sobriété, en partenariat avec le Fraunhofer Institute. Le principe : poser un diagnostic large sur le potentiel de baisse de la consommation d'énergie des Vingt-Sept, afin d'identifier les leviers possibles pour modifier concrètement les usages. « Par exemple, en réorganisant le transport de marchandises et de passagers sur de longues distances, en favorisant le basculement de l'avion vers le train, grâce à de nouvelles infrastructures », précise Thomas Pellerin-Carlin.
Et si elle reste marginale, l'action prend également place au niveau local. L'association Virage Energie, notamment, aide plusieurs collectivités à réduire la consommation des citoyens sur leur territoire.
« Il faut repositionner l'énergie comme une question politique et sociale, et pas seulement comme un sujet technique qui ne concernerait que les ingénieurs. Cela suppose une vision systémique de la façon dont fonctionne chaque territoire, plutôt que de travailler en silos et de se concentrer sur les câbles et les tuyaux uniquement, comme le font trop d'élus », fait valoir à La Tribune sa directrice, Barbara Nicoloso.
De fait, si elle ne sera pas suffisante, la sobriété sera, selon la plupart des chercheurs, nécessaire à la transition énergétique. A la fois pour assurer, à moyen terme, l'indépendance de l'Europe en la matière, mais aussi pour permettre son passage vers un mix réellement décarboné d'ici à la moitié du siècle, une condition primordiale au vu de l'urgence climatique.
Sujets les + commentés