Pourquoi la fondation créée par Suez reste le casse-tête principal de Veolia

La suspension par le tribunal de Paris de la vente des titres d'Engie ne représentera probablement pas un véritable obstacle pour Veolia. Mais la désactivation du mécanisme mis en place par Suez pour protéger ses activités dans l'eau en France semble bien plus compliquée.
Giulietta Gamberini
Aux Pays-Bas, l'utilisation des fondations comme défenses anti-OPA a été reconnue par le jurisprudence. Les tribunaux refusent de les dissoudre dans ce cas de figure, affirme un expert de ce mécanisme.
"Aux Pays-Bas, l'utilisation des fondations comme défenses anti-OPA a été reconnue par le jurisprudence. Les tribunaux refusent de les dissoudre dans ce cas de figure", affirme un expert de ce mécanisme. (Crédits : CHARLES PLATIAU)

Malgré la cession par Engie à Veolia de 29,9% d'actions dans Suez, le feuilleton de la rentrée semble encore destiné à durer longtemps avant son épisode final. Vendredi, un ultime rebondissement s'est invité dans la saga: saisi par les comités social et économique du groupe Suez, le tribunal judiciaire de Paris a ordonné en référé la "suspension de l'opération" d'acquisition, tant que les CSE de Suez et de Suez Eau France n'auront pas été "informés et consultés". Une décision qui vient sans doute accréditer le réquisitoire de Suez cotre une opération jugée "précipitée", et qui lui permet de gagner un ou deux mois pour élaborer d'autres instruments de défense. Mais qui ne semble pas pouvoir remettre en cause la cession des titres, qui a déjà, et très rapidement, eu lieu.

Un autre "coup fourré", tel que le PDG de Veolia, Antoine Frérot, l'a défini lui-même, semble en revanche représenter un obstacle de bien plus long terme à son projet de rapprochement: la création d'une fondation de droit néerlandais, à laquelle le groupe Suez a conféré la mission de garantir pendant quatre ans l'inaliénabilité de sa filiale Suez Eau France. Difficile de savoir si Veolia n'avait vraiment pas anticipé une telle arme de Suez mais, une fois dégainée, elle complique en effet l'obtention des autorisations en droit de la concurrence, puisqu'en France Suez et Veolia contrôlent 60% du marché de l'eau.

Lire: Ce qu'implique pour Veolia la dernière astuce de Suez

Certes, Veolia reste toujours libre, comme l'a suggéré Suez, de céder plutôt ses propres activités françaises dans l'eau, pourquoi pas au même fonds Meridiam qu'elle avait déjà identifié pour l'acquisition de celles de Suez. Mais il semble improbable qu'elle accepte de renoncer ainsi à ce qui représente le coeur même de son propre groupe. Et si Antoine Frérot affirme avoir trouvé la "parade" pour contrer cette astuce, la désactivation du mécanisme mis en place par Suez pour se défendre d'une prise de contrôle semble plus difficile que Veolia ne le laisse paraître.

La décision de Suez, illégitime?

En quoi consisterait cette "parade" n'a pas vraiment été précisé. Mais lors de plusieurs prises de parole, Veolia, comme d'ailleurs Engie et des fonds actionnaires de Suez, l'ont laissé entendre. Ils contestent en effet la légitimité de la décision du conseil d'administration de Suez, prise sans l'aval de l'assemblée générale alors qu'elle est susceptible de réduire la valeur des actifs du groupe.

Sur cette éventuelle illégitimité, toutefois, le droit est flou, et la procédure pour la faire valoir serait longue, estiment les juristes que nous avons consultés -lesquels, tout en n'étant pas impliqués dans le dossier, ont tous souhaité rester anonymes.

"On peut effectivement avoir un débat sur la question de savoir si mettre des actifs de la société dans une telle fondation relève de la compétence du conseil d'administration ou de l'assemblée générale. Mais le droit des sociétés français ne fournit pas de réponse claire", analyse un avocat spécialiste des fusions acquisitions et de la concurrence.

L'incertitude tourne notamment autour du respect de l'"intérêt social", notion déjà élastique et récemment davantage élargie par la loi Pacte, ainsi qu'autour du poids de Suez Eau France dans le groupe. "Il y a certes une recommandation de l'AMF de 2015 établissant que toutes les sociétés dont les actions sont cotées doivent consulter l'assemblée générale si elles cèdent plus de 50% de leurs actifs. Mais est-ce le cas là ?", poursuit la même source. Sans compter que depuis la loi Florange de 2014, le droit français autorise les sociétés à utiliser des moyens de défense contre les OPA.

L'obstacle de la compétence des juridictions néerlandaises

Pour remettre en cause la décision de Suez, il faudrait en outre agir en justice.

"Mais puisqu'aucune juridiction n'acceptera de décider en référé sur de telles questions, clairement de fond, Veolia aurait-elle intérêt à lancer un procès qui durerait au moins deux ans?", s'interroge encore l'expert.

Pire encore, même si un juge français devait se prononcer favorablement, sa décision ne pourrait dans tous les cas pas être exécutée sans l'aval d'un juge néerlandais, estiment deux autres spécialistes. Les juridictions néerlandaises sont en effet les seules compétentes pour la dissolution de la fondation -et ce bien qu'elle détienne le seul pouvoir de garantir pendant quatre ans l'inaliénabilité de la filiale comme de ses actifs, et que le montage sociétaire imaginé par Suez préserve "la quasi-totalité du capital et des droits de vote de Suez Eau France" dans les mains du groupe, son contrôle et sa gestion "demeurant ainsi inchangés".

La compétence des juridictions françaises est ainsi limitée à la gestion ordinaire de Suez Eau France. Elles pourraient par exemple intervenir si jamais Suez Eau France était cédée sans l'accord de la fondation... mais pas pour remettre en cause l'existence et les pouvoirs de cette dernière.

"Or, aux Pays-Bas, l'utilisation des fondations comme défenses anti-OPA a été reconnue par le jurisprudence. Les tribunaux refusent de les dissoudre dans ce cas de figure", affirme l'un des experts de ce mécanisme.

Le caractère particulièrement protecteur du droit néerlandais contre les OPA est d'ailleurs considéré aux Pays-Bas comme un élément central de son attractivité. Sa sécurité juridique est donc garantie, explique l'autre spécialiste. Et la procédure prendrait des années.

Le danger d'un renversement du board actuel

Suez affirme d'ailleurs avoir assorti le mécanisme de défense de Suez Eau France d'une sécurité ultérieure: une clause prévoyant que le mandat de la fondation peut être désactivé par le conseil d'administration du groupe, mais seulement avant tout changement de contrôle. Ce qui rend particulièrement dangereuse pour Veolia toute tentative de le renverser.

Une seule possibilité semble exister, analyse un expert du droit boursier: celle que la sécurité supplémentaire apportée par Suez ne puisse pas s'appliquer si le changement de contrôle de la société a lieu sans OPA hostile. Mais cela dépend des termes dans lesquels a été rédigé de l'accord de création de la fondation. Or, Suez ne l'a pas publié, et n'est pas dans l'obligation de le faire -sauf si la pièce devait être saisie dans le cadre d'une procédure d'infraction. Et quoi qu'il en soit, une telle stratégie représenterait un "chemin étroit", analyse notre source.

Elle exigerait en effet que Veolia parvienne à fédérer d'autres actionnaires et à renverser le conseil d'administration de Suez tout en évitant une "action de concert". Fondée sur l'existence d' "un accord en vue d'acquérir, de céder ou d'exercer des droits de vote, pour mettre en œuvre une politique commune vis-à-vis de la société ou pour obtenir le contrôle de cette société", une telle action enclenche en effet une OPA obligatoire qui, si non sollicitée, serait donc, encore, considérée comme hostile.

Convoquer une assemblée générale extraordinaire avant celle prévue au printemps exigerait en outre non seulement que 5% des actionnaires la demandent, mais aussi l'accord du conseil d'administration actuel ou, en cas de refus celui, du tribunal de commerce. Or, rien ne peut non plus être sûr quant à la décision de ce dernier. Une décision est d'ailleurs attendue le 14 octobre sur une demande analogue formulée dans le cadre du projet d'OPA de Vivendi sur Lagardère.

Suez Eau France autonome pendant quatre ans?

Pour Veolia, le mieux semble donc de tenter de convaincre le conseil d'administration actuel de désactiver lui-même le mécanisme. C'est d'ailleurs la condition que Veolia avait initialement fixée à sa promesse de ne pas lancer d'OPA hostile dans les prochains six mois. Et Antoine Frérot se montre optimiste quand à sa capacité de convaincre les administrateurs de Suez de l'intérêt de son projet et de son amicalité maintenant qu'Engie lui a vendu sa part. Mais quel intérêt aurait Suez, qui n'a pas cessé de proclamer le caractère hostile de la démarche de Veolia, à renoncer à sa principale défense?

Veolia pourrait également tenter de convaincre les autorités de la concurrence d'autoriser la fusion tout en patientant pendant les quatre ans de vie de la fondation pour la cession de Suez Eau France, argue un avocat. Il faudrait alors qu'elle trouve le moyen de garantir l'autonomie de la filiale pendant ce temps, afin qu'elle puisse continuer de jouer un rôle de véritable concurrent: par exemple en constituant une fiducie. Mais cette voie est aussi loin d'être aisée, car pour autoriser une telle opération, l'autorité de la concurrence demanderait des garanties très strictes concernant la cession, qui devrait néanmoins être sûre dans l'avenir: aucun aléa ne serait accepté, note un autre spécialiste, pour qui d'ailleurs, "quatre ans, c'est très long".

Plusieurs moyen de défenses anti-OPA

Quant à Suez, il lui reste a possibilité de recourir à la stratégie la plus utilisée en cas d'OPA: ouvrir un contentieux.

"Tous les fondements sont possibles et imaginables", analyse l'un des spécialistes interrogés.

Tant qu'il reste en place, son conseil d'administration a en outre les mains libres pour activer divers moyens de défense anti-OPA. Elle pourrait par exemple favoriser la proposition d'une OPA alternative par un acteur étranger -la stratégie sans doute la plus difficile face à l'avantage et aux intentions de Veolia-, multiplier la création des fondations protectrices, vendre des actifs... Veolia s'est d'ailleurs prémuni face à cette dernière possibilité, en se réservant notamment le droit de revoir à la baisse le prix qu'il proposera aux actionnaires lors de son OPA si la valeur de Suez devait diminuer. Elle espère ainsi les pousser à s'opposer à une telle stratégie de Suez, et à exercer leur pression sur le conseil d'administration pour qu'il accepte l'opération en échange de quelques garanties.

Mais si face à des cessions massives, les actionnaires pourraient effectivement obtenir du juge l'autorisation d'une assemblée extraordinaire, cela serait moins évident si ces cessions se limitaient à exécuter la stratégie présentée en 2019 par Suez, qui prévoyait déjà une rotation d'actifs. Dans ce cas, le juge considérerait probablement que les anciens actionnaires et l'acquéreur Veolia étaient prévenus, souligne un des experts.

De la complexité "à tous les étages"

Suez a en outre fait appel contre la décision de l'AMF qui a rejeté son recours contre la stratégie de Veolia consistant à acheter les actions d'Engie avant de lancer une OPA. L'issue de cet appel est aussi incertaine, puisque la Cour d'appel doit ainsi se pencher sur une question inédite dans cette configuration: la rupture de l'égalité entre les actionnaires, observe un avocat. Quant aux "anomalies graves" dénoncées par Suez dans la vente d'Engie à Veolia, elles pourraient relever de la compétence d'enquête de l'AMF et éventuellement de sa commission de sanctions, observe un autre juriste.

Enfin, les politiques pourraient aussi faire leur incursion dans la guerre juridique qui se profile. Ce serait notamment le cas si la proposition de loi d'interdiction des OPA hostiles pendant l'urgence sanitaire, présentée par le député Pierre Person, devait rencontrer du succès. "Depuis que les Etats sont devenus de plus en plus protectionnistes, on n'est jamais à l'abri de l'intervention du politique", observe un spécialiste du droit boursier. D'autant plus que les critiques fusent contre l'incapacité qu'a démontré jusqu'à présent l'Etat, actionnaire majoritaire de Suez, à défendre l'intérêt public contre celui privé.

Une seule chose est alors sûre, selon les juristes consultés: la fusion entre Veolia et Suez implique à ce jour beaucoup de "complexité, partout et à tous les étages". Quelle que soit son issue, une très longue période d'incertitude s'ouvre donc, pour les deux entreprises. Et la récente décision du tribunal judiciaire de Paris laisse entrevoir une accélération du contentieux.

Giulietta Gamberini

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