Musique en ligne, du juke-box au jackpot !

Le marché français de la musique en ligne pèse 125,7 millions d'euros en 2013, soit plus du quart du total des ventes, tous canaux de diffusion confondus. Grâce au numérique, les producteurs de musique reprennent des couleurs, après plus d'une décennie de déclin. Mais artistes et interprètes veulent une plus grande part de ce gâteau digital. Attendue pour le printemps, la « loi sur la création » pourrait leur être favorable.
Reuters

Souvenez-vous : il y a dix ans maintenant, Steve Jobs lançait iTunes Music Store à la conquête du Vieux Continent - plus d'un an après les États-Unis. C'était le 15 juin 2004, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Aussitôt, c'est le succès. Le catalogue ne propose alors que 200.000 titres, mais ils sont vendus au prix alléchant de 0,99 euro l'unité. La boutique en ligne d'Apple s'est depuis imposée comme la première plate-forme de téléchargement de musique un peu partout dans le monde.

D'autres offres de téléchargement, comme Amazon MP3, se mettront au diapason de ce prix unique devenu la référence tarifaire. Cela n'empêchera pas iTunes de s'arroger rapidement plus des deux tiers de parts de marché du download musical.

Mais Apple est désormais confronté à de puissants concurrents, notamment sur le nouveau front que constitue le streaming, l'écoute en ligne de flux musicaux, sans téléchargement préalable de fichier ni contrainte de stockage sur son disque dur.

Portés par le streaming, qui représente aujourd'hui plus du tiers des revenus numériques mondiaux, le suédois Spotify, le français Deezer ou encore la plate-forme de partage vidéo américaine YouTube - tous lancés entre 2007 et 2008 - grignotent des parts de marché de la marque à la pomme.

Le géant du Net, Google, ne pouvait pas ne pas entrer dans la danse : en complément de sa boutique de téléchargement Play Music, il a lancé en mai 2013 une offre de musique par abonnement et en streaming appelée « Google Play Musique Accès Illimité ». Sa filiale, YouTube, qui diffuse des clips vidéo comme son rival français Dailymotion, prépare à son tour un service de musique en streaming par abonnement. Google est en outre actionnaire de Vevo, plate-forme musicale créée en 2009 par deux majors du disque, Universal Music et Sony Music, dont YouTube fournit l'essentiel du trafic.

Apple en position dominante

De son côté, Microsoft a lancé sur sa console de jeux le service mondial Xbox Music, développé à... Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Dernier arrivé sur le marché de plus en plus dynamique du streaming musical : Beats Music, lancé en janvier dernier par le fabricant américain des fameux casques audio du Dr Dre. Et si la musique s'écoute de plus en plus en ligne, certains mélomanes ont aussi la tête dans les nuages : des services de stockage à distance de discothèques musicales personnelles, tels que iTunes Match/iCloud d'Apple ou Cloud Player/AutoRip d'Amazon, sont rejoints sur ce segment de marché émergent par Spotify, Deezer ou encore Google.

Malgré la pression concurrentielle de l'écoute en ligne et l'avènement du « Cloud Music », Apple continue, dans le téléchargement, à maintenir sa position dominante. Rien qu'en France, selon l'institut d'études GfK pour le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep) sur 2012, iTunes s'est encore renforcé en s'arrogeant 77,4% des revenus du téléchargement de musique (contre 70,2% en 2011). Passer des deux tiers aux trois quarts du marché français, avec un écosystème verrouillé et loin des principes d'interopérabilité, ne passe pas inaperçu. L'Autorité de la concurrence et la DGCCRF enquêtent sur certaines pratiques d'Apple (conditions sur l'App Store, distribution de l'iPhone, de l'iPod...).

Le reste du marché français du téléchargement est éclaté entre une multitude de plates-formes musicales, comme Amazon MP3, VirginMega (racheté par Digital Virgo) ou encore Fnac Music (abandonné par le groupe Pinault-Printemps-Redoute qui l'a légué à iTunes). Bien d'autres services survivent tant bien que mal. Car, s'il y a plus d'une centaine de sites de musique en ligne proposés en France, dont près d'une quarantaine référencés sur Offrelegale.fr de l'Hadopi, ce marché n'est pas des plus faciles. Bon nombre de plates-formes, à l'instar de Fnac Music, ont en effet jeté l'éponge : Beezik, Allomusic, Jiwa, Neuf Music (SFR), MusicSpot, Jazzenligne, MusiClassics... sans remonter jusqu'à la fermeture historique du réseau peer-to-peer Napster en 2001, devenu aujourd'hui une plate-forme légale appartenant à Rhapsody.

Si iTunes est numéro un dans le téléchargement, dans le streaming, les revenus en France ont été générés à 65,3% par Deezer, à 10,8% par YouTube et à 9,2% par Spotify (toujours selon GfK/Snep en 2012), suivis par Zune que Microsoft a remplacé par Xbox Music faute de succès. Quoi qu'il en soit, Apple devrait bientôt annoncer 30 milliards de morceaux téléchargés au niveau mondial après le 25 milliardième atteint il y a un an. Il faut dire que le catalogue d'iTunes est riche de plus de 26 millions de titres musicaux téléchargeables - soit 130 fois plus qu'il y a dix ans ! Deezer, que détient Orange à hauteur de 10% et que semble convoiter Samsung, n'est pas en reste avec ses 30 millions de titres en streaming, tandis que Spotify rivalise lui aussi avec iTunes en affichant un catalogue de 20 millions de titres. Enfin, avec ses 17 millions de titres, Qobuz, plate-forme française en pleine expansion, donne de la voix en misant sur la « vraie qualité CD », voire sur l'audio Hi-Fi. De quoi rappeler, si besoin est, que la musique en ligne s'est construite sur des fichiers numériques de bien moindre qualité sonore (MP3, AAC, WMA...) que les sons analogiques des anciens vinyles. Gageons que le son HD sera la prochaine conquête de la musique digitale, très haut débit (4G ou fibre) aidant.

musique

Quand le streaming sort de la préhistoire

Internet devient ainsi un véritable juke-box géant. D'autant que le streaming est en passe de devenir le premier mode de consommation de la musique en ligne, rattrapant le téléchargement qui était jusqu'alors la pratique dominante. Pour la première fois en France, les revenus 2013 de l'écoute en ligne ont progressé à 54 millions d'euros (+3,9%) pendant que le téléchargement reculait à 62,7 millions d'euros (-1,1%). Le streaming gratuit financé par la publicité, comme avec YouTube, a aussi progressé pour la première année plus vite que le streaming par abonnement, forfait inclus de type Orange/Deezer.

« On sort de la préhistoire du streaming », s'est félicité Stéphane Le Tavernier, président du Snep et patron de Sony Music Entertainment France.

Mais le streaming rapporte bien moins aux producteurs de musique que le téléchargement, surtout s'il est proposé gratuitement aux consommateurs (les retombées de la publicité en ligne qui le finance n'étant pas suffisantes malgré les volumes d'écoute). D'où une nette préférence des producteurs pour l'écoute en ligne par abonnement, malgré une croissance à la peine. Pire : selon un sondage Ipsos dévoilé par la Sacem au Midem à Cannes, si plus des deux tiers des Français écoutent de la musique sur Internet, seuls 8% d'entre eux sont abonnés à un service de streaming.

« Il va falloir maintenant développer le streaming auprès d'un public plus large pour que cette industrie soit pérenne », prévient Stéphane Le Tavernier.

C'est que les consommateurs ne savent plus où donner de l'oreille. La frontière entre l'écoute en ligne et le téléchargement tend de plus en plus à disparaître au profit de « droits d'accès » à la musique en ligne, via le cloud, un même service pouvant proposer des droits temporaires (abonnement) ou permanents (téléchargement).

« Le clivage téléchargement à l'acte/écoute en ligne est désormais caduc », nous a assuré Yves Riesel, cofondateur et président de Qobuz Music Group.

Streaming et cloud aidant, la musique en ligne prend aussi des airs de vaste bouquet de radios sur le Web, tant l'offre numérique se diversifie avec les webradios ou les smart radio.

Il a ainsi fallu dix ans pour que l'offre de musique en ligne devienne plus attractive aux yeux des internautes et mobinautes, dont bon nombre se sont adonnés - faute de trouver mieux - au piratage en ligne sur les réseaux peer-to-peer ou le direct download (BitTorrent, eMule, Megaupload, Allostreaming...). Sous l'effet conjugué de la réponse graduée orchestrée par l'Hadopi et du laborieux enrichissement des catalogues en ligne, le piratage semble enfin relégué au second plan si l'on en croit JeanNoël Tronc, directeur général de la Sacem :

« Dans la musique, cette problématique est dépassée [car] il y a belle lurette que la majorité des internautes - notamment les jeunes - consomme la musique sur Internet de manière gratuite et légale. »

Longtemps craintifs vis-à-vis d'Internet, les producteurs de musique - majors en tête (Universal Music, Sony Music, Warner Music) -voient désormais le numérique comme une planche de salut susceptible de compenser la chute des ventes physiques.

 

Un "new deal" de la musique française ?

Mais cette manne financière générée par Internet fait l'objet de toutes les convoitises de la part des producteurs, des artistes-interprètes, des plates-formes numériques, des boutiques en ligne ou encore des fabricants de terminaux. La dématérialisation de la musique impose de repenser le partage de la valeur entre les différents intervenants de la filière. Les missions et rapports qui se sont penchés au chevet de l'industrie musicale française depuis plus de cinq ans maintenant (Zelnik, Hoog, Selles, Lescure, Phéline...), sans oublier les réformes législatives en cours au niveau européen, ont tous imaginé une sorte de « New Deal » de la musique. Cela passe notamment par la gestion collective des droits, laquelle oppose encore les producteurs attachés à leurs droits exclusifs et les artistes demandeurs d'une meilleure rémunération à l'ère numérique. Le dernier rapport en date, celui que Christian Phéline a remis en décembre à la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, serat-il le énième de la série ou préfigure-t-il les dispositions de la « grande loi sur la création » attendue au printemps ? Initialement promis pour le mois de février en conseil des ministres, ce projet de loi ne sera finalement présenté qu'en mars - en vue d'une première lecture à l'Assemblée nationale d'ici à cet été.

Pourtant, il y a urgence : la filière musicale s'inquiète déjà des hésitations dans le transfert des compétences de l'Hadopi vers le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Mais c'est surtout sur le partage de la valeur qu'envisage le gouvernement que la filière musicale pourrait se déchirer. Aurélie Filippetti a déjà qualifié les propositions du rapport Phéline de « très prometteuses et pertinentes pour assurer une juste rémunération des artistes-interprètes dans l'univers numérique ».

Parmi celles-ci : « Inciter les partenaires sociaux à une négociation conventionnelle des rémunérations des artistes-interprètes pour les exploitations numériques en prévoyant, à défaut d'aboutissement dans un délai raisonnable, une gestion collective obligatoire de ces rémunérations. »

En cela, le rapport Phéline rejoint le rapport Lescure. Or, si la gestion collective existe déjà en France comme mode de rémunération - via la SCPP et la SPPF pour les producteurs, et via l'Adami et la Spedidam pour les artistes-interprètes -, elle est limitée à certains usages (concerts, discothèques, musiques d'ambiance, attentes téléphoniques...).

Les producteurs opposés à la gestion collective

La Sacem, grand collecteur français des droits musicaux pour le compte de 145.000 sociétaires, a ainsi perçu 24,7 millions d'euros de redevances en 2013 provenant d'Internet (+3%). La Sacem est membre de la Cisac, laquelle totalise au niveau international sur l'an dernier 301 millions d'euros de perceptions provenant de la musique numérique (+7%). Le gouvernement souhaiterait aller plus loin. Mais qu'ils soient majors réunis au sein du Snep, ou indépendants au sein de l'Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI), les producteurs de musique sont vent debout contre le caractère obligatoire de la gestion collective. Ils lui préfèrent le contrat individuel directement avec les artistes-interprètes et les distributeurs.

« Le débat sur le partage de la valeur, qui est très franco-français, a été biaisé par des positions défendues par certains acteurs - le patron de Deezer [Axel Dauchez, ndlr] pour ne pas le citer », a regretté Jérôme Roger, directeur général de l'UPFI, en présentant en novembre dernier son livre blanc sur le partage de la valeur dans la musique en ligne.

Selon l'hypothèse de cette étude, le streaming illimité par abonnement devrait être - à l'horizon 2018 - le modèle dominant et les plates-formes de musique en ligne seront profitables.

Tandis que « les artistes-interprètes, qui sont de plus en plus nombreux à se produire eux-mêmes et à être adeptes du "do it yourself", pourraient être les grands gagnants de cette évolution, leur rémunération étant susceptible d'être multipliée par deux ou presque : de 7,2% du prix public HT dans le physique, à 8,5% dans le numérique actuellement, pour atteindre 20% à terme ».

Pour les producteurs, la gestion collective obligatoire et l'instauration de minima dits de « royautés » ne sont donc pas justifiées.

« Cette collectivisation à marche forcée, nous y sommes opposés. [...] La gestion collective est portée auprès du ministère de la Culture par l'Adami [société de gestion collective des droits des artistes-interprètes] », avait fustigé l'an dernier Guillaume Leblanc, le directeur général du Snep.

Au même moment, la Cour des comptes y mettait son grain de sel :

« La gestion collective offre sans nul doute le seul moyen pour assurer aux ayants droit la rémunération de leurs oeuvres [...] par vecteurs numériques. »

4 centimes pour l'artiste par téléchargement

Pour l'heure, les artistes ne touchent pas grand-chose de leurs oeuvres en ligne : Spotify a récemment révélé qu'il reversait entre 0,006 et 0,0084 dollar aux détenteurs de droits pour chaque titre écouté en streaming ; la Sacem, elle, a indiqué qu'un auteur-compositeur percevait une rémunération de 0,006 euro par titre écouté et de 0,07 euro à 0,12 euro pour chaque téléchargement ; l'Adami indique pour sa part qu'un artiste perçoit 4 centimes pour une chanson téléchargée pour 1,29 euro. Avec le streaming, les auteurs et artistes-interprètes veulent en tout cas bénéficier d'un meilleur partage de la valeur musicale.

De leur côté, les producteurs appellent à l'aide les pouvoirs publics pour compenser ce qu'ils appellent « le transfert de valeur » vers les acteurs du numérique.

En évoquant au Midem « des contributions existantes [...] dont l'assiette peut intégrer les nouveaux acteurs de l'économie du numérique ou les nouveaux usages », afin d'aider la filière musicale, la ministre de la Culture,

Aurélie Filippetti, a redonné espoir à tout une industrie culturelle malmenée depuis dix ans par la destruction créatrice du numérique.

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Commentaires 2
à écrit le 17/09/2015 à 12:04
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Pourquoi se prendre la tête lorsqu'on peut télécharger de la musique gratuite et légale? http://www.mp3trazaac.com

à écrit le 24/06/2014 à 0:27
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Le téléchargement à l'acte de morceaux MP3 n'a pas trouvé son public pourquoi diable le streaming, bien plus couteux, y arriverait quand bien même ce modèle a du mal à faire l'unanimité au sein même de la filière du disque ? On ne rattrape pas plu...

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