Air France-KLM et Alitalia : le récit d'un mariage inéluctable qui tombe à l'eau

Air France-KLM ne souscrit pas à la recapitalisation de la compagnie italienne. Ce mariage, qui a été plusieurs fois à deux doigts de se réaliser, n'a jamais pu aboutir. La Tribune revient sur ce Vaudeville qui a débuté en 1997, quelques jours seulement après la nomination de Jean-Cyril Spinetta à la tête d'Air France.
Fabrice Gliszczynski
Air France-KLM qui détient 25% du capital d'Alitalia devrait voir sa participation diluée à moins de 10%

 Air France-KLM a passé son tour dans le dossier Alitalia. Actionnaire à hauteur de 25%, le groupe français a annoncé officiellement ce jeudi qu'il ne participera pas à l'augmentation de capital de 300 millions d'euros de la compagnie italienne décidée mi-octobre. Ses prérequis pour une montée au capital jusqu'à 50% n'ont pas été entendus de l'autre côté des Alpes. Notamment son souhait de voir la dette restructurée. Son investissement de 323 millions en 2009 ne vaut plus rien. Avec la dilution de la participation d'Air France-KLM en dessous de 10%, le rêve d'un rapprochement entre les deux groupes, caressé par le groupe tricolore pendant plus d'une décennie, s'envole. Ponctué de crises, de rebondissements, de coups de théâtre, ce rapprochement a été sans cesse repoussé. Chacune des parties avait ses raisons. Les Italiens ont toujours suspecté Air France de vouloir rafler leur juteux marché national sur le dos d'Alitalia, tandis que le camp français s'est toujours méfié de l'interventionnisme de l'État dans ce dossier, des politiques de tous bords et des syndicats, mais aussi de la mauvaise gestion de la compagnie, et des grèves à répétition. Certes, le groupe français pourra toujours revenir dans le dossier en cas de déconfiture d'Alitalia au cours des prochains mois. Pour autant, on n'en est pas encore là. Le refus d'Air France-KLM de participer à l'augmentation de capital risque de laisser des traces. Retour sur un véritable Vaudeville qui s'étale sur plus d'une décennie.

Acte 1: un plan à trois ?

Fin septembre 1997, quelques jours seulement après son arrivée à la tête d'Air France, Jean-Cyril Spinetta se rend à Rome voir son homologue d'Alitalia pour discuter sur d'éventuelles coopérations. Moins de 18 mois plus tard, début 1999, les dirigeants de la compagnie italienne et de KLM lui proposent un rapprochement entre les trois compagnies. Jean-Cyril Spinetta refuse l'offre. "Cette structure sera ingouvernable", glisse-t-il à des proches. C'est donc sans Air France que KLM et Alitalia scellent quelques mois plus tard une alliance commerciale d'envergure, préalable à une fusion qui doit intervenir au plus tard en 2002. L'idylle entre Italiens et Néerlandais ne dure pas. En 2000, KLM rompt l'accord, en raison des incertitudes qui planent autour de l'efficacité du hub (aéroport de correspondances) de Milan Malpensa. Les Italiens portent l'affaire devant les tribunaux. KLM doit verser 250 millions d'euros à Alitalia pour rupture de contrat abusive. Ce divorce houleux laissera des traces.

Acte 2 : la clause oubliée

Pour Alitalia et KLM, les mariages restent la priorité. Le transporteur hollandais tente de se rapprocher de British Airways, Alitalia de Swissair. En vain. Pendant ce temps, Air France rompt son isolement en créant en juin 2000 l'alliance commerciale Skyteam avec Delta Air Lines, Korean Air et Aeromexico. En juillet 2001, après des semaines de négociations, Alitalia, dont la santé financière est déjà précaire, signe un accord commercial avec la compagnie tricolore et entre dans Skyteam. Cet accord, dont Jean-Cyril Spinetta dira plus tard qu'une fusion en est « le but ultime », prévoit une participation croisée de 2 % et d'un échange d'administrateurs, deux dossiers finalisés en 2002. Le nouveau PDG d'Alitalia, Francesco Mengozzi, favorable aux Français, entre au conseil d'administration d'Air France. Jean-Cyril Spinetta rejoint celui d'Alitalia. Les deux hommes s'apprécient. Mais dans cet accord, il y a surtout une clause cruciale, jamais rendue publique à l'époque : chacune des deux parties s'engage à obtenir le consentement de l'autre si elle veut se rapprocher d'une compagnie tierce.

Or, à l'été 2003, lorsqu'Air France est en passe de boucler son accord de fusion avec KLM, qui sera effective en mai 2004, Alitalia et le gouvernement Berlusconi insistent pour un mariage à trois. Et sortent de leur manche la fameuse clause : toute fusion avec KLM ne peut intervenir sans son feu vert. Au regard de la situation financière du transporteur transalpin, la direction d'Air France imagine mal un tel mariage à trois. Pour les Néerlandais, qui n'ont rien oublié du divorce houleux avec les Italiens, la question ne se pose même pas. Aussi, lorsque la fusion entre Air France et KLM devient effective en mai 2004, il est convenu qu'Alitalia a vocation à rejoindre le groupe, mais une fois seulement sa situation économique restaurée. Une façon de les exclure dans la mesure où personne n'imaginait que la compagnie italienne puisse s'en sortir tellement elle était assujettie au pouvoir politique et aux syndicats. D'autant plus que Francesco Mengozzi, qui avait élégamment levé son droit de veto à la fusion Air France-KLM, a entre-temps, été débarqué début 2004.

Acte 3 : Rome sous la barre des 50 % du capital

D'entrée, la fusion Air France-KLM commence fort. Le groupe profite de la reprise du trafic aérien après la multiplication des crises qui ont touché le secteur entre 2001 et 2003. Rien de tel chez Alitalia, qui est au bord du gouffre. Rome est contraint de lui garantir un prêt de 400 millions d'euros. Bruxelles accepte à condition qu'une restructuration soit menée et que l'État italien s'engage à descendre en dessous de la barre des 50 % du capital de la compagnie dans les douze mois. Le plan prévoit une recapitalisation de 1,2 milliard d'euros. Celle-ci intervient fin 2005 sous forme d'augmentation de capital qui fait passer la part de l'État dans la compagnie de 62,3 % à 49,9 %. La situation ne s'améliore pas. Elle empire au point de pousser Rome et Alitalia à préparer un énième plan de sauvetage fin 2006. Alors que certains en Italie prônent une alliance avec l'allemande Lufthansa, le nom d'Air France-KLM revient toujours et encore. "Ils nous mettaient la pression, se souvient une source à Air France. Ils n'avaient plus de sources de financement." Des discussions exploratoires sont annoncées à l'automne. Mais le groupe français maintient sa position. Alitalia a vocation à rejoindre le groupe une fois restructurée.

Le 23 novembre 2006, Jean-Cyril Spinetta fixe à nouveau les conditions d'un rapprochement avec Alitalia. "Nous avons besoin de réponses sur trois points : le plan d'Alitalia est-il susceptible d'arriver à un équilibre économique satisfaisant ? Partageons-nous une même vision de la stratégie et du futur ? Et quelles seraient les synergies ?" Le groupe pousse notamment les Italiens à faire un choix entre Milan et Rome comme hub principal. Un mois plus tard, fin décembre 2006, sans prévenir Air France-KLM, pourtant actionnaire, l'État lance un appel d'offres pour la vente de 30,1 % de ses actions dans la compagnie. Refroidi par le cahier des charges de Rome qui fixe le prix d'acquisition à près de 1,5 milliard d'euros, Air France-KLM ne répond pas à l'appel d'offres. Lufthansa non plus. Les cinq candidats soi-disant intéressés jettent tous l'éponge et la vente échoue définitivement en juillet 2007. A ce moment là, Alitalia perd 2 millions d'euros par jour. Un nouveau PDG, Maurizio Prato, est nommé. Il a carte blanche pour édifier un plan de relance censé attirer un repreneur. Il décide de mettre fin à la coexistence des hubs de Rome et Milan, au profit de la capitale politique. Une vision que soutient Air France-KLM.

Acte 4 : le bluff de Berlusconi

A l'automne 2007, Rome met en vente la totalité de sa participation (49,9%). Le 6 décembre 2007, Air France-KLM est le seul, avec la modeste Air One, à déposer une offre sur Alitalia. En refusant de concourir, Lufthansa laisse un boulevard au groupe français. La direction d'Alitalia est favorable aux Français. Le gouvernement Prodi aussi. Le 30 décembre, le groupe français est choisi aux dépens de l'italien Air One, qui n'a cessé de jouer la fibre patriotique pour l'emporter, son seul atout. Des négociations exclusives d'une durée de huit semaines débutent le 15 janvier 2008. Air France-KLM possédant déjà 2%, ces 49,9% supplémentaires vont lui donner le contrôle de la compagnie italienne. Alitalia va devenir française. Cela ne fait aucun doute. Mais coup de théâtre : le 24 janvier, Romano Prodi est désavoué lors d'un vote au Sénat. Avec le risque qu'un nouveau gouvernement ne rebatte les cartes. Le chef de la droite, Silvio Berlusconi, est donné favori. Ses alliés lombards (de la Ligue du Nord notamment) sont hostiles au projet d'Air France-KLM de maintenir le choix d'Alitalia de faire de Rome le principal hub de la compagnie dès avril. Dans ce contexte, Air France-KLM doit-il, à l'issue des négociations mi-mars, déposer une offre ferme sur l'achat des parts de l'État dans la compagnie italienne? Face à ce choix cornélien, la direction d'Air France-KLM s'engage dans le processus et dépose le 14 mars une offre engageante, assortie de plusieurs conditions, dont l'aval des syndicats.

Pourquoi prendre un tel risque ? Parce qu'il n'y en avait pas. Le groupe français a, selon des sources concordantes recueillies à l'époque, obtenu de la part des proches de Silvio Berlusconi, Giulio Tremonti et Gianni Letta, que, si sa coalition l'emporte, il ne s'opposerait pas à Air France-KLM. Promesse de façade. En pleine campagne électorale, Silvio Berlusconi joue la carte de l'italianité et assure qu'il refusera l'offre tricolore. Les syndicats d'Alitalia, qui n'avaient pas besoin d'un tel soutien pour sortir dans la rue, veulent imposer leur plan de relance à Air France-KLM. Le 2 avril 2008, les négociations sont rompues. Le 14, Silvio Berlusconi remporte les législatives. Une semaine plus tard, le 21, Air France-KLM retire son offre. "En plus de l'hostilité politique et syndicale, le prix du baril explosait, notre business plan s'écroulait sous nos yeux", expliquait, à l'époque, un proche du dossier. Alitalia va droit à la faillite. Et Rome, qui cherche à tenir ses promesses en cherchant une solution italienne pour Alitalia, accorde un prêt-relais de 300 millions d'euros. Fin août, poussés par Silvio Berslusconi, plusieurs grands patrons italiens promettent de reprendre la compagnie. Le 28 août, celle-ci est mise en faillite. Le but est de créer une nouvelle compagnie qui résulterait de la fusion entre Alitalia et sa concurrente Air One, délestée de la quasi-totalité de ses dettes (1,2 milliard d'euros). Avec comme partenaire industriel un grand d'Europe. Ce sera Air France, malgré la préférence de Silvio Berlusconi pour Lufthansa.

Acte 5 : Air France-KLM prend 25% d'Alitalia.

Le 10 janvier 2010, après avoir racheté Alitalia pour 427 millions d'euros, le consortium CAI, composé de 24 industriels italiens (Riva, IMSSI, Banca Intesa, Benetton…), signe un partenariat avec Air France-KLM. Le groupe français, intéressé par le potentiel du marché haute contribution italien (le 4ème en Europe) va souscrire à une augmentation de capital réservée en février de 325 millions d'euros qui lui permettra de détenir 25% du capital d'Alitalia. Avec la possibilité d'en prendre le contrôle ultérieurement en raison du pacte d'actionnaires. En effet, pendant quatre ans, seuls les actionnaires transalpins pourront se céder les titres. Mais au cours de la cinquième année, le droit de préemption éventuel sera ouvert à tous, créant ainsi une fenêtre de tir pour mettre la main sur Alitalia. Pour les italiens, Air France-KLM est le choix le moins risqué. Il leur évite le coût d'une sortie de l'alliance Skyteam (Air France-KLM, Delta…) et la perte du partenariat bilatéral avec Air France entre la France et l'Italie. Celui-ci va être étendu aux Pays-Bas. Le groupe tricolore doit apporter un soutien logistique aux Italiens, notamment pour améliorer la gestion des recettes. En avril 2009, Alitalia intègre l'alliance Air France-KLM-Delta sur l'axe transatlantique.

Pour autant, les débuts sont difficiles. La nouvelle Alitalia finit l'année 2009 sur une perte nette de 326 millions d'euros pour un chiffre d'affaires de 2,9 milliards d'euros, "conformes aux attentes et objectifs" explique la direction. Le résultat d'exploitation est lui aussi négatif à hauteur de 274 millions d'euros. Mais la compagnie a été à l'équilibre au deuxième semestre. Et vise un retour à l'équilibre en 2011. Selon des sources concordantes, fin 2009-début 2010, la direction d'Alitalia contacte en catimini Jean-Cyril Spinetta, président du conseil d'administration -il a laissé les manettes opérationnelles à Pierre-Henri Gourgeon le 1er janvier 2009) pour leur dire qu'elle est prête à une fusion immédiatement. Refus d'Air France-KLM. Sa situation financière ne le permet pas (à l'issue son exercice 2009-2010, clos fin mars, le groupe affiche une perte d'exploitation colossale de 1,3 milliard d'euros) et un tel rapprochement suscite une révision de la gouvernance du groupe. Fin 2010, après le rebond de l'activité qui a surpris tout le monde (et qui hélas n'était qu'un feu de paille), Alitalia revient à la charge. Air France-KLM met un préalable. La gouvernance d'Air France-KLM doit changer. Avec la crise de gouvernance au sein d'Air France-KLM qui s'ensuivit et la crise financière, celle-ci ne verra le jour qu'en juillet 2013. Et là, le dossier italien n'est plus depuis longtemps en odeur de sainteté dans le camp français. Début 2013, Alitalia a annoncé une perte opérationnelle de 119 millions d'euros en 2012 et une perte nette de 280 millions d'euros. La compagnie est obligée de demander un prêt de 150 millions d'euros à ses actionnaires pour passer l'été. Une requête qui fait grincer chez Air France-KLM. Tout le monde se doute qu'en fin d'année, une recapitalisation sera inévitable. Le 1er juillet, Alexandre de Juniac, alors PDG d'Air France, succède à Jean-Cyril Spinetta à la tête d'Air France-KLM. En septembre, quand le dossier italien revient sur le devant de la scène, plus tôt que prévu, il pense que le coup est jouable si ses conditions strictes sont respectées : restructuration de la dette, un projet industriel moins ambitieux et un rôle dans la gestion opérationnelle accru. Il déchantera vite. Les Italiens ne cèdent pas. Alexandre de Juniac non plus.

Acte 6 : le coup d'après

Air France-KLM estime que le plan d'Alitalia n'est pas viable à cause des coûts financiers liés à sa dette (plus de 800 millions d'euros).Tant que celle-ci ne sera pas restructurée (abandon de créances et (ou) transformation des créances en capital) Alitalia sera en difficulté. Tôt ou tard, il faudra régler ce problème pour pouvoir attirer des investisseurs. Auquel cas, Air France-KLM pourrait toujours revenir dans le dossier. Faudra-t-il passer par un redressement judiciaire ? Beaucoup le pensent.

Fabrice Gliszczynski

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Commentaires 8
à écrit le 15/11/2013 à 21:44
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Excellentissimo! Très bon article;

à écrit le 15/11/2013 à 11:36
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Air France a raison : un "mariage" n'a de sens que si Alitalia se refait une beauté ! Rappelons-nous le mariage Alcatel/Lucent qui débouche sur un ménage en mauvais état !

à écrit le 15/11/2013 à 8:01
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Les coûts hors carburant d'Air France et notamment les coûts salariaux sont 30% plus élevés que chez les concurrents comme Luthansa ou BA. Les salariés seraient de mauvaise foi en se plaignant.

le 16/11/2013 à 1:23
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le salaire n est pas 30% supérieur a celui d un agent LH OU BA ! C est le coup du travail qui l est ! ne mélangez pas tout !

à écrit le 15/11/2013 à 7:37
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Ne vous inquiétiez pas , nous récupérons les 323 millions d euros sur le dos des salaries air France car on leur explique tous les jour que c est la crise c est la faute a pas de chance et les syndicats sont gentils avec nous car ils signent ...

le 15/11/2013 à 9:31
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Rassurez vous Air France a eu la sagesse d'abandonner le rachat d'Alitalia. Et pour cause Air France doit d'abord rembourser ses propres dettes qui sont déjà énormes. C'est pour ça que des efforts sont demandés aux salariés du groupe. De toute façon ...

le 15/11/2013 à 10:40
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De toute façon votre argument ne tiens pas la route même les entreprises bénéficiaire licencie a tour de bras, regarder l actualité autour de vous. La raison véritable est un choix stratégique. C est comme croire que les usa vont rembourse leur d...

le 15/11/2013 à 10:51
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Les syndicats signent tout ce qu'on veut, dites-vous ? UN détail (mais qu'on ne voit dans aucune entreprise bien gérée) : le temps de repas n'est plus comptabilisé dans le temps de travail ? Parce que partout ailleurs, c'est considéré comme une pause...

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