Les Européens peuvent se plaindre de la concurrence de la Chine mais ce sont bien eux qui ont permis aux entreprises chinoises de s'imposer par les transferts de technologies qu'ils ont accepté de réaliser pour s'ouvrir le marché chinois. Dès 2004-2006, la Chine a ainsi pu acquérir à travers des contrats d'achat les technologies occidentales des trains à grande vitesse. Certains ont été fabriqués ou assemblés par les compagnies chinoises CNR et CSR, avec l'aide de quatre partenaires : Alstom, Siemens, Bombardier et Kawasaki. Le pays a dès lors investi massivement dans sa propre capacité de R&D, et a lancé en 2008 un grand projet scientifique pour accélérer dans l'innovation sur les trains circulant à plus de 350 km/heure.
En 2006, on a vu les premiers trains chinois rouler entre 200 et 250 km/heure ; la vitesse a augmenté jusqu'à 380 km/heure en 2010, puis a été réduite à 300 km/heure en raison d'un grave accident à Wenzhou qui s'est produit en juillet 2011. CRRC, le numéro un mondial du ferroviaire né en 2015 du mariage entre CNR et CSR, prévoit pourtant de tester, en 2020, un train à suspension magnétique circulant à 600 km/heure !
Coté en Bourse à Shanghai et à Hong Kong, la société d'État CRRC compte 46 filiales et 170.000 employés, avec un chiffre d'affaires de 27 milliards d'euros en 2017. Ces dernières années, CRRC n'a cessé d'accélérer son expansion internationale. En 2016, le groupe s'est fixé pour objectif de les porter à un tiers du chiffre d'affaires total d'ici à 2025. Aujourd'hui, ses projets internationaux concernent les locomotives diesel et les wagons, les locomotives électriques et les systèmes de transport urbain ; ils couvrent plus de 100 pays et régions, essentiellement le long de la « route de la soie » (Singapour, Thaïlande, Iran, Turquie, Russie...), mais aussi sur quelques marchés comme les États-Unis, le Canada, l'Australie, voire également l'Amérique latine.
Manque de compétitivité
En Europe, même si son projet de racheter le constructeur tchèque Skoda n'a pas abouti, CRRC a réussi à décrocher quelques contrats : des rames de trains à grande vitesse (160 km/ heure) en République tchèque, des locomotives électriques en Serbie et en Macédoine. Il a aussi fourni quelques wagons de maintenance au métro de Londres et des locomotives hybrides à la Deutsche Bahn allemande. Ses concurrents européens doivent-ils s'en inquiéter ?
La réponse est pour le moment négative, pour trois raisons. Tout d'abord, le marché domestique reste encore prioritaire pour CRRC. Ses activités internationales ne représentaient en 2017 que 9% environ de son revenu global. En Chine, la taille moyenne des villes est beaucoup plus grande qu'en Europe. D'ici à 2020, la distance parcourue en Chine par le réseau ferroviaire national devrait atteindre 150.000 kilomètres, dont près de 30.000 kilomètres de lignes à grande vitesse, contre 9.000 kilomètres sur toute l'Europe en 2018.
Ensuite, l'expansion internationale de CRRC doit affronter de sérieux défis. Le taux d'achèvement de ses contrats d'exportation signés n'était que de 63% en 2017, et la valeur des contrats signés sur ses activités internationales au cours des trois premiers trimestres de 2018 représentait seulement 20% de son objectif annuel. D'ailleurs, du fait de la guerre commerciale sino-américaine et de l'affaire Huawei, l'environnement international est devenu défavorable aux entreprises chinoises pour ce qui concerne les industries sensibles.
Enfin, CRRC n'est pas assez compétitif sur le marché européen, plus exigeant et très concurrentiel. Sa force se situe plutôt dans le tarif, le financement et la capacité de fabrication ou d'assemblage. Pourtant, ses compétences et ses expériences internationales demeurent insuffisantes pour l'optimisation de solutions techniques globales, l'acquisition de contrats, la négociation, l'exécution de projets globaux ou la prévention et le contrôle des risques.
D'ailleurs, ses principaux concurrents en Europe sont tous des sociétés privées, qui offrent davantage de transparence sur leur gestion et leur financement. Pour se rendre plus attractif, CRRC pourrait aussi implanter des usines de fabrication en Europe en créant des emplois localement, ce qui nécessiterait des investissements massifs et prendrait du temps. En outre, la coopération à l'international entre les filiales et la division des affaires internationales de CRRC n'est pas encore assez fluide, ce qui a créé des concurrences internes, affectant sa performance et son image. Dix-sept « filiales conformes » ont donc été sélectionnées par le groupe pour ses activités à l'international.
Une présence très discrète
« En Europe aujourd'hui, l'ambition de CRRC sur les TGV roulant à plus de 300 km/heure, la signalisation ferroviaire, voire le secteur urbain, est quasi inexistante. Peu de nouvelles opportunités s'ouvrent, et CRRC a déjà été rejeté de l'appel d'offres "Grande Vitesse HS2" en Angleterre, par exemple », analyse un expert du marché international pour le transport ferroviaire.
Par ailleurs, ajoute-t-il, « CRRC engage, depuis quelques années, plusieurs sociétés de fabrication de composants ferroviaires acquises en Europe, et tente de collaborer avec quelques concurrents européens en mode sous-traitance, mais sa présence européenne, à ce jour, reste encore très limitée. » En ce qui concerne les systèmes de signalisation, comme l'a souligné la Commission européenne, les fournisseurs chinois « ne sont pas présents dans l'Espace économique européen. Ils n'ont même pas tenté de participer à des appels d'offres » ; d'ailleurs, CRRC ne maîtrise pas encore certaines technologies clés de la signalisation.
Quant au transport urbain (métro, tramways, trains interurbains, voire bus), il constitue un secteur complexe dans la plupart des régions. En France, CRRC est discrètement présent avec des véhicules électriques, après avoir racheté une petite entreprise des Ardennes, Clément-Bayard, il y a deux ans.
Enfin, même si CRRC, qui a une grande capacité d'apprendre, avance dans ses ambitions en Europe, qui sait s'il ne pourra pas dynamiser davantage le marché et collaborer avec ses concurrents qui y sont déjà bien implantés ? Dans tous les cas, il ne représente pas une réelle menace sur le Vieux Continent. La position de la Commission de Bruxelles sur la réalité d'une concurrence chinoise dans le ferroviaire européen est donc tout à fait justifiée au regard des règles actuelles de fonctionnement du marché unique. Sauf à changer celles-ci et à intégrer, comme le demandent la France et l'Allemagne, furieuses du rejet de la fusion de leurs deux champions, le marché mondial dans l'analyse de la concurrence. Sans oublier d'adopter une logique nouvelle, qui anticiperait davantage les risques futurs.
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DATES CLÉS
2004 : la Chine acquiert les technologies occidentales des trains à grande vitesse.
2006 : mise en circulation des premiers trains roulant entre 200 et 250 km/h.
2008 : Pékin lance des recherches afin de faire circuler des trains à plus de 350 km/h.
2010 : la vitesse des trains atteint 380 km/h, avant d'être limitée à 300 km/h en 2011.
2020 : CRRC prévoit de tester un train à suspension magnétique circulant à 600 km/h.
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