Prévoir après-demain pour comprendre demain

L'histoire peut-elle être écrite à l'envers ? Cette question insolite n'émane pas d'un historien, mais d'un économiste : Wassily Leontief, prix Nobel de sciences économiques en 1973. Il y a répondu de manière affirmative dans un article publié il y a plus d'une trentaine d'années (*). A la faveur de la crise économique actuelle, l'argumentation qu'il développe en ce sens mérite aujourd'hui d'être réexaminée, estime Christian Schmidt, professeur à l'université Paris-Dauphine.

Dans un système économique qui épouse une dynamique stable, les prévisions de sa trajectoire ont quelque raison de suivre le sens de la flèche du temps. Ses trajectoires possibles étant alors convergentes, l'écoulement du temps tendra toujours à corriger, dans le futur, les erreurs de prévision qui auraient pu être commises à partir des observations du passé. C'est la raison pour laquelle on élabore le plus souvent nos prévisions économiques sur la base des informations recueillies sur le passé. Les choses s'inversent, cependant, lorsque la dynamique du système économique devient instable.

Au lieu de converger, ses trajectoires possibles prennent au contraire des chemins divergents, de telle sorte que la prolongation d'une tendance observée risque fort de déporter la prévision vers une ornière. La logique recommande, en de telles circonstances, d'emprunter le cheminement inverse, c'est-à-dire de prendre à rebours l'ordre temporel. Les historiens des époques troublées auraient, pour cette raison, tout intérêt à remonter le temps pour expliquer les ruptures et les crises.

Mais ce qui peut paraître relativement aisé pour les historiens est beaucoup plus difficile à réaliser pour les observateurs de tels phénomènes, en raison des matériaux dont ils disposent. Tandis que pour les premiers il s'agit seulement d'inverser la flèche du temps pour comprendre l'évolution d'un système passé dont les traces laissées sont connues, ou tout au moins accessibles, les seconds doivent d'abord imaginer des avenirs possibles pour saisir les états présents du système qu'ils observent.

L'instabilité du moment ne fait guère de doute. De fait, rien ne sert aujourd'hui de guetter les variations quotidiennes des marchés financiers et de scruter les statistiques économiques des mois passés pour y découvrir des signaux avant-coureurs de l'avenir. On y apprend, au mieux, que rien de précis ne peut en être tiré concernant la durée de cette crise et la datation des différents événements qui ponctuent son déroulement. Procéder en sens inverse nécessite de partir de deux évidences : l'environnement économique et financier mondial ne sera plus, après cette crise, comme il était avant ; la prévision de son évolution requiert de prendre en compte non pas un seul, mais plusieurs mondes logiquement possibles. Reste à savoir comment les imaginer.

Nous disposons de quelques repères sur les ressorts de cette dynamique. La crise initialement financière engendre une crise économique qui, à son tour, risque d'entraîner une crise sociale, susceptible de donner lieu à une crise politique ici ou là, la Thaïlande hier, la Belgique aujourd'hui. L'enchaînement suit cet ordre. Il est donc opportun de raisonner à partir des conséquences possibles de cet enchaînement. Le plus intéressant, à ce stade, est la manifestation d'un phénomène qui n'est paradoxal qu'en apparence.

La crise financière devenue rapidement mondiale frappe de manière très différente les économies nationales, de telle sorte que son irruption, loin de tendre à les homogénéiser, révèle et même accentue, au contraire, leurs oppositions. Ainsi, et pour de nombreuses raisons, la Suède ne se trouve pas dans la même situation que la Norvège, sans parler de la catastrophe islandaise. Il n'y a guère de rapport, non plus, entre la Hongrie et la République tchèque, pour ne rien dire des pays baltes.

Plus près de nous, le Royaume-Uni et l'Espagne ne ressemblent pas à l'Allemagne, elle-même en position fort différente de la France ou de l'Italie. Les mêmes contrastes se font également jour en Asie, où le Japon, par exemple, n'est pas confronté aux mêmes problèmes que certains des anciens dragons. Le caractère mondial de cette crise révèle et accroît les singularités des différents pays, entraînant, de ce fait, incompréhensions, tensions, et remodelage du paysage économique international. Sans parler encore de guerres économiques, ces nouvelles lignes de force et les jeux de conflits et de coopérations qu'elles pourraient susciter fournissent une première trame.

Autre paradoxe : la mondialisation de l'économie, avec ses délocalisations en chaîne, a contribué à renforcer, de fait, une organisation très concentrique de son fonctionnement financier autour du pôle américain. A première vue pourtant, les différentes formes de titrisation et de fonds de placement qui ont favorisé cette mondialisation pourraient s'interpréter comme autant de modalités de décentralisation de l'activité financière par rapport aux marchés proprement dits, rythmés par Wall Street. Il n'en est rien. Ces nouveaux instruments ont seulement permis d'allonger le levier du crédit de ce système. Sur ce point aussi, la crise actuelle agit comme un révélateur, qui rappelle brutalement la dépendance du système au c?ur financier américain.

Reste alors à s'interroger, indépendamment de toute considération normative ou éthique, sur les possibilités qu'un rebond américain s'avère, cette fois, suffisant pour faire repartir le système qui, de toute façon, ne fonctionnera pas à l'identique. Cette question débouche sur la formulation de différentes hypothèses alternatives qui constituent autant de points de départ pour imaginer des trajectoires possibles.

En combinant de manière cohérente ces différentes variables, on obtient une palette de futurs possibles. Plusieurs scénarios de sortie de crise sont concevables sur cette base, en suivant leurs différentes trajectoires dans le sens d'une "rétro-prospective". Certes, un seul de ces avenirs se réalisera, mais le risque principal aujourd'hui est que ce dernier n'ait justement jamais été anticipé.

(*) W. Leontief, "When should history be written backwards ?", Economic History Review, n° 1, 1963.
 

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Commentaire 1
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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On sait car l'on a compris, en fait on le savait déjà en pensant que la bulle américaine ne pouvait pas durer éternellement, qu'une dépression semi-systémique adviendrait. Semi ne veut pas dire de moindre importance mais concernant la moitié d'un en...

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