« Persona non grata »

HOMO NUMERICUS. Une peine de bannissement des réseaux sociaux est à l'étude. Les cyberharceleurs pourraient devenir des parias numériques. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
(Crédits : DR)

Il faut parfois en revenir à la philosophie, en particulier Platon, pour donner à l'actualité un peu plus de profondeur. En l'espèce, relire ce passage de « La République » dans lequel le philosophe s'en prend aux poètes au motif que leur art trouble les citoyens en leur faisant confondre fiction et vérité.

Pour ces « fauteurs de troubles », la sanction devait être à la hauteur du désordre provoqué : le bannissement de la cité, assortie d'une mise sous coupe de leur art pour s'assurer que ce dernier soit conforme à la morale. Revenu en ce début de XXIe siècle, on peut supposer que la plume de Platon se serait transformée en flèche empoisonnée ayant cette fois pour cible les cyberharceleurs qui déstabilisent nos démocraties.

Bannissement, ostracisme, gémonies... ces anciens termes à connotations philosophiques retrouvent une nouvelle jeunesse tant leurs significations s'avèrent adéquates face à Internet et aux réseaux sociaux qui, dans leurs formes les plus extrêmes, ont altéré notre réel, le parasitant jusqu'à l'occulter.

Etats et citoyens considèrent désormais que les abus numériques ont assez duré et qu'il faut en finir avec la généralisation de l'intox et au déferlement de violence, sans pour autant exercice périlleux, en arriver à un retour de la censure et des commissaires politiques. Ce monde numérique, dans lequel nous vivons et où chacun a un droit débridé de parole et de commentaires, se doit d'être régulé, tout particulièrement vers ceux qui propagent la haine.

Pour ces derniers, et à l'instar de la Grèce Antique où le bannissement et l'exil étaient une punition courante imposée par les autorités de la cité, les lois modernes ont un rôle central à jouer.

Bannissement numérique

Présenté il y a quelques jours par le ministre du Numérique, le projet de loi visant à « sécuriser et réguler l'espace numérique » prévoit, entre autres mesures, une peine dite de « bannissement des réseaux sociaux » que le juge pourra prononcer à l'encontre d'une personne condamnée pour des faits de haine en ligne, de cyberharcèlement, d'appels à la violence, pédopornographie, négationnisme ou de provocation à la haine de menaces à l'encontre de dépositaires d'une fonction publique.

Concrètement, et pour au moins six mois, voire une année, il s'agira de bloquer toute future connexion de ces cyberharceleurs condamnés. Autrement dit, les « désarmer » en les mettant hors d'état de nuire. Bien sûr, des questions persistent sur la faisabilité d'une telle mesure qui nécessitera d'une part que la justice agisse vite et d'autre part, que les plateformes qui hébergent ces comptes empêchent la personne condamnée de créer de nouveaux comptes.

Internet, arme de guerre

Dans son livre paru en 2021, Cyberhaine : propagande et antisémitisme sur Internet, l'historien Marc Knobeldécortique la façon dont les discours haineux et meurtriers se sont progressivement développés sur Internet.

Rendus possibles par le simple fait qu'il est devenu simplissime de créer et d'administrer un site, tout en restant anonyme, pour professer haine, négationnisme ou appels à la violence, l'auteur rappelle que les lois peuvent certes apparaître vite dépassées, mais qu'elles ont néanmoins le mérite d'exister et d'évoluer pour combattre « la bête immonde ».

La future loi « Sécurisation et régulation de l'espace numérique » est un pas supplémentaire pour tenter de lutter contre ces contenus haineux qui ne faiblissent pas. Sans doute, faudra-t-il encore d'autres textes et initiatives pour tenir en lisière ces plaies qui défigurent le monde numérique.

Surveiller et punir

En France, les pouvoirs publics n'ont pas attendus 2023 pour tenter de surveiller Internet et de punir les « chefs de meutes numériques ». Outre la création, en 2009, de la plateforme Pharos destinée à signaler des contenus illicites présents sur Internet, il y a presque quatre ans (une décennie à l'échelle numérique...), on se souvient de la loi visant à lutter contre la haine en ligne. Ce texte, ayant pour principal objectif de renforcer la contribution des opérateurs numériques à la lutte contre des contenus haineux en ligne, fut une première tentative pour juguler ce flot de violence.

Celui-ci ne put évidemment juguler les pulsions les plus mortifères qui envahissent les réseaux sociaux jusqu'aux appels de passages à l'acte : assassinat de Samuel Paty, affaire Mila, ou, récemment, le rôle des réseaux sociaux lors des émeutes urbaines. A chaque fois, la volonté des autorités, en s'appuyant sur le bon vouloir des opérateurs numériques (ou en les contraignant), de museler ces invasions barbares qui répandent la haine en profitant de l'anonymat offert par ces outils numériques.

Au temps des cités grecques, le bannissement n'était pas anodin. Outre le fait de devoir physiquement quitter un lieu, cela signifiait aussi la perte de ses droits de citoyen, l'impossibilité de retourner dans sa cité natale et parfois la confiscation de ses biens.

Dégradé civiquement, le condamné devenait paria, obligé d'errer d'un lieu à un autre. Peine progressivement tombée en désuétude, il est heureux qu'en 2023, ce futur projet de loi réhabilite cette ancienne notion de bannissement, ne serait-ce que pour faire prendre conscience à ceux qui répandent la haine qu'ils risquent de finir en exilés numériques, au ban de la société. Bref, de se retrouver tout simplement « persona non grata ». Il était temps.

Philippe Boyer

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 29/09/2023 à 16:44
Signaler
Bref, toujours à vouloir gérer les "conséquences" bien plus rémunératrice que de travailler sur la "cause" qui n'est qu'une innovation sans le moindre progrès ! :-)

à écrit le 29/09/2023 à 8:01
Signaler
Comparatif un peu hasardeux quand même. Punir des poètes ? Pinochet l'a fait et c'était pas terrible du tout. En effet les poètes à l’époque et l'Art en général, il faudrait donc selon vos critères bannir les comédiens, les acteurs, les peintres, les...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.