Quelque part entre la méthode et la folie

Rupture(s). Au cours des vingt dernières années, l’humanité a connu une formidable accélération de la technique, que d’aucuns ont appelé tour à tour « société de l’information » puis « quatrième révolution industrielle ». Changement d’ère pour certains, basculement de civilisation pour d’autre, nous ne mesurons pas encore la portée véritable de cette évolution rapide. Sommes-nous entrés dans la « civilisation du poisson rouge » comme semble le penser l’essayiste Bruno Patino* ? Ou bien avons-nous encore l’opportunité de cultiver l’espace entre la « méthode et la folie », cette singularité humaine ?
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste

200 millions de mètres par seconde. C'est, selon le philosophe Bernard Stiegler, la vitesse à laquelle l'information est propagée par un ordinateur à travers la fibre optique. Un résultat inouï, surtout si on le compare aux performances de notre système nerveux, lequel n'affiche que 60 mètres par seconde au compteur. Toujours selon Stiegler, cette asymétrie entre l'homme et la machine a généré un « système qui produit une perte de savoir généralisée », car le savoir est remplacé par de l'information.

Dans ce cadre, il faut se demander si le « numérique empêche de penser » comme l'affirme le philosophe.En bref, avons-nous construit une prison au nom d'un idéal de progrès ?

Ce débat est fondamental, car il englobe toutes les craintes qui se font jour depuis que l'histoire a accéléré au tournant du siècle. Le pouvoir des GAFA et des données, la substitution de la machine à l'homme ou l'avènement de l'Intelligence artificielle découlent de cette problématique cruciale pour l'ensemble de la communauté humaine. De surcroit, nos barrières naturelles pour permettre au savoir de continuer à se développer tombent les unes après les autres. Chaque année, notre capacité d'attention se détériore un peu plus, pour se situer aujourd'hui à près de 9 secondes pour les moins de trente ans, soit une petite seconde de plus que le poisson rouge...

L'abondance de l'information a créé un « aquarium de la pensée »

Nous faisons aujourd'hui face à un enfermement de la pensée à l'heure ou l'information n'a jamais été aussi abondante. A l'image du poisson rouge, qui est naturellement fait pour vivre en groupe et mesure dans son habitat naturel de 25 à 40 cm contre moins de 10 dans un bocal, nous nous sommes atrophiés dans un « aquarium numérique » qui reflète nos inconséquences.

Pendant que nous sommes absorbés par les vidéos de chatons, la planète brûle, les réformes essentielles sont retardées, et les médias -essentiels pour la démocratie- se meurent. Le tout est emporté par l'information abondante qui est devenue l'addiction la mieux partagée au monde. La situation est tellement critique qu'un marché de la désintoxication numérique s'est créé afin de nous aider à réparer les dommages que nous nous sommes infligés en délocalisant notre cerveau. Bientôt, être déconnecté sera un luxe pour lequel il faudra payer très cher, faute d'endroits où l'esprit humain pourra à nouveau vagabonder.

Nulle machine ne saura rêver ni aimer

Or ce « vagabondage » de l'esprit est primordial, car redoutable lorsqu'il est combiné à la raison. Shakespeare, dans « Hamlet », décrivait dans un raccourci saisissant cette singularité humaine qui permet de combiner la méthode à la folie. La formule « Though this be madness, yet there is method in it", traduite et interprétée par "toutes les grandes choses émergent de cet espace entre la méthode et la folie" reflète parfaitement notre capacité à voir parfois les choses à travers un prisme unique. Ceci est à l'image de cette fameuse « Verticale du fou » dont Anna Cabana a fait un livre consacré à Dominique de Villepin, illustrant avec talent comment un homme peut s'affranchir du cadre pour en faire sortir de l'inédit, voire parfois du prodigieux. Sans la méthode et la folie, rien ou presque des réalisations humaines les plus marquantes n'auraient eu lieu. L'Amérique n'aurait probablement pas été « découverte », la tour Eiffel n'aurait pas été érigée. La théorie de la gravité comme celle de la relativité n'auraient jamais été « expulsées » des cerveaux de leur concepteurs pour s'imposer comme des évidences auprès de tous.

Une belle leçon récente de la force de cette singularité est la création du « Flying Board » par Franky Zapata. Voilà donc un homme avec un rêve : celui de faire voler un humain. Il dispose de peu de moyens, mais son ambition comme sa folie sont illimitées. Dotée de centaines de milliards d'euros - et d'une capacité technique hors norme- toute l'industrie aéronautique mondiale n'a jamais réussi à en faire autant, alors même que le rêve de faire voler un humain soit très ancien. Pourtant, l'on ne peut pas dire qu'il n'y ait pas d'utilité, ni même de marché. Les applications pratiques de cette technologie de mobilité sont innombrables : décongestion du sol, évacuation de zones dangereuses, contrôle de vastes espaces, usage militaire etc. Ainsi, depuis le 14 Juillet et ce fameux vol au-dessus des Champs-Élysées, le monde s'est rappelé qu'un homme capable de juxtaposer la folie à la technique peut faire mieux qu'une industrie toute entière.

Ainsi, qu'il me soit ici permis de penser que toutes les intelligences artificielles du monde, même apprenantes, n'auront jamais la capacité de s'emparer de cet espace entre la méthode et la folie. Cet espace est un sanctuaire, un refuge pour chacun d'entre nous.

Il nous faut donc préserver à tout prix et de toutes nos forces notre capacité à nous affranchir du réel et à nous préserver de la technique triomphante. De fait, nulle machine ne saura jamais rêver ou aimer...

* "La civilisation du Poisson rouge, petit traité sur le marché de l'attention", aux éditions Grasset.

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Commentaires 3
à écrit le 09/09/2019 à 20:02
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Excellente analyse, le problème n'est pas l’oligarchie qui nous dirige depuis des millénaires et à laquelle nous obéissons sans rechigner comme paramétrés, le problème est que dorénavant leurs outils de production ont une capacité d'anéantissement in...

à écrit le 09/09/2019 à 11:33
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Il ne faut pas non plus éluder le fait que bien peu d'humains sont capables des percées conceptuelles des Newton et Einstein. Et elles deviennent de plus en plus difficile, les plus simples, les plus évidentes ayant déjà eut lieu et temps. Une IA ...

à écrit le 09/09/2019 à 10:34
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Je suis ravi de lire ce que nous sommes plusieurs à dénoncer depuis longtemps sans être beaucoup écoutés ni…écrits (les médias se gorgent de "scoops" sur l'IA, alors...). Depuis déjà les années 70 nous disions qu'il ne fallait pas confondre intellige...

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