Le commerce mondial à l’épreuve d’un « grand remplacement » ?

Rupture(s).« Le football est un sport qui se joue à onze contre onze, et à la fin, c’est l’Allemagne gagne », disait le légendaire footballeur anglais Gary Lineker en 1990, hissant presque immédiatement sa phrase au rang d’adage populaire. Le commerce mondial des vingt dernières années, c’est un peu la même chose : « Une compétition qui se joue à 193 pays, et à la fin, c’est Chine qui gagne ». Sauf que la pandémie est en train de remettre en question de manière très profonde les chaînes de valeurs mondiales, révélant à la fois une surexposition des industries manufacturières mondiales à l’Asie du Sud-Est, ainsi qu’une ultra domination des plateformes technologiques. Sommes-nous à l’aube d’un « grand remplacement » de l’échiquier commercial mondial ?
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste (Crédits : Guepard/LTA)

Les yeux du monde sont rivés sur les premières actions du futur locataire de la maison blanche, Joe Biden, qui devrait selon toute vraisemblance prendre les rênes de la première puissance mondiale à la mi-janvier. Sa position en matière commerciale sera plus particulièrement scrutée, notamment en ce qui concerne les relations avec la Chine, mises à l'épreuve par Donald Trump. A bien des niveaux, la bataille commerciale mondiale s'est polarisée autour de ce nouvel affrontement Est-Ouest. Les arguments américains pour tenter de rééquilibrer leur balance commerciale sont connus, et pour certains, légitimes : faiblesse « entretenue » du yuan face au dollar pour doper les exportations chinoises, difficultés d'accès au marché chinois à travers notamment des barrières non-tarifaires, ou encore « préférence nationale » appliquée de facto par Pékin, notamment en matière technologique.

Pour les observateurs, même si elle est appelée à évoluer sur la forme, la politique qui sera poursuivie par Joe Biden vis-à-vis de la Chine ne devrait s'écarter qu'à la marge de la nouvelle ligne de crête dessinée par l'administration Trump. Comme le disait dans un raccourci plein de bon sens Hubert Védrine : « N'oublions pas que le futur Président des États-Unis sera avant tout... américain, et aura à cœur de défendre les intérêts de son pays ». Dans le cas d'espèce, défendre les intérêts américains nécessite de poursuivre - du moins en partie- le bras de fer avec Pékin.

« Les républicains sont isolationnistes, les démocrates protectionnistes »

De fait, pour reprendre une formule saisissante d'un commentateur politique, en Amérique : « Les républicains sont isolationnistes, les démocrates protectionnistes ». En effet, le libéralisme dominant aux États-Unis s'arrête là où les intérêts vitaux de l'Amérique sont en jeu. Si l'on ajoute à cette équation l'impact du Covid-19 et la gestion hésitante de la pandémie par l'Oncle Sam, l'on obtient un cocktail conduisant automatiquement à une posture ultra-défensive sur le plan du marché intérieur, et tout aussi offensive en matière de conquête de marchés internationaux. Cette situation ne sera pas sans créer des tensions additionnelles dans le commerce mondial, car en constatant la réduction de ses débouchés au sein de ce grand marché qu'est l'Amérique, la Chine va mécaniquement tenter d'investir de nouveaux territoires afin de maintenir le niveau de croissance suffisant pour garantir ses équilibres sociaux. A l'instar de la période de la guerre froide, nous devrions donc vivre à nouveau une « guerre des périphéries » entre les deux superpuissances, sauf que celle-ci sera vraisemblablement économique et non militaire.

Une nouvelle guerre économique mondiale ?

Dans cette configuration, l'Europe constitue le théâtre d'opérations principal. Le vieux continent dispose en effet d'un PIB par habitant très substantiel, bien que son marché soit mature. Toutefois, côté européen, la riposte semble s'organiser progressivement, comme l'atteste la récente mise en place de sanctions européennes à l'encontre de Boeing, accusé d'avoir bénéficié d'aides publiques américaines. Or, le timing de cette annonce est tout sauf anodin. Aux prises avec une crise systémique depuis la restriction des mobilités, le secteur aéronautique est à la croisée des chemins en Amérique comme en Europe. Toute sanction additionnelle aggrave donc une situation déjà extrêmement préoccupante.

Sur un autre front, l'Europe a affirmé sa volonté de « relocaliser » certaines industries stratégiques sur son sol, afin de réduire la surexposition de ses chaînes de valeurs à l'Asie du Sud-Est. Traumatisés par la rupture de leurs approvisionnements au printemps derniers, les grands industriels européens examinent en effet la possibilité de rapprocher leurs unités de production de l'Europe, afin d'être moins exposés au risque de pénurie. Là encore, la position de la Chine sera à observer de manière très attentive, car Pékin veut éviter à tout prix une vague de désengagement des multinationales du pays, et pourrait à cet égard agiter le spectre de la fermeture de son marché aux produits de ceux qui sont tentés de partir.

L'Afrique, ultime frontière ?

L'Afrique, quant à elle, présente le potentiel de croissance le plus intéressant et l'émergence de sa classe moyenne fait l'objet de toutes les attentions commerciales. Fermement ancrée dans le continent depuis la fin des années 1990, la Chine dispose en Afrique d'un avantage concurrentiel certain, trustant les industries extractives et finançant de nombreux grands travaux d'infrastructure. En outre, l'Amérique n'a jamais clairement défini sa politique étrangère commerciale en direction de l'Afrique, et peine à mettre en place une dynamique gagnante. L'Europe, pour sa part, a perdu des places même dans des zones où elle était historiquement dominante. Depuis l'avènement de la pandémie, Pékin a d'ailleurs redoublé d'efforts en direction du continent, multipliant les annonces d'investissement et consentant un effort massif pour aider l'Afrique à lutter contre le virus. Profitant d'une meilleure maitrise de la Pandémie alors que ses compétiteurs s'y sont englués, l'empire du milieu a mieux joué les cartes dont il dispose depuis plusieurs mois.

D'orchestre symphonique à ensemble de jazz

Reste que de nombreuses inconnues demeurent dans cette reconfiguration du commerce mondial. Organisé hier comme un orchestre symphonique, où chacun semblait tenir son rang - haute technologie, exportations de produits manufacturés pour les pays riches et exploitation des matières premières et produits à faible valeur ajoutée pour les autres-, le commerce mondial ressemble de plus en plus à un ensemble de jazz, où chacun est tenté de jouer sa propre partition, voire d'improviser. Or, même le jazz a besoin d'un sens commun, d'une direction et d'un baromètre, quel que soit le talent des solistes qui en composent l'ensemble. A cet égard, le monde commercial qui se dessine sera particulièrement intéressant à observer, car jamais dans l'histoire récente du monde n'ont été à l'œuvre de tels changements fondamentaux, préfigurant peut-être un « grand remplacement » dans le commerce mondial...

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Commentaires 2
à écrit le 23/11/2020 à 9:39
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Le jazz est une musique élitiste, intellectuelle pas facile à faire écouter dans l'univers du commerce mondial. 3 accords et quelques paroles (si possible débiles) seront plus efficaces.

à écrit le 23/11/2020 à 9:26
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"« Le football est un sport qui se joue à onze contre onze, et à la fin, c’est l’Allemagne gagne », disait le légendaire footballeur anglais Gary Lineker en 1990, hissant presque immédiatement sa phrase au rang d’adage populaire." "Partout où va ...

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