Osons un débat politique sur notre défense

François Cornut-Gentille plaide en faveur d'une approche politique et globale des sujets de défense et suggère de confier au Parlement l'inventaire de nos dépendances. Par François Cornut-Gentille, membre honoraire du Parlement, spécialiste des questions de défense.
(Crédits : DR)

Les questions de défense nationale restent traditionnellement confinées dans d'étroits cénacles. Depuis le déclenchement par Vladimir Poutine de son opération spéciale en Ukraine, les voici désormais installées au cœur de l'actualité. Généraux de deuxième section et spécialistes se succèdent sur nos écrans pour commenter les opérations en cours. Ils sont aussi régulièrement sollicités par les journalistes pour répondre à des questions bien plus larges sur le contexte national. Qu'en est-il de notre défense ? Est-elle au niveau ? Nos armées seraient-elles en mesure de faire face à un conflit du type de celui que nous voyons en Ukraine ? Combien de temps pourraient-elles tenir ? Sommes nous bien préparés aux guerres du futur ?

Dans leur réponse, les experts évoquent invariablement la notion de conflits de haute intensité pour lesquels nous ne sommes pas prêts. Tout en reconnaissant la qualité de nos équipements, ils soulignent leur caractère échantillonnaire et la nécessité de parvenir à faire masse. A leurs yeux, la mauvaise idée d'engranger les dividendes de la paix nous a conduit à baisser dangereusement la garde. Il est temps de remonter la pente en affectant les moyens indispensables. Face à ces propos inquiétants, les responsables gouvernementaux répliquent que la France dispose d'une des rares armées au monde maîtrisant toutes les compétences jusqu'à celle de la dissuasion nucléaire. Quant à l'effort financier, il est déjà amorcé et devrait s'intensifier dans les prochaines années. Il n'y a donc pas lieu de s'affoler. Bref, un discours rassurant qui relativise les remarques alarmistes. Que faut-il penser ? Les citoyens restent perplexes devant ces jugements contradictoires.

La prise de décision n'est pas suffisamment éclairée

Ces appréciations divergentes reflètent un débat qui se déroule d'habitude à huis clos. Deux camps s'opposent : les dépensiers contre ceux qui veulent faire des économies. D'un côté, les armées et les industriels et, de l'autre, Bercy. Entre eux, le rapport de force est permanent. En dépit de travaux de qualité, le rôle des commissions parlementaires est, hélas, secondaire. Il se limite - il est vrai parfois avec succès - à relayer les demandes des armées et des industriels. En fait, le temps véritablement politique se réduit à l'arbitrage final du président de la République. La vérité est que la prise de décision n'est pas suffisamment éclairée. A aucun moment et à aucun niveau il n'est procédé à un questionnement global du système. Tel qu'il se déroule, c'est-à-dire sous un angle purement technique et financier, le débat ne permet pas d'aborder les véritables enjeux. C'est ainsi que notre politique de défense résulte d'une série de compromis, alors qu'elle devrait exprimer une vision et un message de la France.

Exprimer ce regret ne relève pas d'un romantisme désuet. Car cette impasse ne peut conduire qu'à des erreurs, sinon à des catastrophes. Dans la situation où nous nous trouvons, un débat véritablement politique est indispensable pour nous aider à faire les choix pertinents. La délibération collective doit porter sur trois plans : quelle ambition pour notre défense ? Quel type d'armée ? Quelles alliances ? Evidemment, les trois niveaux d'interrogation sont étroitement imbriqués. L'éclairage d'experts est, à coup sûr, le bienvenu ; mais il ne saurait se substituer au débat politique qui nous manque et dont je veux esquisser ici les contours.

Une certaine idée de la France

Quelle part de notre richesse nationale sommes-nous disposés à consacrer à notre défense ? Passée au second plan depuis longtemps, cette question se pose à nouveau avec acuité dans un environnement international de plus en plus conflictuel. Chacun doit être conscient que la réponse apportée n'est pas seulement budgétaire et technique. Il en va, aussi et surtout, d'une certaine idée de la France et de sa politique. Quel rôle voulons-nous jouer dans le monde d'aujourd'hui ? Et, d'abord, souhaitons-nous continuer à jouer un rôle singulier ? Pour apprécier correctement le choix devant lequel nous nous trouvons, il faut rappeler en deux mots où nous en sommes et, aussi, établir une comparaison avec nos voisins.

Après avoir atteint un pic (5,4% du PIB en 1960) au moment de l'édification de la force de frappe nucléaire, notre effort de défense a lentement et régulièrement reculé. Plus précisément, il est descendu à 2,5% sous Georges Pompidou pour remonter jusqu'à 2,9% sous Valéry Giscard d'Estaing. Il connaît par la suite une chute continue sous les mandats de François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy (de 2,4% à 1,6%). De 1990 à 2015, en euros constants, le budget de la défense enregistre une érosion de 20% de ses crédits.

C'est François Hollande qui amorcera une légère reprise, ou plutôt une stabilisation à la suite des attentats terroristes de 2015. Mais le retournement de la courbe est à mettre au crédit d'Emmanuel Macron. Ce seront d'abord cinq marches budgétaires successives de 1,7 milliard d'euros de 2018 à 2022. Pour 2023, c'est une progression encore plus forte de 3 milliards d'euros qui a été votée par le Parlement. Enfin, deux marches complémentaires de 3 milliards d'euros sont prévues en 2024 et 2025 afin de porter notre budget de la défense à 50 milliards d'euros (soit 2% du PIB). Jusqu'à présent, budget après budget, la Loi de Programmation Militaire (LPM) est scrupuleusement respectée, ce qui n'était plus le cas depuis longtemps.

On le voit, même si l'inflation vient l'altérer, le redressement entrepris est incontestable. Le paradoxe est que le risque de décrochage est plus fort que jamais en dépit de cet effort soutenu et exceptionnel. Pour s'en convaincre, il faut jeter un regard sur l'évolution de nos voisins. Le budget britannique dépasse le nôtre d'environ 10 milliards d'euros (pour un peu plus de 2% du PIB). Avec un différentiel de PIB encore plus important, le budget allemand est également légèrement supérieur au nôtre, pour un budget qui ne représente que 1,3% du PIB. Tel est l'état des choses lorsque s'amorce l'année 2022. Sur le plan financier, la France est un peu en retard, mais ce handicap reste tout à fait surmontable, notamment compte tenu des nombreuses faiblesses de la Bundeswehr. Avec l'armée britannique, la France dispose de l'outil militaire le plus crédible d'Europe.

Vers un relégation de la France ?

En quelques mois, la guerre en Ukraine vient bouleverser cet état des lieux ancien qui paraissait immuable. Les réactions anglaise et allemande sont immédiates et sans commune mesure avec celle de la France. En Allemagne, Olaf Scholz annonce d'emblée un fonds de modernisation des armées de 100 milliards d'euros sur quatre ans et, à l'horizon 2030, un budget de la défense porté à 2% du PIB. Pour leur part, les britanniques évoquent à cette échéance un budget de 100 milliards de livres (112 milliards d'euros, soit 3% de leur PIB).

Côté français, aucune annonce comparable. On se borne à confirmer la remontée en puissance (mais sans apporter aucune précision chiffrée) tandis que des discussions tendues se poursuivent entre les ministères et les états-majors. Ce n'est que fin janvier qu'Emmanuel Macron annonce un arbitrage à hauteur de 413 milliards d'euros sur sept ans (dont 13 milliards de recettes extra-budgétaires non assurées). Même avec un coût de l'inflation évalué à 30 milliards d'euros, la hausse des crédits est significative. Elle reste néanmoins très inférieure à celle qui est envisagée par nos voisins.

Certes, en matière militaire, le budget ne fait pas tout. Mais, à ce stade, le différentiel qui s'amorce devient tel qu'il aura nécessairement des conséquences. La dimension politique, notamment européenne, d'un tel événement n'échappe à aucun observateur. Alors que nos dirigeants se gardent d'évoquer le problème, une relégation devient possible, sinon probable. Aussi, la question est-elle simple : l'acceptons-nous comme l'inéluctable résultat de l'évolution de notre PIB ou sommes-nous déterminés à réagir ?

En ce dernier cas, il faut savoir que la France sera dans l'obligation de porter son effort de défense sensiblement au-delà de 2,5% du PIB. En soit, le propos n'est pas incongru. Ce serait simplement retrouver le niveau d'investissement qui était le nôtre il y a une cinquantaine d'années. Mais, aujourd'hui, ce retour en arrière est-il compatible avec nos multiples priorités, et, surtout, avec notre niveau d'endettement ? Ce débat, difficile mais incontournable, n'est pour l'instant engagé ni par la majorité ni par l'opposition. Il est malheureusement à craindre que ce silence ne soit pas fortuit mais témoigne d'un renoncement non assumé.

Un outil militaire avant tout efficace

Flous sur les moyens nécessaires à notre ambition, nous le sommes également sur la pertinence de notre instrument de défense. De quelle armée avons-nous besoin ? Il ne s'agit plus de déterminer combien nous voulons dépenser, mais de s'interroger sur la qualité de la dépense. La transformation rapide de l'environnement mondial, avec un puissant processus de réarmement, doit nous inciter à entreprendre rapidement cette réflexion. En réalité, cette instabilité n'a rien de neuf ; c'est une constante historique. Avec le recul, nous constatons que l'évolution permanente du contexte géostratégique nous oblige à réexaminer nos priorités tous les 25 à 30 ans. A chaque fois, cela implique, si nécessaire, de remettre en cause nos conceptions et nos outils militaires. L'armée de la guerre froide n'est pas celle des OPEX. Quelles orientations nous faut-il prendre aujourd'hui ?

La rigidité naturelle du système, notamment des lourds et longs programmes d'équipements, rend l'entreprise de questionnement toujours difficile. En France, la réflexion est en outre bridée par le recours obsessionnel à un concept faussement sécurisant : nous nous piquons de disposer d'un modèle d'armée « complet ». Or, cela ne veut rien dire. La seule chose qui compte est que nos armées soient capables de dissuader un éventuel agresseur, et, en cas de conflit, de le repousser. L'outil militaire n'a pas à être complet. Le jour venu, il doit être efficace ; c'est-à-dire offrir une réponse adaptée à la menace ou au type d'agression subie.

Un handicap structurel

C'est dans cet esprit qu'un exercice de lucidité et de questionnement doit être conduit. Celui-ci doit d'abord porter sur la logistique. Le débat sur les grands équipements (sous-marins, porte-avions, avions de combat, ...) est beaucoup plus valorisant, ce qui lui permet de monopoliser l'attention des gouvernements et d'obtenir plus facilement les crédits. Mais c'est la qualité de la logistique qui détermine l'efficacité réelle d'une armée. Dissuader, c'est d'abord pour la France d'être en mesure d'envoyer 5.000 à 10.000 hommes partout où nous jugeons nos intérêts menacés. Cependant, il ne suffit pas de savoir le faire, ce qui relève déjà du défi. Il faut être capable de le faire rapidement, ce qui est encore plus délicat. A cet égard, l'opération Barkhane a fait ressortir nos capacités mais aussi nos limites, en particulier dans le transport stratégique.

La guerre en Ukraine a par ailleurs confirmé ce que les chefs d'Etat-major successifs soulignent depuis quelque temps. Le retour possible en Europe d'une guerre dite de haute intensité. Une forme de conflit que nous avions oublié dans nos opérations extérieures asymétriques. C'est le retour de l'effet masse (en hommes et en équipements) qui permet de tenir un front et de durer. Après une longue et forte décrue, nous devons planifier une remontée des effectifs, tout spécialement de l'armée de terre. La gestion des réserves redevient également un enjeu important. C'est à juste titre que le gouvernement souhaite les faire progresser de 40 000 à 100 000 hommes.

En ce qui concerne les équipements, tous les observateurs insistent sur la faiblesse de notre artillerie et notre carence en drones (pour ne mentionner que deux points parmi les plus criants). Mais l'on peut également citer le format réduit de notre armée de l'air (sensiblement en dessous des objectifs plutôt modestes fixés par la LPM) et le sous-dimensionnement de notre marine au regard de notre espace maritime. Enfin, avec un peu plus de 200 chars, notre armée de terre est à la moitié des effectifs de la Bundeswehr. Chiffres tous deux dérisoires si l'on se réfère aux opérations en Ukraine. Certains imputent cette faiblesse au nucléaire dont le coût aurait un effet d'éviction sur les matériels classiques. Il est vrai que le budget consacré à nos forces conventionnelles n'est pas à la hauteur des missions qui leur sont confiées et que cette situation constitue depuis longtemps un handicap structurel.

C'est ainsi que la question des stocks se pose en général, et en particulier pour les munitions. Des chiffres plus ou moins sérieux ont circulé. Ce qui est sûr, c'est que nous serions aujourd'hui dans l'incapacité de faire face à un conflit qui se prolongerait. Face à ce constat, le gouvernement a développé le concept d'économie de guerre. Cela donne lieu à une sympathique communication dont le volontarisme apparaît néanmoins quelque peu déconnecté des réalités. En cas de besoin, le gouvernement demande aux industriels de pouvoir augmenter rapidement leur production. Excellente idée, mais difficile à mettre en œuvre, car cette exigence requiert des investissements conséquents que les PME ne peuvent pas engager dans la seule perspective d'une éventuelle commande...

La question cruciale des stocks est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. C'est un virage à 180 degrés qui doit être pris. Il consiste à abandonner la gestion des armées "en mode entreprise" qui a tenu lieu de modernisation durant plusieurs décennies.

Anticiper la guerre de demain

Si la guerre en Ukraine réhabilite incontestablement l'effet masse, elle soulève dans le même temps bien d'autres sujets de réflexion. Et, parfois, dans un sens apparemment contradictoire. Par exemple, quelle conclusion faut-il tirer de l'impressionnante destruction des chars, des hélicoptères et autres avions de combat ? Le spectaculaire envoi par le fond du navire amiral Moskowa est également à méditer. Pour se rassurer eux-mêmes, les militaires en attribuent la responsabilité à l'imprudence de la marine russe, ce qui est partiellement vrai. Mais, à l'évidence, la vulnérabilité de ce type de bâtiment doit désormais être sérieusement prise en compte. Dans ce conflit, il n'est pas si simple de savoir discerner ce qui relève du passé de ce qui préfigure l'avenir.

En effet, la difficulté principale consiste à anticiper la guerre de demain, qui, par définition, ne ressemblera pas à celle du passé. Nous devons nous demander quelles sont nos lignes Maginot d'aujourd'hui. Cela implique une grande attention aux percées technologiques et aux nouvelles pratiques qu'elles induisent. Toutefois, si la technologie est essentielle, elle ne doit pas nous aveugler. Le point décisif consiste à déceler, parmi les innovations, celles qui entraînent une rupture tactique ou stratégique. Plus que jamais, ce qui se passe dans l'espace aérien - drones, missiles hypersoniques, satellites - semble devoir à terme rebattre les cartes.

Cet espace, qui va de la très basse altitude à l'extra-atmosphérique, est en train d'acquérir une dimension inédite. Avons-nous pris la mesure de ce basculement ? Je ne le crois pas. Notre incapacité, depuis vingt ans, à combler notre retard sur les drones n'est pas rassurante. Quant au spatial, il n'est certes pas oublié ; mais les grands équipements traditionnels restent prioritaires. Est-ce le bon choix ? Sur ces sujets extrêmement complexes, le débat n'est pas une perte de temps, c'est une étape indispensable pour ne pas rester prisonniers de nos habitudes.

Un risque de manquer les ruptures stratégiques

Tout ce qui précède doit nous conduire à repenser la manière dont sont conçus et décidés ces grands programmes d'armement. Ces derniers sont jusqu'à présent le résultat d'un compromis entre les armées et les industriels avec, pour couronner le tout, un arbitrage effectué par des gouvernements qui n'ont qu'une vision très expéditive des problèmes. Cette méthode, par nature conservatrice des situations acquises, nous expose au risque non négligeable de manquer les prochaines ruptures stratégiques. Là encore, seul un débat politique digne de ce nom peut nous en préserver. Cependant, depuis la disparition de Jacques Chirac et de sa génération, l'absence de culture de défense de la classe dirigeante constitue un sérieux obstacle. Il nous manque des généralistes politiques qui, sans être pour autant des experts, disposeraient néanmoins d'une vraie sensibilité à la chose militaire.

Cette défaillance est particulièrement regrettable dans le domaine du nucléaire. S'il convient d'être prudent sur le sujet, le danger existe aussi de rester figé sur les outils ou la doctrine. Jusqu'à présent, le seul débat ouvert porte sur la suppression de la composante aérienne de la dissuasion. Cette idée est régulièrement avancée, notamment dans l'espoir de gains financiers. Mais c'est oublier que l'économie réalisée serait très modeste et, surtout, que la crédibilité de notre dissuasion repose essentiellement sur la complémentarité de ses deux composantes.

A long terme, une réflexion globale et innovante sur les vecteurs n'est cependant pas à écarter pour tenir compte des percées technologiques actuelles et prévisibles. A court terme, un problème beaucoup plus urgent nous est posé par Vladimir Poutine. Celui-ci a en effet inauguré en Ukraine un nouvel usage de la dissuasion. Pour une puissance nucléaire, il y aurait possibilité d'attaquer sans risque majeur un pays non-doté de l'arme atomique. Il est malheureusement clair que ce permis d'agresser d'un nouveau type ouvre des perspectives inquiétantes qui viennent bouleverser les fragiles équilibres internationaux. Quelles conséquences en tirer pour notre doctrine et nos alliances ?

Des coopérations industrielles au point mort

Le troisième domaine dans lequel nous repoussons un débat politique qui devient chaque jour de plus en plus indispensable est celui de nos alliances industrielles et stratégiques. Durant son mandat, Nicolas Sarkozy avait impulsé une double démarche. Les accords de Lancaster House (signés en 2010) instauraient un partenariat privilégié avec les britanniques. Il s'agissait à la fois d'encourager les échanges entre nos deux armées et de développer nos coopérations industrielles et techniques (y compris dans le nucléaire). L'entreprise MBDA était le symbole de cette entente.

Par ailleurs, la décision avait été prise de s'engager pleinement dans l'OTAN afin d'y peser davantage. Si cette politique n'a jamais été officiellement abandonnée, il faut cependant reconnaître qu'il ne subsiste désormais plus grand chose de l'ambition initiale. Avec François Hollande s'est amorcé un changement de cap validé et amplifié par Emmanuel Macron. Depuis 2017, une double priorité s'est imposée : celle du franco-allemand et celle de l'Europe de la défense. Or, le moins que l'on puisse dire est que les choses ne se passent pas du tout comme nous le souhaitions.

Sur le plan industriel, il faut rappeler que la relation franco-allemande est historiquement marquée par la rude compétition entre Naval Group et TKMS dans le domaine des sous-marins. Si l'on examine les principaux domaines de coopération, le bilan apparaît plus que mitigé. On peut même parler d'échec sur trois dossiers. Le programme d'artillerie du futur est mort-né. Pour la rénovation de l'hélicoptère Tigre et l'avion de patrouille maritime, l'Allemagne s'oriente vers des achats de matériels américains. Autre point de divergence préoccupant : le spatial où l'on passe progressivement de la coopération à la compétition. En fait, il n'y a que l'Eurodrone qui soit véritablement sur les rails.

Deux projets sont particulièrement importants et emblématiques. Le char du futur (MGCS) est une coopération entre Rheinmetall, KMW et Nexter avec un leadership allemand. Pour l'avion du futur (SCAF), le partenariat principal réunit Dassault et Airbus avec un leadership français. Sur ces deux sujets, la communication politique minimise les difficultés et survend les avancées. On laisse entendre que tous les obstacles sont surmontés ou en passe de l'être. Pourtant, à ce stade, rien n'est définitivement acté. Aucun des deux projets n'a franchi le cap décisif qui permettrait de dire qu'il verra bien le jour. Le moment de vérité n'interviendra que dans deux ou trois ans.

D'ici là, il peut se passer bien des choses. Sur le MGCS, de vives tensions entre les industriels persistent sur la conception de la tourelle et sur le canon. Sur le SCAF, c'est encore plus grave. Dassault et Airbus n'ont toujours pas la même approche du projet, notamment de la priorité à donner à l'avion lui-même ou bien au système qui l'accompagne. Mais ce n'est pas tout. En dépit de l'accord conclu entre les gouvernements, le risque d'une rupture politique n'a pas disparu. A tout moment, le Bundestag peut en effet décider de conditionner le vote des crédits nécessaires à de nouvelles exigences. C'est d'ailleurs ce qui s'est déjà produit et qui peut évidemment se reproduire.

Europe de la défense : un aveuglement obstiné

Sur tous ces sujets, ce ne sont pas seulement les désaccords industriels et politiques qui doivent être surmontés. On oublie souvent un obstacle initial : les attentes des armées françaises et allemandes sont rarement convergentes. Elles sont même quelquefois incompatibles. Ceci ne doit pas nous surprendre, tant les missions et la culture de ces deux organisations sont éloignées. Peut-être est-il temps de nous reposer la question d'une relance du franco-britannique ? Certes, là aussi, les difficultés sont grandes. Du moins, nos deux armées peuvent-elles se comprendre, ce qui facilite assurément les rapprochements. Mais d'autres possibilités existent avec d'autres pays que nous avons tort de négliger. Enfin, si le franco-allemand est une nécessité, un changement de méthode (en particulier dans le suivi politique) apparaît absolument impératif.

Avec le franco-allemand, l'Europe de la défense constitue l'autre pilier de notre stratégie d'alliances. La France se veut l'élément moteur de cette dynamique. Après la mise en place du FED (fonds européen de défense), nous célébrons comme un progrès décisif la signature, début 2022, d'une Boussole stratégique, sorte de livre blanc embryonnaire de la défense européenne. Symboliquement, ces avancées ne sont pas négligeables. Mais il faut bien reconnaître que leur contenu demeure, pour l'instant, très virtuel. On est loin de l'objectif visé d'autonomie stratégique européenne qui n'est toujours pas partagé par nos partenaires. En pratique, les efforts que nous déployons dans ce sens nous isolent. Car, pour les autres pays européens, la seule réalité demeure l'OTAN. Et la guerre en Ukraine est encore venue conforter ce sentiment. Notre aveuglement obstiné sur ce point est sidérant.

A cet égard, le discours prononcé à Prague le 29 août 2022 par le chancelier Scholz est particulièrement instructif et devrait contribuer à nous ouvrir les yeux. L'Allemagne fait, si j'ose dire, sa révolution culturelle. Elle annonce une hausse des crédits exceptionnelle et - fait nouveau - elle revendique désormais en matière de défense une place conforme à son poids économique : la première. Un peu plus tard, elle prend, avec une douzaine pays, et sans aucune concertation avec la France, l'initiative d'un bouclier anti-missile (qui fera probablement appel à des matériels allemands, américains et israéliens).

L'intention n'est nullement d'impulser l'Europe de la défense ou, plus modestement, de constituer le pilier européen de l'OTAN, mais plutôt de se positionner comme le meilleur élève de l'organisation et de devenir ainsi l'interlocuteur principal du protecteur américain. Pour ce dernier rôle, l'Allemagne entre en compétition directe avec le Royaume-Uni. La réplique ne se fait pas attendre. C'est la surenchère budgétaire que nous avons évoquée. Comment la France réagit-elle à ces initiatives qui viennent modifier les hiérarchies et les équilibres européens ? Et, avec quel discours et quels soutiens espérons-nous faire enfin prospérer l'idée d'une autonomie stratégique européenne ? Faut-il, au contraire, changer d'optique ? A ce jour, la réponse n'est pas claire car le problème n'est même pas posé.

Un gouvernement qui contourne les sujets sensibles

La France peut être fière de son armée. La qualité de ses hommes et de ses équipements comme son expérience en font une des premières au monde. Cet atout confère à notre pays une audience bien supérieure à son poids économique et démographique. Cependant, les évolutions actuelles peuvent rapidement remettre en cause cette place. Un débat politique apparaît absolument nécessaire si nous voulons trouver les moyens de la conserver. Ce débat doit porter sur notre ambition, notre modèle d'armée ainsi que nos alliances. Il est essentiel qu'il soit public, car les travaux menés en interne entre le gouvernement (quel qu'il soit) et l'administration ont une fâcheuse tendance à contourner les sujets sensibles. C'est au contraire en les affrontant que nous pourrons construire des solutions.

Comment faire ? Le préalable est de se détourner des généralités inopérantes dans lesquelles se complaît la revue nationale stratégique publiée à l'automne 2022. Égrener de vagues considérations sur l'état du monde ne fixe pas un cap. Et la répétition des mots « robuste » ou « résilience » ne nous protège en rien. Quant à l'excitante découverte de la « fonction d'influence », elle laisse pantois ! Un autre point ne manque pas d'inquiéter. Sans le dire nettement, la revue envisage notre participation à un conflit principalement sous l'angle d'un engagement au sein d'une coalition. Il est certain qu'en cas de guerre mondiale, nous connaissons notre camp. Mais il est de nombreuses menaces pesant sur la France pour lesquelles nos alliés ne se sentiront pas concernés (ou bien n'interviendront qu'avec retard). Ce sont ces risques qu'il faut identifier en priorité pour nous en prémunir. Or, ces hypothèses, déplaisantes mais avérées, ne sont pas anticipées de façon convaincante.

Au total, on ne peut réfréner un accès d'angoisse à la lecture d'un document dont l'approche conceptuelle et peu pratique évoque irrésistiblement - mais en moins brillant et en plus technocratique - le funeste travers du général en chef Gamelin. L'exploit consiste à brasser sur soixante pages de grandes idées sur l'ordre international sans jamais dire où se trouvent nos intérêts, et comment nous allons les défendre. Quelle est, par exemple, la crédibilité de notre action dans le Pacifique, lorsque nos objectifs sont déjà nébuleux en Méditerranée ? Pour le dire crûment : notre revue stratégique n'a de stratégique que son titre.

La démarche que nous devons entreprendre se situe à l'exact opposé de ce pensum. Avant de philosopher sur la marche du monde, demandons-nous de façon très factuelle de quoi nous avons besoin pour protéger la France et les Français. Pour cela, il nous faut commencer par regarder en face nos dépendances concrètes et nos points faibles. C'est seulement à partir de leur inventaire exhaustif que nous pourrons fixer des objectifs et définir une stratégie. Ce travail devrait être confié au Parlement qui trouverait là un rôle utile et irremplaçable.

Le débat national sur notre défense pourrait alors s'engager sur des bases solides qui lui permettraient de dépasser le cercle des experts pour toucher un large public. La compréhension des enjeux par les Français est en effet un aspect décisif : sans conscience collective des menaces, il est sûr que la résilience tant vantée ne restera qu'un mot pompeux. Il nous faut simplement imaginer un gouvernement qui accepte un questionnement non-complaisant du système, ainsi qu'un Parlement qui soit capable de s'extraire un instant de ses disputes. Telles sont les conditions requises afin d'élaborer une véritable stratégie pour notre défense. Est-ce trop demander ?

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Commentaires 11
à écrit le 10/03/2023 à 19:34
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Encore une belle analyse qui montre à quel point il est important de placer le débat au bon endroit pour espérer obtenir des réponses adaptées aux problématiques d’un monde qui ne cessent de se renouveler .

à écrit le 17/02/2023 à 20:38
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Félicitations, excellent papier. J’espère que vous arriverez à vos fins.

à écrit le 17/02/2023 à 20:13
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Bonjour, Dans notre pays , ils y a bien trops longtemps que la défense n'est que de la seule responsabilité du président de la République.. Personnellement je regrette l'absence de transparence sur le sujet....

à écrit le 17/02/2023 à 0:41
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Confier au Parlement, c'est à dire aux assistants parlementaires, une revue stratégique... pourquoi pas, s'il se dote du réservoir de compétences du House Armed Services Committee ? Mais n'oublions pas que c'est le Parlement qui a voté depuis quar...

le 19/02/2023 à 9:57
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Bonjour, Personnellement, je crois que le parlement et mal informé de la situation exacte de nos armée. La population crois que nous somme correctement protégé dans se monde des plus dangereux.... Donc , si le sujets etait correctement débattus,...

à écrit le 16/02/2023 à 17:22
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A la lumière des conflits précédents la question des alliance me paraît un préalable à l'élaboration d'une politique de défense .

le 19/02/2023 à 9:59
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Bonjour, Exactes, les alliance est un préliminaire important a toute action politique de défense... Mais la encore le néant...

à écrit le 16/02/2023 à 14:30
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Cet exposé de la situation est excellent. La situation n’est pas rose.. Comment en sortir et en sortir rapidement ? Je ne suis pas sûr que saisir aujourd’hui les parlementaires de la façon évoquée puisse fonctionner en l’état actuel du débat politiqu...

à écrit le 16/02/2023 à 12:53
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Bonjour,dans tous les cas les sujets de défense devrait être traité au parlement français.. De grand débats nationale doivent informer la population sur la défense , car après tous se sont nos enfants qui arme nos régiments...( En temps de paix , co...

à écrit le 16/02/2023 à 9:49
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La premiere des choses, c'est que nous n'avons pas de femmes et d'hommes "aguerries", motivées par un Patriotisme pour une Défense digne de ce nom, et... nous voulons faire peur avec des gadgets ?! Pathétique !

le 19/02/2023 à 10:02
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Bonjour, dans notre société ils y a de forts mouvement anti militarisme et patriotique. Exemple : l'éducation nationale refuse de chanter le premier couplé de la marseillais.... Bien sur ils ne faut pas le dire....

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