Émergents : de l'arrêt de la croissance à la déstabilisation politique ?

Les économies des pays émergents sont au point mort, et pour longtemps. Une baisse du niveau de vie s'y annonce. Historiquement, elle a toujours provoqué la déstabilisation politique. L'histoire va-t-elle se répéter? Par Quentin Gollier, consultant

Entre 4% et 5% ». Après une décennie d'abondance, le dernier rapport du FMI sur les perspectives de croissance des pays « émergents » sur les 5 prochaines années continue de secouer autant les gros bataillons des organisations économiques internationales que les chancelleries de ces Etats désormais confrontés à de graves difficultés macroéconomiques. Placés au pied du mur du fait de l'affaiblissement considérable de l'économie chinoise - en périlleuse transition - et à l'augmentation annoncée des taux directeurs de la banque fédérale américaine, 2015 s'annonce d'ores et déjà critique pour de nombreux pays en développement, coincés entre des exigences de réformes lourdes et douloureuses, et une population revendicative face à l'écroulement des rêves de « rattrapage » des économies développées.

Tous les facteurs de croissance des années 2000 ont disparu

Les raisons de l'expansion rapide des années 2000 sont connues. La fin de longues années d'inflation et le retour de nombreux pays en développement à la stabilité politique ont largement contribué à rassurer les investisseurs et à lancer ces États à la main-d'œuvre abondante vers la manufacture. L'impressionnante croissance chinoise a également contribué à gonfler les exports de nombreux « émergents » en explosant le prix des matières premières, permettant des surplus commerciaux avantageux capables de financer d'ambitieux programmes sociaux. Enfin, l'ère des taux d'intérêt faibles du monde développé suite à la crise financière de 2008/2009 a contribué à pousser une quantité massive de capitaux très mobiles vers ces pays aux rendements du capital bien plus élevés qu'en Europe ou aux Etats-Unis (la fameuse « hot money » aujourd'hui si décriée). Chacun de ces facteurs est aujourd'hui mis en péril par une conjoncture mondiale déprimée, où les potentiels de croissance disparaissent progressivement dans ce que le FMI de Christine Lagarde a récemment baptisé le « new mediocre ».

Des « fragile five » aux « suspect six »

Ce vocabulaire très « techno » se retrouve dans les nouvelles catégorisations qui ont essaimé ces derniers mois. Bien loin des triomphants « BRICS », « Next Eleven », « MINT » ou « CIVET », les salles de marché des grandes banques d'investissements se référent aujourd'hui aux « fragile five » (Morgan Stanley), voire au « suspect six » (The Economist) alors que la déroute boursière continue pour les indices de performance des « émergents », à commencer par le MSCI Emerging Market qui stagne toujours désespérément autour de son niveau de 2010.

Les anciennes locomotives de l'économie mondiale aujourd'hui au point mort... et sans doute pour longtemps

La performance louable de l'économie indienne - dont les réformes attendues ont toutefois déçu - et les grandes attentes vis-à-vis des libéralisations massives entreprises au Mexique ne parviennent pas à faire oublier que l'écrasante majorité des « émergents », anciennes locomotives de l'économie mondiale, sont aujourd'hui au point mort : 90% d'entre eux enregistreront un ralentissement de leur croissance cette année.

Contrairement aux revers habituels des pays en développement ces dernières décennies, cette phase de marasme n'est pas le contrecoup d'une crise. Alors que la « crise tequila » de 1994 ou l'effondrement asiatique de 1997 sont les exemples classiques de fin de cycles d'expansion dans les pays en croissance rapide, la décélération observée aujourd'hui n'est ni soudaine, ni spectaculaire, mais s'annonce comme profondément inscrite dans la durée.

En effet, la relative indépendance des banques centrales des « émergents » issues des grandes réformes du fameux « consensus de Washington de la fin des années 1990 a permis la mise sous surveillance des « bulles » classiques de ces États très attractifs pour les capitaux étrangers, empêchant l'implosion immédiate en cas de ralentissement. Contrairement aux années 1990 et leurs impressionnantes crises monétaires (Thaïlande, Mexique, CEI), les « émergents » ont indéniablement appris à se prémunir contre leurs maux macroéconomiques « classiques ». Mais si l'éventualité d'un effondrement a presque disparu de l'ordre du jour, les expédients nécessaires à la mise en place d'une croissance pérenne n'ont toujours pas été réellement assimilés.

Un essoufflement du modèle de croissance

La synchronisation de cette période de décélération dans l'ensemble de la classe d'actifs des « émergents » témoigne en effet de l'essoufflement du modèle de croissance des années 2000 fondé principalement sur la traction de la demande chinoise et la bonne tenue des économies développées poussant le commerce international. En favorisant la croissance sans besoin de réformes structurelles (au contraire des années 1990), cette situation a propulsé des économies aux structures et institutions très fragiles malgré leur incapacité à lutter contre, au choix, la corruption, l'inefficacité des investissements, les politiques de subventions iniques et l'absence générale de compétitivité d'industries aux marchés garantis par de jalouses barrières protectionnistes. Dans un contexte de ralentissement en occident et de rééquilibrage en Chine, c'est donc l'ensemble de ces équilibres très économiquement inefficaces qui s'écroule aujourd'hui avec fracas.

Le Brésil et la Russie contraints à l'austérité

Le Brésil et la Russie auront ainsi, en toute probabilité, à effectuer de douloureuses politiques d'austérité  l'année prochaine : Moscou commence déjà à lancer de nouvelles taxes pour compenser la baisse du baril et l'érosion du rouble tandis que la banque centrale brésilienne vient de monter son taux directeur d'un quart de point, à la surprise générale. Dans une moindre mesure, les autres anciens « champions » de la croissance sur leurs continents respectifs, en Afrique, Asie du Sud-est ou Amérique Latine enregistrent tous des graves revers économiques qui menacent la viabilité de leur budget gouvernemental.

Une étude récente d'Oxfam estime ainsi qu'en cas de croissance à 3% comme actuellement sur plus de quelques années, plusieurs millions de péruviens sont condamnés à retomber dans la pauvreté. Quelques jours plus tard, le 6 novembre, une étude statistique démontrait que pour la première fois depuis les années 1990, l'extrême-pauvreté recommence à augmenter au Brésil. Enfin, le passage sous les 5% de la croissance indonésienne promet de modérer durablement les ardeurs réformatrices du nouveau président, M. Jokowi, notamment dans le domaine des investissements publics.

La baisse du niveau de vie, signe avant coureur de la déstabilisation politique?

Or, c'est justement l'amélioration généralisée du niveau de vie ces dernières décennies qui a permis à ces souvent fragiles démocraties d'accéder à la fois à la stabilité politique et à la paix sociale après des décennies difficiles avant les années 1990. Les élections de cette année (Brésil, Inde, Indonésie, etc.) ont toute révélé un important tropisme nationaliste, alors que les vieux démons du reclassement poussent de nombreux états à la surenchère isolationniste, que ce soit en Turquie ou en Russie par exemple.

Si la nature plus lente et plus souple du ralentissement actuel n'aura que des effets visibles socialement sur la durée (probablement à partir de l'été 2015), les réductions nettes du niveau de vie dans des économies ayant réussi à créer une classe de consommateurs est historiquement un signe avant-coureur de grave déstabilisation politique. N'ayant pas su mettre en place les réformes en période d'aubaine, la récession est d'ores et déjà à l'ordre du jour pour de nombreux « émergents »., et les alternatives aux libéralisations ayant désormais épuisé leur capacité à pousser la croissance, le retour à la compétitivité et la productivité ne pourra se faire que dans la douleur. A voir donc si ce rééquilibrage ne marquera pas le retour de l'instabilité sociale et politique chronique des années 60, 70 et 80, qui avaient justement empêché nombre de ces pays en développements de sortir du piège de la pauvreté.

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Commentaires 8
à écrit le 11/12/2014 à 17:05
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Très bien Monsieur Gollier

à écrit le 05/12/2014 à 11:40
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EXAT??? MAIS DONNEZ DES SOLUTIONS???

à écrit le 20/11/2014 à 12:45
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Dommage que lon ne parle pas des croissance démographique

à écrit le 20/11/2014 à 12:20
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BAH SI LA TRIBUNE LE DIT ON EST TRANQUILLE...ET TANT MIEUX POUR LES PAYS EMERGENTS QUI DEVRAIENT DONC AVOIR UNE FORTE CROISSANCE....PAS COMME NOUS...

à écrit le 19/11/2014 à 18:32
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La crise Tequila c' est une arnaque des banques.. le Mexique est passé en moins d' 1 année de pays sous développé à émergent ou il fallait être pour tout voir s' écrouler 8 mois plus tard.. le fmi et autres superbes instances étaient de la partie.. r...

à écrit le 19/11/2014 à 16:21
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Ce qu'il faut remarquer, c'est la croissance "infinie" que veut nous faire croire le modèle libéral est bien une utopie. Le problème étant que nous avons une dette colossale que seule la croissance peut combler. Donc bien sur que des réformes devron...

à écrit le 19/11/2014 à 14:52
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Bravo, excellent article qui change de l habituel ailleurs c est mieux .

à écrit le 19/11/2014 à 13:08
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Il me semble avoir appris dans ma jeunesse que le taux de croissance de l'économie était la moitié du taux de croissance du capital humain. Qu'en est-il maintenant?

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