Le face-à-face des régulateurs et des startups du nucléaire

OPINION. Les startups déboulent dans le nucléaire. On en compte 90 dans le monde dont 10 en France. Parmi elles, il y a peut-être l'équivalent d'un futur Space-X dans l'atome. Quelles seront les exigences de sécurité de ces nouveaux acteurs? L'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) apporte certaines réponses. Par Pierre-Etienne Labeau et Charles Cuvelliez, Ecole Polytechnique de Bruxelles, Université de Bruxelles.
(Crédits : Reuters)

Lors de l'audition de l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) auprès de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques pour son rapport 2022 (avant celle de son bras armé, ce 29 juin, l'IRSN), il fut longuement question d'une évolution somme toute heureuse du travail d'un régulateur d'une industrie qu'on pensait à tout jamais aux mains de mastodontes qui maitrisent les économies d'échelle et les années-réacteur d'expérience par milliers. C'est faire face tout-à-coup à des startups : il y en a 90 dans le monde, 10 en France et parmi elles, peut-être le futur Space-X qui devra supporter les mêmes exigences de sécurité que ses grands frères.

Beaucoup de ces startups tournent autour des Small Modular Reactor (SMR), des réacteurs plus petits mais qui produisent en proportion plus d'énergie thermique, en rejettent moins dans l'environnement (et ont besoin de moins d'eau pour le refroidissement). Les SMR incarnent une réponse à l'urgence climatique. Comme le rappelait l'ASN, ces réacteurs ont aussi la bonne idée de ne plus négliger les angles morts du nucléaire : les processus industriels et la chaleur dont ils ont besoin et que peuvent leur fournir de tels petits réacteurs installés à proximité. Que rêver de mieux pour la décarbonation de secteurs souvent mis au pilori pour leur production de CO2 par besoin de chaleur comme les cimenteries. Il y a aussi la désalinisation, qui prendra de l'importance. On peut même imaginer un usage flexible des ces réacteurs qui produiraient tout le temps à 100% de leur capacité mais, selon l'état du vent ou du soleil, transformerait ou non leur énergie thermique en énergie électrique.

Changement de métier

Pour une autorité de sûreté nucléaire comme l'ASN, avec ces startups, c'est soudainement sortir du face-à-face avec le seul exploitant, depuis la nuit des temps, des réacteurs de puissance. Mais il n'est pas question pour un régulateur, dit l'ASN, de changer sa doctrine. Il peut par contre changer son analyse. Ces startups arrivent avec des solutions ultra-innovantes et des concepts sans démonstrateur ni même démonstration de faisabilité. Ils s'appuient sur de la recherche. Et c'est tant mieux : c'est cela l'innovation. Face à ce déferlement, l'autorité de sûreté ne peut être prise au dépourvu pour ne pas tout retarder. Elle doit être impliquée dans les stades précoces de développement (ce qui ne veut pas dire s'impliquer, un dangereux mélange des genres). Tout l'enjeu, l'ASN a raison, est d'orienter le projet et son initiateur vers les bons choix technologiques et les bons relais industriels pour l'épauler. En aucun cas, il ne faut franchir la ligne rouge du conseil.

Ces nouveaux acteurs ne sont pas forcément les futurs exploitants. Ce sont les fabricants. Ce n'est pas du tout pareil. On les voit proposer des concepts qui s'appuient sur des filières combustibles qui n'existent pas encore, ni pour les fabriquer, ni pour les (re)traiter une fois usés, ce qui crée un risque de prolifération, sans filière aval, lorsqu'on sait que certains concepts reposent sur des enrichissements élevés.

La petite taille des SMR et leur conception modulaire leur permet de s'installer n'importe où, d'être démontables et placés dans un site pas forcément dédié et sécurisé, au voisinage d'autres installations industrielles contre les risques desquels ces réacteurs doivent être protégés.

La sûreté passive est une autre promesse forte des nouveaux concepts de réacteur : les lois de la physique font revenir le réacteur dans un état sûr quand plus aucun équipement de sûreté ne fonctionne (le cauchemar  des « station blackouts »  et de la perte totale d'électricité pour maintenir en fonctionnement pompes et les systèmes de refroidissement du cœur). Même s'il est tentant, alors, de ne se baser que sur des simulations pour confirmer l'efficacité de la solution passive, il faut la prouver.

Impression 3D

La fabrication additive, qui permet de concevoir et produire des pièces, rapidement et de manière peu coûteuse, par addition de matière en couche successives (résines, plastiques, métal), est une innovation qui doit se faire une place (sûre), dit l'ASN. En termes de liberté de conception ou de remplacement de pièce qu'on ne fabrique plus, c'est une chance mais comment qualifier ces pièces jamais fabriquées auparavant et par un procédé neuf ? Le sous-marin touristique qui a coulé près du Titanic l'a hélas rappelé.

Les SMR ont besoin d'économie d'échelle et donc de plusieurs pays où s'établir : il est important de ne pas disperser les contraintes réglementaires. Les régulateurs doivent se concerter au niveau européen pour éviter une fragmentation de chaque concept en fonction du pays.

N'oublions pas que la vente de 6 EPR en Inde par EDF coince sur ce que l'autorité de sûreté indienne pourrait demander de plus par rapport à un concept déjà validé dans plusieurs pays, dont la Chine.

Les décisions fortes de changement de politique énergétique dans plusieurs Etats ont amené les SMR à un autre niveau d'intérêt. Ces décisions doivent être stables, prises longtemps à l'avance et avec assez de visibilité. Toutes ces conditions sont nécessaires pour garantir la sûreté nucléaire. Ces décisions se prennent aussi sans les exploitants. Or, c'est eux qui mènent les projets, pas les gouvernements. Ils ont besoin de temps pour construire la sûreté de nouveaux projets ou de projets de prolongation.

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Pour en savoir plus : Audition de l'Autorité de sûreté nucléaire ; 25 mai 2023, Sénat

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