Nouvelles formes de globalisation : du coût du travail aux impératifs de la demande

OPINION. Les années 1980 marquent l'irruption des grands groupes dans l'espace mondial de la production et des échanges et le transfert des droits de décision à des fournisseurs localisés à l'étranger. Grâce aux technologies d'information et à la numérisation, le mouvement d'externalisation, de découpage et de délocalisation des tâches appelé globalisation a permis la mise en place de chaînes de valeur mondiales caractérisées par une forte intensité de coordination et une baisse des coûts de transaction. Par Bernard Guilhon, Skema Business School
(Crédits : DR)

La fluidification de l'espace mondial a accru la mobilité de la production des biens et services (investissements directs à l'étranger, relations contractuelles avec les fournisseurs) tandis que la libéralisation des marchés financiers a accéléré celle des capitaux. Le nouveau paradigme -et les évolutions technologiques qui l'accompagnent- place au centre de l'analyse les tâches productives ou de services plutôt que les biens.

Le "Trade-in-tasks" remplace le "Trade-in-goods" (R. Baldwin, The Globalization : The Great Unbundling(s), 2006) et énonce que lorsque le prix de certaines tâches n'est plus établi sur un marché local, mais sur le marché mondial, c'est-à-dire dès que la prestation fournie devient échangeable, le ratio salaire/productivité (à compétences égales) renforce le processus de globalisation, sauf si l'entreprise dans le pays de départ est fortement encastrée dans le tissu productif national à la fois par des relations économiques et institutionnelles (contraintes de spécialisation, liens avec les instituts de formation et les pouvoirs publics locaux).

L'importance des actifs primaires

Le développement d'un néo-protectionnisme aux Etats-Unis, le recentrage de la Chine sur son marché intérieur, la guerre en Ukraine, la segmentation poussée des chaînes de valeur avec pour conséquence la difficulté de contrôler l'ensemble du processus de production et l'influence toujours plus grande des considérations géopolitiques, ont à la fois ralenti le processus de globalisation et l'ont réordonné géographiquement entre « amis partageant les mêmes valeurs » (J. Yellen). La dislocation de l'espace mondial ne signifie pas la fin de la globalisation, mais une nouvelle conception de l'intégration économique qui privilégie l'accès aux actifs primaires.

C'est le cas de la Chine qui se globalise par les infrastructures et construit les routes de la soie en élaborant des accords portant sur des actifs bruts (matières premières, terres cultivables). C'est aussi le cas de nombreuses entreprises européennes soumises à une double contrainte : la décarbonation de l'activité et l'accès à l'énergie. Le second découplage privilégiait les coûts du travail et la productivité, les chaînes de valeur exigent aujourd'hui une normalisation technologique poussée : Safran précise qu'il n'y a pas d'action de décarbonation sans mobilisation de l'ensemble de la chaîne de valeur.

Les effets économiques sont considérables. La compétitivité de l'ensemble de la chaîne est menacée lorsque Safran ajourne son projet d'usine de freins carbone à Feyzin et accroît la production des usines déjà localisées aux Etats-Unis et en Malaisie, puis réalise ensuite un investissement direct aux Etats-Unis, pays dans lequel le prix de l'énergie est resté stable ces deux dernières années (l'énergie représente 40% du coût de fabrication des freins carbone). Dans ce contexte, le mouvement de globalisation ralentit, la période actuelle est qualifiée de « slowbalization » traduisant un recul de 10 points du ratio imports+exports/PIB mondial sur la dernière décennie (D. Irwin, The pandemic adds momentum to the deglobalization trend, Peterson Institute, novembre 2022).

La primauté de la demande

Au-delà des effets-coût, les objectifs des firmes globales se sont modifiés. La numérisation et la gestion des écosystèmes ont coupé les relations entre les coûts du travail et les prix, en particulier dans les secteurs dans lesquels l'inflation progresse dans un contexte d'incertitude. La stratégie des entreprises est d'accroître les parts de marché et de maximiser leurs chiffres d'affaires de façon à atteindre des positions quasi-monopolistiques. La profitabilité réside avant tout dans la capacité d'exploiter les opportunités de croissance et d'anticiper les modifications de la demande, notamment lorsque l'impératif de décarbonation s'impose à l'ensemble de la chaîne de valeur.

Le coût du travail peut être absorbé par les gains de productivité et/ou la désindexation des salaires. Le coût du capital (déclassement des équipements, lourds investissements en nouvelles technologies, fermeture de certaines unités) exige la maximisation du chiffre d'affaires. La demande d'avions commerciaux est très forte aux Etats-Unis (avions neufs et rénovation), ce qui justifie l'investissement de Safran qui possède 55% de parts de marché sur le segment des avions commerciaux de plus de 100 places devant l'américain Collins Aerospace (Raytheon Technologies).

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