Pas de Libra sans Richard Nixon !

OPINION. C'est un clin d'œil involontaire de Facebook quand il annonce le Libra, l'année et quasiment le mois des 75 ans des accords de Bretton Woods. Car s'ils n'avaient été revoqués par Nixon, le Libra n'aurait pas pu voir le jour. Par Charles Cuvelliez, Université de Bruxelles et Jean-Jacques Quisquater, Université de Louvain, Research Associate, MIT
Ce gauche à droite, Jean-Jacques Quisquater et Charles Cuvelliez
Ce gauche à droite, Jean-Jacques Quisquater et Charles Cuvelliez (Crédits : DR)

Lorsqu'il les révoqua, Nixon conféra en pratique et sans le vouloir, dans une sorte de continuum,  au dollar et non plus à l'or ce rôle de référence dont les USA profitent depuis. Avant 1971, la convertibilité-or du dollar rejaillissait de facto sur les autres monnaies puisqu'on pouvait les échanger contre des dollars.

Depuis lors, les monnaies ont leur valeur déterminée par l'offre et la demande. Rien n'empêche alors d'aboutir à une valeur nulle pour une monnaie s'il n'y aucune demande. Oui, une monnaie peut valoir zéro. Comme les monnaies ont toujours été émises par les États qui ont, en sous-jacent, une politique monétaire mise en œuvre par les banques centrales et des actifs, cela n'a jamais été le cas.

Le Libra ne sera pas émis par un État. Ce n'est pas une première puisque toutes les autres cryptomonnaies partagent cette qualité. Beaucoup, en conformité avec la loi de l'offre et la demande, ont une valeur proche de zéro. Avant les cryptomonnaies, il y a eu d'autres monnaies privées : les cigarettes pendant la Seconde Guerre mondiale (dans les camps de prisonniers). En fait, tout peut servir de monnaie pour autant qu'il y ait une offre et une demande.

Monnaie privée, mais mondiale !

Ce qui est neuf avec le Libra, ce sera la coexistence d'une monnaie privée peut-être de portée mondiale et des monnaies d'États. Les autres cryptomonnaies sont, en effet, de taille négligeables  par  rapport à l'économie mondiale. Le Libra, par sa portée mondiale et parce qu'il faudra bien s'en procurer à partir d'autres monnaies, va faciliter la circulation des monnaies traditionnelles.

Quand on permet aux monnaies privées de se développer (ou qu'on ne fait rien contre), il y en a vite beaucoup : on le voit avec les 2600 cryptomonnaies à ce jour. Avant que les banques centrales n'existent sous leur forme actuelle, il y a déjà eu des monnaies privées. En 1830 aux USA, presque chaque ville avait sa monnaie. D'une ville à l'autre, les taux de change variaient : il fallait tenir un livre d'escompte dans chaque ville. La guerre civile y mit fin. Reconnaissons que les cryptomonnaies tendent vers cette situation, mais est-ce important puisque les cryptomonnaies ne sont pas utilisées comme....monnaie.  On n'a pas trouvé mieux qu'un Etat pour garantir la stabilité d'une monnaie au point qu'une cryptomonnaie qui vise une même stabilité doit reposer sur un taux de change fixe par rapport à un panier de devises (on les appelle alors les stablecoins : le Libra en sera une).

Le problème des  taux de change fixes est qu'ils finissent toujours par imploser lorsqu'ils sont par ex.  irréalistes par rapport à la situation de l'économie locale. La monnaie n'est plus utilisée, le troc voit le jour ou le dollar est utilisé comme monnaie informelle. Un Etat peut aussi décider de lier sa monnaie au dollar ce qui veut dire qu'elle accepte la politique monétaire des USA et son taux de change.

La stabilité monétaire survient toujours quand les États s'engagent dans les paroles et dans les faits sur leur politique (monétaire), dire à l'avance ce qu'ils vont faire et s'y tenir. Les cryptomonnaies n'ont  rien de tout cela. Elles peuvent avoir recours, sans grand succès d'ailleurs, aux algorithmes pour se stabiliser : pour le bitcoin, c'est un nombre maximum fixé par l'algorithme, ce qui ne l'empêche pas d'être un objet de spéculation (à la place de l'inflation).  Le Libra lui va (soi-disant) se stabiliser par rapport à un panier de devises (à ce titre, le libra est de la famille des stablecoins qui porte bien son nom) via des dépôts bancaires et de la dette souveraine liquide, ce qui fait furieusement penser à un taux de change fixe.  Vu son empreinte qui sera mondiale, le Libra va donc devenir la monnaie (privée) des monnaies (publiques) !

Le livre blanc

Quand on lit le livre blanc du Libra, le coté privé de cette monnaie frappe : oui, le Libra va générer des profits (!) qui reviendront aux membres de l'association Libra et aux investisseurs qui auront acheté des jetons Libra (dans la plus pure tradition des ICO, Intial Coin Offering). L'association Libra sera basée à Genève, exercera un contrôle sur l'admission des nouveaux membres et gèrera la réserve Libra qui sert de contre-valeur.  Toute décision doit être soumise à un vote aux 2/3 des membres, une procédure toujours longue, surtout en cas de crise (souvenons de 2008 !). Seuls eux pourront adapter le protocole qui fait tourner le Libra (c'est-à-dire la politique monétaire du Libra). Ce n'est pas tout : l'association Libra a été parfaitement isolée de la réserve Libra, donc de toute responsabilité par rapport aux détenteurs du Libra ou même aux citoyens des pays dont les actifs (dette, monnaie) serviront de garantie via cette réserve au Libra (et à ses bêtises potentielles qui rejaillira sur leur valeur et donc sur eux). On attend pourtant  l'inverse d'un Etat par rapport à sa monnaie, assumer : c'est ce qu'ils ont toujours fait.

En tant que monnaie mondiale, le Libra peut aussi se soustraire à toute régulation ou s'y soumettre de manière émiettée puisque les régulations sont limitées au niveau de l'État qui émet sa monnaie. Facebook et Colibra (sa filiale en charge du Libra) sont des sociétés américaines, mais l'association Libra sera suisse et on en passe. Si le Libra est à portée mondiale, les États, s'ils veulent le réguler, devront se concerter et coopérer. Pour l'instant, les pays n'ont pas d'autre choix que créer des concurrents au Libra : La Fed est le fer de lance d'un système de paiement instantané et la Chine annonce sa propre cryptomonnaie ouvertement contre le Libra. Christine Lagarde (patronne du FMI) proposait d'envisager des cryptomonnaies  officielles, ceci à l'adresse de la  Fed et de la BCE, mais elle n'a donc été écoutée que par Facebook .

Il y a  un étonnant paradoxe, ceci dit, à la levée de boucliers face au  Libra : localement, à l'échelle des Etats on veut tous une monnaie uniforme, mais au niveau international, c'est un système de monnaies tout sauf uniforme que nous trouvons normal. Le Libra apporte la promesse d'une monnaie uniforme au niveau mondial qui devrait plaire. C'est vrai, mais ce n'est pas Facebook qui devrait la gérer.

Entre temps, chacun s'organise pour s'opposer au Libra à sa manière: la Commission européenne vient d'envoyer un questionnaire aux firmes participant au Libra afin d'y détecter un problème de concurrence (entre ceux qui y sont et ceux que n'y sont pas) tandisque que le Congrès US a demandé un moratoire à Facebook.

Le Libra va naitre dans quelques mois. Il commencera par être une cryptomonnaie comme les autres, trop petite pour qu'on s'en préoccupe (« too small to care »), mais vu les 2.5 milliards d'utilisateurs de Facebook, elle risque bien vite de devenir trop grosse pour se permettre de faillir (« too big to fail »). On disait la même chose de Lehman Brothers. Et nul doute que Google et autres Amazon ne laisseront pas Facebook jouer seul dans cette arène.

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Pour en savoir plus : We've had private currencies like Libra before. It was chaos, Mike Orcutt, July 2019, MIT Technology Review

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Commentaire 1
à écrit le 02/09/2019 à 10:22
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Quand une artère est bouchée le corps humain en génère de nouvelle afin d'alimente l'organe vital. Quand l'économie mondiale est bouchée par l'avidité financière, l'économie réelle ne peut que générer une nouvelle voie de financement si elle veut sur...

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