Renault-Nissan : les trois erreurs stratégiques qui expliquent la chute de Carlos Ghosn

IDEE. La position hégémonique acquise par l’ancien dirigeant entrait notamment en contradiction avec le leadership partagé qu’appelle une alliance. Par Fabien Blanchot, Université Paris Dauphine – PSL et Michel Kalika, et IAE Lyon School of Management - Université Jean Moulin.
(Crédits : Reuters)

Au-delà des éventuelles prises illégales d'intérêt et des frasques, on peut conjecturer que trois erreurs stratégiques et une erreur de gouvernance expliquent pourquoi celui qui a contribué à développer l'alliance entre les deux groupes pendant deux décennies, Carlos Ghosn, a pu se retrouver assigné à résidence depuis de nombreux mois au Japon et avoir désormais le statut de fugitif international.

Deux perspectives sont à considérer : l'une est interne à l'alliance et aux relations entre les deux partenaires, Renault et Nissan ; l'autre est externe, en lien avec les parties prenantes, au premier rang desquels se trouvent les États français et japonais.

Une alliance plutôt qu'une fusion

Lorsque le rapprochement entre Renault et Nissan a été envisagé en 1998-1999, deux options stratégiques étaient possibles : la fusion-acquisition ou l'alliance. Le choix d'une fusion-acquisition est d'autant plus défendable (apparaît d'autant plus logique et rationnel) qu'il existe de nombreux domaines dans lesquels les entreprises peuvent réaliser des économies ou des recettes additionnelles de façon durable en se rapprochant.

Inversement, si le potentiel de synergies ne concerne qu'un périmètre très réduit des activités respectives des deux entreprises, c'est l'alliance qui doit être privilégiée, sauf à ce que le projet n'ait pas une logique industrielle. Dans le cas Renault-Nissan, la fusion-acquisition semble constituer la meilleure option, compte tenu de l'étendue des synergies potentielles.

Pourtant, le fondateur de l'alliance Renault-Nissan, Louis Schweitzer, a écarté cette option. Trois raisons contextuelles permettent de justifier ce choix initial :

  • La première est financière. Une fusion-acquisition aurait entraîné la prise en charge de tous les passifs de Nissan qui était en très mauvaise posture en 1999 : une dette estimée entre 18 et 25 milliards de dollars selon le périmètre retenu pour le keiretsu, des pertes récurrentes et une compétitivité dégradée. Renault n'avait pas les moyens d'assumer l'éventuelle faillite de Nissan dont le redressement n'était pas acquis.

  • La deuxième est managériale. La capacité à réellement coopérer n'était pas acquise dans un contexte franco-japonais marqué par une importante distance géographique, des différences culturelles organisationnelles et nationales, et la nécessité de travailler sous des fuseaux horaires différents et avec une langue tierce.

  • La troisième est politico-culturelle. La fusion-acquisition aurait été perçue comme l'absorption d'un fleuron de l'automobile japonaise par un constructeur français quasi-inconnu du Japon, perspective peu acceptable tant d'un point de vue culturel que politique.

Dans ces conditions, l'alliance était la seule option acceptable, de part et d'autre. Au cours des deux dernières décennies, celle-ci s'est développée avec une intégration croissante sur les plans industriel et organisationnel, mais les deux entreprises sont demeurées juridiquement indépendantes, ménageant ainsi les susceptibilités politico-culturelles.

« Rubicon » managérial

Quand nous avons, au fil de ces années, travaillé avec des managers en MBA sur le « cas Renault-Nissan », la question de l'évolution de l'alliance vers une fusion a été systématiquement posée par les managers d'entreprises, quels que soient leur nationalité. Il nous est toujours apparu que l'intégration de toutes les fonctions de la chaîne de valeur pouvait être développée, mais qu'il existait une ligne rouge à ne pas franchir, celles des principes fondateurs de l'alliance, à savoir le maintien de l'identité des deux entreprises et de leur indépendance juridique.

En cherchant à transformer l'alliance originelle en une fusion, Carlos Ghosn aurait franchi ce « rubicon » managérial et suscité les manœuvres de dirigeants japonais qui ont conduit à sa perte. Sauf à croire au mythe de la fusion entre égaux, l'opération aurait en effet redistribué les cartes du pouvoir, sujet éminemment épineux puisqu'il prend la forme d'un jeu à somme nulle.

La première erreur stratégique repose donc sur la croyance que la pertinence économique (renforcer les synergies grâce à une fusion) est synonyme de faisabilité et d'acceptabilité. Deux des raisons justifiant initialement l'alliance ne sont, certes, plus d'actualité : la situation très dégradée de Nissan et le doute sur la capacité des deux acteurs à coopérer et, donc, à créer de la valeur. Mais la troisième raison est demeurée bien présente : la non-acceptabilité d'une prise de contrôle de Nissan par Renault, renforcée par le redressement de Nissan, tout comme la non-acceptabilité pour Renault de voir son partenaire ragaillardi prendre le lead du nouvel ensemble.

Une deuxième erreur stratégique tient au leadership de l'alliance. Initialement nommé directeur général de Nissan (en 1999) pour redresser le constructeur japonais, Carlos Ghosn est devenu président de Nissan en 2001, puis président de Renault et président de RNBV (la structure de management de l'alliance) en 2005. La confiance conférée à Ghosn à la suite du redressement de Nissan a rendu possible ce cumul de mandats. Mais cette position hégémonique, outre qu'elle peut dépasser les limites de l'entendement, n'était pas un blanc-seing pour un leadership directif, car toute alliance appelle un leadership partagé, sauf consentement explicite du partenaire dominé.

Il ne fait guère de doute que Carlos Ghosn l'a oublié, ce que confortent ses propos tenus lors de sa conférence de presse du 7 janvier dernier, quand il déclare « L'alliance peut réussir sans moi, mais elle doit suivre certaines règles. Elle ne fonctionnera pas sur la base de consensus, on se trompe actuellement ». Tôt ou tard, quand l'opportunité se présente, ceux privés d'une voix au chapitre réagissent.

Une troisième erreur stratégique tient aux relations que l'ancien patron de l'Alliance a noué, ou plutôt, n'a pas noué avec l'État français qui était l'un des actionnaires, et non des moindres, de Renault. Comment expliquer autrement, au moins au début de l'affaire, que l'État français se désintéresse autant de celui qui fut l'un de ces grands capitaines d'industrie à qui la France doit le développement d'une partie de son secteur automobile ? Carlos Ghosn a ignoré l'État français et ses représentants, et ceux-ci le lui rendent bien aujourd'hui.

Sans doute en a-t-il fait de même du côté japonais. L'ancien dirigeant de l'Alliance Renault-Nissan avait peut-être une conception de l'industrie reposant sur le modèle initial de Porter qui fait fi des pouvoirs publics et de leur influence. Un dirigeant d'une entreprise, même mondialisée et très puissante, ne peut ignorer le rôle et le poids des pouvoirs publics nationaux. La situation actuelle de l'ancien patron de l'Alliance Renault-Nissan et les très rares soutiens qu'il suscite illustrent cette relation entre l'entreprise et l'État, ou plutôt dans le cas actuel, entre l'entreprise et les États.

Une position hégémonique jamais dénoncée

Ces trois erreurs stratégiques, tant internes qu'externes, permettent d'éclairer d'un regard non anecdotique la descente aux enfers qu'a connu Carlos Ghosn. Elles illustrent aussi les difficultés du management d'une alliance mondiale et posent la question de la gouvernance de ce type d'organisation.

Le cas Renault-Nissan démontre qu'un leader peut ne pas être éternellement « l'homme de la situation ». Louis Schweizter avait l'expérience et la sensibilité requises pour imaginer un modèle hybride à même d'éviter les écueils du rapprochement avorté Renault-Volvo. Carlos Ghosn avait l'expérience nécessaire pour accompagner le redressement de Nissan. Il était beaucoup moins évident que sa personnalité, ainsi que l'hubris et le narcissisme, suscités par le succès de la remise sur pied du constructeur nippon, soient en cohérence avec le leadership partagé requis pour assurer la consolidation de l'alliance.

L'erreur des organes de gouvernance de Renault-Nissan aura été de ne pas dénoncer la position hégémonique de Carlos Ghosn, du moins ses dérives. Responsables aussi, donc, mais peut-être pas coupables car l'enracinement de Carlos Ghosn a pu entraver toute idée de son remplacement ou de sa mise au pas. L'« affaire Ghosn » aura été, à cet égard, salutaire.

The Conversation ________

Par Fabien BlanchotProfesseur des universités, Université Paris Dauphine - PSL et Michel KalikaProfesseur émérite, IAE Lyon School of Management - Université Jean Moulin.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaires 16
à écrit le 17/01/2023 à 15:14
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Aux Etats-Unis, Nissan beneficie d'une bonne image et tient a la preserver sur son marche no 1...! En revanche, Renault a laisse de tres mauvais souvenirs a ses anciens clients Americains. Nissan ne tient pas a voir son image ecornee par le biais d'u...

à écrit le 11/02/2020 à 18:55
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Cet article est très universitaire. Bien abstrait, avec un sérieux manque de réalisme et probablement d'objectivité par manque de matières. Il est totalement incertain que Bercy, champion du camouflage et du silence face au public, l'oncle Picsou...

à écrit le 28/01/2020 à 9:14
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Sauver Nissan n'était peut-être pas une si bonne idée. l'Alliance était " balourde" des le départ. Une acquisition totale de Nissan permettait à Renault de s'imposer. Ça coûtait plus cher au départ, mais être maître chez soi n'a pas de prix, et ça é...

à écrit le 28/01/2020 à 0:07
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Sauver Nissan n'était peut-être pas une si bonne idée. l'Alliance était " balourde" des le départ. Une acquisition totale de Nissan permettait à Renault de s'imposer. Ça coûtait plus cher au départ, mais être maître chez soi n'a pas de prix, et ça é...

à écrit le 25/01/2020 à 22:24
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Il semble que cet article a été directement écrit par les équipes de l'Elysée. Une fake news en somme.

à écrit le 25/01/2020 à 0:01
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Cet article a le goût bizarre d'une histoire arrangée, car il ne respecte pas la réalité historique. L'alliance stratégique entre Renault et Nissan repose un des participations au capital croisées : Renault possède 44,4% de Nissan et Nissan 15% (sans...

à écrit le 24/01/2020 à 19:59
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Sauf que votre analyse est erroné, Carlos G. voulait bien conforter l'alliance et non pas une fusion il l'a encore martelé plusieurs fois et indiqué sans détour qu'il s'agit là d'un traquenard du gouvrenement français. Il indique fermement que c'est...

à écrit le 24/01/2020 à 7:10
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L’article ne devrait pas négliger le rôle dévastateur de l’État dans cette affaire: 1) le rachat d’actions de Renault en 2015, 2) l’application du droit de vote double de la loi Florange. C’est bien le conseil d’administration de Renault - et non Gho...

le 24/01/2020 à 22:37
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Bien d'accord avec votre commentaire qui remet les pendules à l'heure de cet article un peu trop orienté même si excellent par ailleurs. Rappelons que CG n'a jamais essayé de près ou de loin d'imposer une fusion contrairement à ce que dit cet artic...

à écrit le 23/01/2020 à 10:35
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C'est en effet un article fouillé. Ce qui s'est passé entre Renault et Nissan est exactement le même problème entre Air France et KLM en plus de la mauvaise gouvernance chez les ex dirigeants d'Air France et les syndicats en ajoutant la volonté des a...

à écrit le 22/01/2020 à 14:09
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Bravo... ! De tout ce que j'ai lu et vu, cet article est exactement le reflet de ce qui s'annonce depuis 1998 et s'est accéléré depuis 2015 ... Bravo Des faits et de l'analyse... Pas d'émotion et d'indignation faciles et racoleuses...

à écrit le 22/01/2020 à 13:51
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Enfin un article intéressant sur cette alliance et, de façon plus globale, sur le rapprochement d'entreprises. Merci pour cet éclairage.

à écrit le 22/01/2020 à 13:50
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Il y a une erreur dans la dernière phrase : "La version originale de cet article" pointe vers un article sur... les sapins de Noël !!! :o

à écrit le 22/01/2020 à 10:49
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un octogone a huit cotés, un hexagone six, carlos ghons des millions .... de cotés!

à écrit le 22/01/2020 à 9:00
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Vous oubliez la quatrième, suprême, c'est de se prendre pour Louis XIV ! Cela a du forcément inquiéter nombreux de ses "associés".

à écrit le 21/01/2020 à 21:19
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Arrêtez ce feuilleton, le soit disant héros est lamentable et n'est pas plus sympathique qu'auparavant!

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