Ukraine : les trois scénarios pour la suite du conflit

ANALYSE. Présentation des conditions nécessaires à la réalisation des trois principaux scénarios envisageables : un succès russe, une victoire ukrainienne ou un enlisement durable. Par Cyrille Bret, Sciences Po et Florent Parmentier, Sciences Po.
La ville de Borodianka (Ukraine), après des bombardements aériens russes en mai 2022. La guerre ne baissera probablement pas d’intensité en 2023.
La ville de Borodianka (Ukraine), après des bombardements aériens russes en mai 2022. La guerre ne baissera probablement pas d’intensité en 2023. (Crédits : Reuters)

Près d'un an après le déclenchement de l'opération militaire russe contre l'Ukraine, le 24 février 2022, quelles sont les évolutions possibles du conflit dans les mois qui viennent ? La difficulté de la prospective est particulièrement marquée pour ce conflit car les « surprises » militaires, diplomatiques et stratégiques ont été nombreuses.

D'un côté, la combativité des forces ukrainiennes, le soutien de l'UE et des États-Unis à Kiev, les difficultés logistiques et tactiques des forces armées russes ont pris Moscou de court. D'un autre côté, la résistance de l'économie russe aux sanctionsl'ampleur des migrations ukrainiennes vers l'Europe, le blocage des instances de l'ONU ainsi que le soutien mesuré de la Chine, de l'Inde et de plusieurs pays d'Afrique à la Russie ont surpris les chancelleries occidentales.

Trois scénarios majeurs sont aujourd'hui envisageables.

PREMIER SCÉNARIO - Un revers russe caractérisé

Sur le plan militaire, les forces armées de Moscou lanceraient une nouvelle offensive sur Kiev, comme en février 2022, ainsi que sur le bassin du Don (le Donbass, dont une large partie se trouve toujours aujourd'hui sous le contrôle des Ukrainiens) et sur la province de Kherson afin d'essayer d'obtenir un succès éclatant aux yeux de la population russe.

Mais ces attaques échoueraient. La Russie perdrait de nombreux hommes et une grande partie des quatre provinces ukrainiennes illégalement rattachées à la Fédération de Russie en septembre 2022. Elle constaterait que son objectif stratégique initial (le changement de régime à Kiev) s'est soldé par un échec. L'Ukraine reprendrait des bastions russes dans le Bassin du Don et ferait mouvement vers la Crimée.

Plusieurs facteurs pourraient consacrer cette défaite russe. Sur le plan intérieur, la mobilisation et l'entraînement des réservistes se heurteraient à plusieurs limites : nouvelle fuite des mobilisables hors du territoire russe ; incapacité du commandement russe à entraîner efficacement les nouvelles recrues ; épuisement de la Base industrielle et technologique de Défense (BITD) russe ; montée en puissance des effets des sanctions occidentales sur le budget de la Fédération ; crise dans les cercles dirigeants russes, notamment au niveau du ministère de la Défense.

En Ukraine, la réalisation de ce scénario est subordonnée à plusieurs conditions : la résistance de la présidence ukrainienne à l'usure de la guerre, sa capacité à remporter les élections législatives de l'automne 2023, la poursuite de l'aide militaire américaine et européenne à un niveau compatible avec la consommation inévitable de matériels de guerre sur les champs de bataille, et la capacité à tenir plusieurs fronts en même temps. Le chef d'état-major ukrainien, Valeri Zaloujny, a exprimé un certain nombre de souhaits en décembre : 300 chars, 600-700 véhicules de combat d'infanterie, 500 obusiers pour la victoire.

Enfin, sur le plan international, ce scénario suppose que la Russie perde la position de force que lui a conférée en 2022 la hausse des prix des produits énergétiques. Il faudrait pour cela que ses clients développent des sources d'approvisionnement alternatives, ce qu'ils ont déjà commencé à faire.

L'horizon de ce scénario favorable à l'Ukraine serait l'ouverture de négociations de cessez-le-feu puis de paix.

Toutefois, si la défaite russe est d'ampleur, un désordre politique interne pourrait paralyser le leadership russe et instaurer à Moscou un chaos privant le pays de la capacité à s'engager réellement dans des négociations. Pour que de telles négociations soient couronnées de succès, il conviendrait donc tout à la fois que la Russie considère la guerre comme durablement perdue, et qu'elle conserve une chaîne de commandement efficace. Deux points redoutablement durs à traiter seraient le sort de la Crimée et l'avenir de la candidature de l'Ukraine à l'OTAN. En somme, ce scénario serait l'extrapolation des contre-offensives ukrainiennes réussies d'août à octobre 2022.

DEUXIÈME SCÉNARIO - Un succès tangible pour la Russie

Le scénario inverse consisterait en une série de succès militaires pour la Russie à partir de la fin de l'hiver. Par exemple, la Russie réussirait à reprendre l'essentiel de la province de Kherson, menacerait directement Kiev en pénétrant dans ses faubourgs à partir de la Biélorussie et reprendrait une progression marquée vers le sud-ouest en direction d'Odessa. La réalisation de ce scénario découlerait de plusieurs hypothèses, la principale étant l'épuisement humain et matériel des forces armées ukrainiennes.

Du côté russe, cela supposerait la réussite de plusieurs actions pour le moment infructueuses. Notamment, la mobilisation réalisée à l'automne 2022 serait efficace en matière d'entraînement et correctement utilisée sur le plan tactique. Et les chaînes logistiques russes résisteraient aux difficultés d'approvisionnement sur trois fronts majeurs (Nord sur Kiev, Est dans le Donbass et Sud en direction de Kherson). L'armée russe a déjà disposé de centres logistiques à plus de 80 km de la ligne de front, soit une distance hors de portée des HIMARS, tirant les leçons de la contre-offensive ukrainienne.

Ces succès déboucheraient sur une victoire nette de la Russie en Ukraine : les annexions illégales dans l'est seraient consolidées, le gouvernement de Kiev (fragilisé et possiblement renversé en raison de l'offensive russe) serait issu de négociations de paix et prendrait une orientation plus ou moins ouvertement pro-russe, l'ouest du pays revendiquerait une forte autonomie avec le soutien de la Pologne, etc. L'objectif stratégique de la Russie serait ainsi atteint : disposer d'une zone tampon avec l'OTAN.

Du côté ukrainien, ce scénario du pire pourrait gagner en crédibilité si plusieurs évolutions se constatent : usure des forces armées, insuffisance du nombre de nouvelles recrues, diversité trop forte des livraisons d'armes internationales, engendrant des difficultés à articuler les différents dispositifs ; fragilisation de la présidence Zelensky à l'approche des élections législatives de l'automne 2023 sous la pression d'un « parti de la paix » ou au contraire de nationalistes réclamant un pouvoir plus fort ; incapacité à conserver et accroître le soutien des Occidentaux, par exemple en raison d'un maximalisme stratégique visant la défaite complète de la Russie, la découverte de détournements de fonds ou tout simplement du fait de la « fatigue » des opinions occidentales et de leur volonté de se recentrer sur des questions politiques internes.

Sur le plan international, ce scénario suppose un maintien des cours et des exportations de produits énergétiques russes vers l'Asie (Chine et Inde au premier chef) ; une stratégie de prix de la part des puissances gazières ; une mobilisation des réseaux diplomatiques russes pour montrer que le pays n'est isolé qu'à l'Ouest ; un appui marqué de la Chine face à l'influence américaine ; une perte d'influence dans l'UE des gouvernements les plus favorables à l'Ukraine, notamment en Europe du Nord (législatives finlandaises en février) et en Pologne (élections générales à l'automne 2023). Un tel scénario serait favorisé par une crise à Taïwan ou au Moyen-Orient qui absorberait l'attention des États-Unis, déjà fortement polarisés dans leur politique intérieure.

TROISIÈME SCÉNARIO - Un conflit qui s'enlise

Un troisième type d'évolution pour ce conflit pourrait être caractérisé par l'incapacité des deux protagonistes à prendre l'ascendant sur l'autre sur une période de plusieurs années.

Il se manifesterait par une stabilisation (violente et meurtrière) des grandes lignes de front sur les positions actuelles mais des batailles régulières pour des localités d'importance secondaire, des nœuds routiers, des verrous fluviaux ou des ponts. Par exemple, les forces armées russes pourraient être tentées de reprendre l'offensive par le nord en direction de Kiev avec des succès limités et de concentrer leurs efforts sur la consolidation des parties du Donbass contrôlées ou contrôlables par elles.

De son côté, l'Ukraine pourrait essayer de pousser ton avantage à partir de Kherson vers le sud afin de menacer le bastion criméen à l'horizon d'août 2023. Ce scénario n'exclut pas - loin de là - des combats intensifs, des changements de zones de contrôle et des succès limités de part et d'autre. Mais l'équilibre général du conflit ne serait pas modifié, la Russie continuant à contrôler 15 % à 20 % du territoire ukrainien dans des zones essentielles (Crimée, Donbass, région de Kharkiv) et l'Ukraine démontrant sa capacité à résister sur le long terme.

Plusieurs facteurs pourraient se conjuguer pour faire advenir cette situation. Un « plateau » pourrait être atteint dans l'aide militaire occidentale à l'Ukraine en raison de l'état des stocks et de la nature des armements envoyés sur le front. La combativité ukrainienne pourrait demeurer sans pour autant produire les effets spectaculaires de la fin de l'été 2022 en raison d'une « courbe d'apprentissage » du côté russe, notamment dans l'articulation entre les différentes armées et les autres forces (milices Wagner, Kadyrovtsy).

Côté russe, ce statu quo violent pourrait advenir en raison des limites structurelles de l'outil militaire manifestées en 2022 : rigidité tactique, logistique déficiente, étirement des fronts et des chaînes d'approvisionnement, limites des ressources humaines, culture du mensonge dans les administrations publiques, etc.

Des facteurs exogènes pourraient conduire à un pourrissement militaire et diplomatique. Aucun des deux protagonistes n'est en mesure de faire accepter à sa propre population et à son propre réseau d'alliances l'entrée en négociation sur la base du rapport de force militaire actuel. Pour la Russie, aucun succès indiscutable n'a été remporté ; pour Kiev, l'intégrité territoriale reste à restaurer. Entrer en négociation serait un aveu d'échec pour Vladimir Poutine et le mettrait à risque. Accepter de discuter serait pour Volodymyr Zelensky un renoncement qui lui ferait perdre le soutien très large dont il bénéficie aujourd'hui à l'intérieur et à l'extérieur : un autre leadership devrait se mettre en place, et serait vraisemblablement moins soucieux de compromis en raison des coûts irrécupérables de cette guerre.

Dans cette option, l'Ukraine deviendrait en 2023 un nouveau conflit non résolu de l'espace post-soviétique, mais de grande envergure. Cela n'empêcherait pas un durcissement des hostilités, notamment contre les populations civiles ou les prisonniers, bien au contraire.

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Par Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po et Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre HEC Paris de Géopolitique, Sciences Po.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaires 25
à écrit le 29/01/2023 à 9:41
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Tout ce qui vous intéresse c'est de faire "des paris" pour une suite financière et nullement pour rechercher la Paix et le bien être... C'est digne de "la concurrence libre et non faussée" du dogme de Bruxelles !

à écrit le 28/01/2023 à 19:27
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C'est rare que des personnes de sciences po savent réfléchir avec logique et rester objectifs pour le dire Evidemment, ils savent poser les problèmes, mais avoir une vision fiable des suites de chaque senari restera à démontrer. Enfin, les scénari ...

à écrit le 28/01/2023 à 17:13
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Le seul intérêt de cet article est de montrer une fois de plus l'"inanité sonore" du vieux raisonnement formaliste qui équipe intellectuellement la plupart de nos "élites" : on énonce une thèse ( la Russie gagne), puis une antithèse (la Russie perd),...

à écrit le 28/01/2023 à 17:13
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La ténacité de l'armée russe et la non considération de la vie humaine pour Poutine est un facteur qui a été sous estimé et l'est encore. Hormis un écroulement politique interne ( possible car les meutes des oligarches marquent déjà le retour de l'...

à écrit le 28/01/2023 à 15:27
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Le scenario le plus probable est que les ukrainiens soient chassés des provinces de l’Est considérées à tord ou à raison par les russes comme russes aujourd’hui, ces derniers considérerant alors cette nouvelle ligne comme la nouvelle frontière, et la...

à écrit le 28/01/2023 à 9:38
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3 scénarii : l'un gagne, l'autre gagne, les deux perdent. Il existe un quatrième scénario : les deux gagnent. Une condition : faire pression sur les belligérants pour engager un processus de paix, n'en déplaise aux va t'en guerre.

à écrit le 28/01/2023 à 4:19
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Il y a un quatrième scénario que l'on a peur et qui semble le plus probable. La Russie perd le Donbass et utilise le nucléaire tactique . Que ferai l'Amérique à part constater le désastre puisque la Russie ne peut pas perdre ni gagner. Tout passage a...

le 28/01/2023 à 12:31
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A vous lire, se sont les USA qui attaqueraient au nucléaire, les RUSSES répliqueraient en vitrifiant les capitales occidentales à la suite de quoi, les russes iraient au restaurant et en disco.??? Pas d'inquiétude camarade, dans ce cas, les 145 mill...

à écrit le 27/01/2023 à 1:10
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Il est illusoire de croire qu'un petit pays comme l'Ukraine puisse mettre a genoux la Russie. C'est n'importe quoi.

à écrit le 26/01/2023 à 18:01
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Bonjour, Dans les scénarios possibles, percé des char occidentaux fournis à l'Ukraine et perte des territoires ukrainien annexé par la Russie.... Fuite en avant de Mr Poutine... Arme nucléaire tactique sur l'Ukraine.. Attaque effective de l'Union...

à écrit le 26/01/2023 à 16:57
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L'armée russe est la première armée continentale de la planète. Qui plus est elle appartient à une puissance nucléaire majeure. Jusqu'à présent, cad depuis février 2022 elle n'a subi aucune défaite mais à du consentir à des reculs pour des raisons ta...

le 26/01/2023 à 23:18
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@Ando "Issue de la guerre si l'Otan s'implique". L'issue de la guerre sera l'affaiblissement durable de la Russie, de garder dans le camp occidental l'Ukraine et si possible la Biélorussie.

à écrit le 26/01/2023 à 16:17
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J'ai visité il y a quelques années le musée de Péronne sur la première guerre mondiale et avant de commencer la visite il y a une vidéo intitulée la montée vers la guerre l il y est expliqué comment les grandes puissances de l'époque s'y dirigent.et ...

le 26/01/2023 à 18:10
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Bonjour, oui la situation a très inquiétant... Notre bon président vat il relancée la conscription... Car malheureusement nos armée sont très faible... Et à se terrible jeu ( la Guerre) , ils faut mieux être prêt...

à écrit le 26/01/2023 à 15:05
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Oui Poutine a décidé une "opération militaire spéciale ", initialement imaginée comme rapide et avec un minimum de victimes, ayant pour but de renverser Zelenski et de le remplacer par un président pro-Russe. Décision prise après plusieurs mois de...

le 26/01/2023 à 16:30
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Merci, Citoyen atterré. C'est un texte de haute tenu, j'aimerais en lire plus souvent comme cela.

le 26/01/2023 à 17:49
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Je pencherai plutot vers le troisième scénario, mais les deux autres sont aussi tout a fait possible. comment la situation va t elle évoluée avec l apport des blindés et l aviation? trot to pour en parler.

le 26/01/2023 à 23:09
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Reste que sur le fond, c"est la Russie de Poutine qui a attaqué l'Ukraine, annexes la Crimee et potentiellement le Donbass. L'Ukraine, un pays pays souverain dont la sécurité, après avoir rendu les armes nucléaires à la Federation de Russie, devait...

le 14/05/2023 à 15:40
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Concis, objectif et bien rédigé, merci à vous.

à écrit le 26/01/2023 à 12:47
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Des scénarios assez théoriques, car pas vraiment fondées sur une analyse stratégie des forces des faiblesses réelles et potentielles de deux parties et du contexte international, des risques et des opportunités... (Swot). Donc oui tt cela est interr...

à écrit le 26/01/2023 à 12:47
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Des scénarios assez théoriques, car pas vraiment fondées sur une analyse stratégie des forces des faiblesses réelles et potentielles de deux parties et du contexte international, des risques et des opportunités... (Swot). Donc oui tt cela est interr...

à écrit le 26/01/2023 à 12:21
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25/01/2023 : L'ambassadeur de Russie en Allemagne a vivement dénoncé la décision de Berlin d'envoyer des chars Leopard à l'Ukraine qui porte, selon lui, le conflit à un niveau de confrontation inédit et démontre l'absence de volonté de l'Allemagne de...

à écrit le 26/01/2023 à 9:35
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les ukrainiens savent ce que les russes leur reservent, donc meme s'ils se font defaire dans les chars, ca sera une guerilla permanente, sachant que desormais tout le territoire regorge d'armes, memes legeres; combien faut ils d'hommes pour tenir un ...

à écrit le 26/01/2023 à 9:29
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Pour résumer : l'un "gagne", l'autre "gagne, ou alors c'est statut quo. L'article écrit par des enseignants science po, 'spécialistes' géopolitique, laisse songeur. "

à écrit le 26/01/2023 à 9:13
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Cette guerre est encore plus formidable que le covid : on peut raisonner à l'infini dessus. Surtout quand on est bien planqué dans sa tour d'ivoire et/ou son salon parisien. Il y a un quatrième scénario pour arrêter cette horreur : faire la paix. ...

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