
Cursus annuel ou option concentrée sur quelques semaines, les écoles d'ingénieurs bâtissent chacune à leur manière leur option low-tech. Un virage majeur dans l'enseignement, qui n'allait pas forcément de soi. « Le discours de fin d'année de Clément Choisne (jeune ingénieur de Centrales Nantes, NDLR), en 2018, qui a expliqué qu'il ne se reconnaissait pas dans le parcours d'école d'ingénieurs, qu'il manque de sens, a été un coup de tonnerre. Une autre impulsion est ensuite venue de l'extérieur : le navigateur Roland Jourdain a demandé que l'on sensibilise les étudiants aux défis environnementaux. De là a émergé l'idée de proposer une option low-tech, centrée sur des projets concrets », raconte Jean-Marc Benguigui, qui a conçu et dirige le programme low-tech de Centrale Nantes. S'ils ne sont que six étudiants à choisir cette voie cette année - elle existe depuis un an -, il ne faudrait pas pour autant en minimiser la portée. « Les ingénieurs sont techno-solutionnistes : ils aiment penser que la science et la technique résoudront les problèmes. La low-tech est une approche, une vision, réellement différente, qui implique de trouver des solutions avec l'existant, de questionner la place de la technique », poursuit Jean-Marc Benguigui.
« Questionner », le mot revient également souvent dans la bouche de Pierre Courbin, enseignant chercheur à l'ESIEA, une école d'ingénieurs spécialisée dans le numérique basée à Ivry-sur-Seine et Laval. Sa mission : former des ingénieurs pour un numérique durable et responsable. Depuis deux ans, elle propose donc une option low-tech aux étudiants de master 2. « En plus de la formation technique autour du numérique, nous évoquons les questions de responsabilité, d'éthique et de sobriété avec tous nos étudiants, mais nous voulions aller plus loin. Avant de concevoir une solution, les étudiants doivent apprendre à réinterroger le besoin, puis à penser l'impact de leur solution. La low-tech dans le numérique, c'est savoir mettre le bon niveau de technologie face à un besoin, ne pas ajouter de briques inutiles. »
Sortir du carcan des cours traditionnels
Pour changer les modes de pensées et la vision du rôle de l'ingénieur, difficile de proposer un cursus d'enseignement classique. « Pendant mon année de césure à Centrale Nantes, j'ai passé un CAP boulanger. Je me suis dit que je pouvais faire ce métier avec des pratiques durables et j'ai aimé la liberté ressentie pendant cette année. J'avais du mal à imaginer reprendre le chemin des amphis », se souvient Ilan Vermeren, étudiant de l'option low-tech à Centrale Nantes. Finalement, c'est bien ce cursus qui le convainc de finir le parcours : « J'ai été séduit par la pédagogie par projet et l'ouverture vers d'autres horizons professionnels que les grands groupes, pas toujours éthiques, qui recrutent à la sortie des écoles d'ingénieurs. » Le programme repose notamment sur une collaboration étroite avec le projet We explore du navigateur Roland Jourdain, qui parcourt les mers sur son voilier sobre, conçu en fibres de lin. « Nous travaillons sur la faisabilité de ses idées et de son imaginaire », raconte Jean-Marc Benguigui. Le cursus envoie aussi les étudiants sur les routes à vélo, à la rencontre des associations et entreprises low-tech des environs, la Bretagne et la Normandie étant connues pour leur avance dans ce domaine. À l'ESIEA, le cursus low-tech invite les étudiants à se projeter dans leur futur désirable et implique également la rencontre avec l'écosystème low-tech. « Les étudiants découvrent d'autres modèles économiques et modes d'organisation, comprennent l'utilisation des machines et l'importance de savoir restituer les gestes pour faire monter les autres en compétence. Le partage est essentiel dans la low-tech », souligne Pierre Courbin. Le point d'orgue de la formation est sans doute la conception et la présentation d'un projet low-tech devant un Tribunal d'existence. « Nous avons emprunté cette notion à la structure SinonVirgule. L'objectif est de voter pour savoir si un projet doit voir ou non le jour, en fonction de notre vision de citoyen aujourd'hui et au nom des générations futures et des non-humains. Il est très intéressant de voir des étudiants renoncer volontairement à un projet au terme de ce processus de réflexion. »
L'employabilité de la low-tech
Les étudiants des options low-tech ne perdent pas pour autant de vue leur future carrière. « Nous devons faire un stage et tous ceux qui voulaient rester en France ont très facilement trouvé, par exemple dans des cabinets de RSE ou dans l'écoconstruction. En revanche, il est plus difficile de trouver des débouchés à l'international », explique Ilan Vermeren, qui va, quant à lui, s'envoler pour le Brésil afin de travailler sur l'emploi du biocharbon dans l'agriculture. Les cabinets de RSE ou de mesure d'impacts, notamment dans le numérique, constituent un des débouchés possibles pour les étudiants en low-tech, mais il est loin d'être le seul. « Nous avons des marques d'intérêt ou des offres de stages de la part de grands groupes, comme Orange ou le Crédit Agricole. Nous avons aussi été contactés par le directeur innovation et développement durable d'une administration pénitentiaire ! », précise Jean-Marc Benguigui, qui organise justement la rencontre entre étudiants, grands groupes, PME/TPE et associations lors d'un forum low-tech sur le campus de Centrale Nantes. « Ce monde est en train de se structurer, notamment en France. D'ailleurs, après mon stage, je souhaite travailler pour l'ADEME en Normandie, justement pour accélérer la structuration de l'écosystème low-tech », confirme Ilan Vermeren. Signe que les écoles d'ingénieurs n'en sont qu'aux prémices de leur révolution low-tech, Centrale Nantes réfléchit désormais à l'opportunité d'ouvrir une formation professionnelle sur ce thème, à destination des entreprises.
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