
Ce samedi, plus de 27.000 personnes vont se réunir à Paris La Défense Arena pendant plus de cinq heures pour regarder des matchs d'exhibition de jeux vidéo. Plus exactement, ils se déplacent pour voir le « KCX 3 », organisé par leur équipe d'esport préférée, la Karmine Corp. Fondée en 2020, cette structure s'est rapidement taillée une place à part dans le petit milieu du jeu vidéo compétitif français, avec un engouement inégalé, même par Vitality, la plus grosse équipe tricolore.
Non seulement la K Corp cartonne les audiences en ligne, mais son KCX (pour KC Experience), organisé annuellement, prouve qu'il peut déplacer les foules. Après avoir rempli le Palais des Congrès en 2021 (3.500 places) puis Bercy en 2022 (12.000 places), la structure a vendu plus de 21.000 places dans la gigantesque salle de concert de La Défense en 48 heures. Au moment où l'esport se porte au plus mal, sous fonds d'interrogations profondes sur son modèle économique, la Karmine organise une démonstration inégalée en Europe du potentiel du secteur. Un grand spectacle à deux millions d'euros de production, avec des équipes venues des quatre coins du globe, sur plus de cinq heures.
Comme pour souligner l'importance de l'événement, le ministre délégué chargé de la Transition numérique et des Télécoms, Jean-Noël Barrot, a prévu d'y faire un déplacement. « Une partie du secteur a survendu l'esport, nous remettons les règles à plat, avec notre engagement réel », se félicite Arthur Perticoz, CEO de l'entreprise depuis tout juste un an.
L'influence au service de l'esport
La Karmine Corp tire son nom de ses deux fondateurs Kamel Kebir et Amine Mekri, plus connus sous leurs pseudonymes d'influenceur, Kameto et Prime. Et justement, si la structure a cartonné aussi vite, c'est en très grande partie parce qu'elle a profité de l'image de Kameto, suivi par 1,7 million d'abonnés sur Twitch, et lui-même ancien joueur semi-pro du jeu vidéo League of Legends. « Kamel est clairement un élément clé du succès de l'entreprise. Il a véritablement la passion la plus pure pour son équipe », abonde Arthur Perticoz. Le streamer commente tous les matchs de sa structure, du moins le plus possible, puisque cette dernière est désormais présente sur six jeux vidéo : League of Legends, Valorant (avec une équipe masculine et une équipe féminine), Rocket League, Teamfight Tactics, Smash Bros Ultimate et Trackmania.
« Dans le sport, le plus souvent, les gens supportent leur ville, mais dans l'esport nous n'avons pas cette notion », explique Kameto, avant de développer, « en tant que créateurs de vidéo, avec Prime, nous avons réuni une grosse communauté et notre idée de base, c'était de créer une équipe qui ressemble à cette communauté. Il fallait donc que quelqu'un se charge de parler avec les fans et de motiver les troupes. »
Depuis, d'autres influenceurs ont imité le modèle, à l'instar des structures Aegis, Mandatory ou plus récemment Gentle Mates, fondée par le numéro 1 du YouTube français, Squeezie, aux côtés de deux figures des jeux de tirs, Gotaga et Brawks. Avec ses propriétaires en tête de proue, la nouvelle vague de l'esport profite de communautés de fan déjà installées, mais aussi d'un véritable savoir-faire. « Notre expertise, c'est l'engagement. Des personnes comme Kameto ont presque inventé l'influence, ils font parti des premiers », rappelle Arthur Perticoz. Pour appuyer son propos, le dirigeant relève fièrement que le budget marketing de l'entreprise sur les réseaux sociaux s'élève à... zéro euro. « Ce chiffre fait de l'effet quand je le présente en rendez-vous avec de nouveaux sponsors », s'amuse-t-il.
L'esport en crise
Le succès de la K Corp dénote avec la morosité globale du secteur depuis plus d'un an. Après avoir profité d'un engouement exceptionnel des investisseurs entre la fin des années 2010 et le début des années 2020, l'esport traverse désormais une période de licenciements et de fermetures d'entreprise. Qui mieux que la structure américaine Faze Clan peut incarner cette déchéance ? L'entreprise, valorisée jusqu'à plus d'un milliard de dollars à la fin de l'année 2021 et véritable porte-étendard de l'engouement pour le secteur, a licencié son CEO Lee Trink, en place depuis cinq ans et accusé d'avoir encouragé les dépenses excessives.
Et pour cause : rien que sur l'année 2022, la structure affiche 48,7 millions de dollars de pertes, selon Bloomberg. L'action de l'entreprise, fixée à 13,07 dollars lors de l'introduction en Bourse à l'été 2022, ne vaut plus que 18 centimes, soit une chute vertigineuse de 98,6 %. Ses équipes ne dégagent aucun profit et l'activité de création de contenu ne génère pas les revenus escomptés. Et comme les équipes d'esport, au contraire du sport traditionnel, ne gagnent pas de droits de diffusion, le portefeuille est vide. Résultat : Faze Clan multiplie les vagues de licenciement, et sa pérennité à court terme est menacée.
Mais cet exemple extrême n'est que la face la plus visible. La structure française LDLC, branche du groupe de commerce en ligne éponyme, à l'image bien plus mesurée, a aussi arrêté ses activités cette année. Créée en 2010, elle faisait pourtant partie des plus anciennes de la scène, avec un des plus gros palmarès, malgré un budget loin des plus gros. Comme le relève l'Equipe, si l'entreprise ne donne pas les raisons exactes de son arrêt, elle mentionne un manque de notoriété auprès du grand public, malgré une reconnaissance parmi les passionnés. En 2022, dans son grand panorama de l'esport, Forbes estimait que la question de la monétisation pérenne du secteur restait sans réponse, malgré des audiences en croissance, avec plus de 530 millions de spectateurs, dont la moitié de réguliers.
« Le coup marketing d'une vie »
De son côté, la Karmine Corp s'appuie sur trois canaux de revenus : la participation de sponsors, comme Orange, Chupa Chups ou Michelin, la vente de produits aux couleurs de l'équipe sur sa boutique ainsi que la vente d'éléments numériques labellisés K Corp au sein même des jeux vidéo, organisée par certains éditeurs.
D'après Arthur Perticoz, l'entreprise génère 80 % de ses revenus sur ces deux derniers canaux, là où la moyenne du secteur se situerait autour des 40 %. Et pour cause : la K Corp vend « plusieurs dizaines de milliers » de maillots par an. « On serait dans le top 10 des clubs de sport français avec ce chiffre », se félicite le dirigeant. À son arrivée, il a donc eu pour mission, sur neuf mois, de consolider la boutique, afin d'éviter les ratés des premières années, marquées par des ruptures de stock et des livraisons retardées.
Le KCX, quant à lui, n'est pas destiné à générer du profit. Côté business, il s'agit avant tout d'une devanture, d'un événement fédérateur pour « créer de belles images » et impressionner les investisseurs. « Pour l'esport, c'est le coup marketing d'une vie, il y aura des centaines de millions de dollars dans la salle. Certaines structures ont d'ailleurs invité leurs propres partenaires à l'événement pour leur montrer ce qu'il est possible de faire », développe Arthur Perticoz. Avec cette démonstration de force, le secteur espère aussi faire avancer certaines revendications, à l'instar de la demande d'abaissement de la TVA de 20 % à 5 % pour ses événements comme c'est le cas pour les autres activités culturelles et sportives.
Un futur ambitieux pour la K Corp
Avant qu'Arthur Perticoz ne rejoigne l'entreprise, elle n'avait que peu d'employés et profitait surtout des équipes des deux cofondateurs. Un an plus tard, elle compte un peu moins d'une vingtaine d'employés qui s'occupent des aspects administratifs et organisationnels, de la prospection commerciale ou encore de la création de contenus, en plus de la trentaine de joueurs et joueuses. Résultat : après avoir bouclé un exercice 2022 à l'équilibre avec quatre millions d'euros de chiffre d'affaires, la structure prévoit à nouveau une croissance de 50 %.
« Avant la Karmine, je n'ai fait que monter des boîtes, je connais la galère de ne pas avoir d'argent. Et surtout, j'ai déjà échoué et je connais la démarche à suivre pour ne pas reproduire les erreurs », ajoute le dirigeant, notamment cofondateur de la plateforme de podcasts Majelan aux côtés de Mathieu Gallet. Kameto l'a recruté après un échange autour d'un café, où l'entrepreneur s'est présenté comme un fan de la première heure de la Karmine. « Nous n'avions pas les compétences traditionnelles des directions d'entreprise. L'arrivée d'Arthur était importante, car il arrive à réécrire nos bonnes idées pour les rendre concrètes. Il a immédiatement la vision startup », développe le streamer.
Mieux structurée, la structure se projette désormais vers un futur ambitieux. « Je ne suis pas venu pour gérer une boîte qui tente de survivre. Pour entrer dans les ligues fermées, la boîte aura besoin de lever, ce qui signifie passer par une augmentation du capital ou de la dette privée », reconnaît Arthur Perticoz. Parmi les sujets évoqués quasi quotidiennement par les fans et Kameto lui-même se trouve l'objectif d'intégrer la LEC, la meilleure ligue européenne de League of Legends.
Mais le ticket d'entrée coûte plus de 20 millions d'euros, synonyme de l'entrée d'actionnaires extérieurs. « Au début, j'avais peur de diluer ma participation. Mais avec l'expérience, je comprends qu'il existe des manières de travailler pour garder un grand contrôle des décisions de l'entreprise sans être majoritaire. Et puis les investisseurs avec qui nous discutons de levées savent que si je ne suis pas content, ils n'iront pas loin », rassure Kamel Kebir.
Et d'ajouter : « Maintenant, nous avons vraiment une vision au long terme bien installée, avec un projet solide pour prouver que ne brûlerons pas le cash comme l'ont fait des structures comme Faze. La Karmine, c'est mon bébé, je m'y vois dans 20 ans et j'espère la passer à mes enfants. » La concrétisation de cette promesse pourrait rapidement arriver. Dans son interview chez l'Equipe, Kameto promet parmi ses annonces « un véritable coup de tonnerre dans l'industrie ». Réponse ce soir, à la Paris La Défense Arena, et en ligne sur Twitch.
Article publié le 16/09 à 11 heures, mis à jour après l'événement :
Au cours de l'événement, la Karmine Corp a d'abord annoncé qu'elle devenait résidente du complexe des Arènes, à Evry-Courcouronnes (Essonne), dont la rénovation, débutée en 2018, s'achèvera l'an prochain. Concrètement, cette salle de 3.000 places devrait accueillir entre 10 et 20 événements de la structure par an, et l'entreprise prévoit de mettre en place un système d'abonnement pour y participer, comme le font les clubs de sports traditionnels. Ce genre de partenariat existe déjà en Chine, mais reste entièrement nouveau en France, et plus généralement en Occident (Europe et Etats-Unis). La K Corp ambitionne ainsi de diversifier ses revenus, tout en solidifiant le socle de sa communauté de fans.
Puis, pour conclure la soirée, Kameto a confié que la structure n'avait jamais été aussi proche d'aller en LEC, mais qu'il ne pourrait en être certain qu'en octobre. L'opération signifierait, comme mentionné plus tôt, l'entrée de nouveaux investisseurs au capital.
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