La régulation, joker de l’Europe dans le nouvel ordre technologique mondial

Pièce maîtresse sur l’échiquier géopolitique, le numérique entre aujourd’hui dans une nouvelle ère d’innovations. Dans cette bataille, la France et l'Union européenne misent sur la régulation pour rattraper leur retard, reprendre du pouvoir face aux géants américains et se tailler une place dans les nouveaux secteurs stratégiques, mais les dépendances technologiques demeurent profondes.
Marie-Laure Denis, présidente de la Cnil, était invitée par La Tribune à Tech for Future, le 6 avril dernier au Grand Rex de Paris.
Marie-Laure Denis, présidente de la Cnil, était invitée par La Tribune à Tech for Future, le 6 avril dernier au Grand Rex de Paris. (Crédits : Georges Vignal)

« Le couple innovation-régulation est déterminant dans les temps qui viennent ». Cette conviction a été martelée par le président du Conseil national du numérique, Gilles Babinet, lors de la première édition de Tech for Future, le grand événement tech de La Tribune, qui s'est déroulé le 6 mars dernier au Grand Rex, à Paris. « Nous devons imbriquer ces deux notions car les externalités du numérique sont devenues trop néfastes - que ce soit sur l'environnement ou dans la captation de notre attention, par exemple la dépression adolescente aux Etats-Unis liée aux réseaux sociaux », a-t-il expliqué.

Lui qui, pourtant, par le passé, a pu se montrer critique à l'égard de la réglementation, estime donc que les récentes initiatives européennes, notamment le Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) - qui encadrent, respectivement, les contenus sur Internet et le marché du numérique - « sont absolument nécessaires », même si « elles ne vont pas remettre les choses à l'endroit ». L'ancien « digital champion » auprès de la Commission européenne va même plus loin : « Il n'est pas impossible que la régulation propulse l'innovation », avance-t-il. Exemple : « Si vous avez un marché du carbone qui pèse lourd et qui fait que le carbone grimpe demain à 150 ou 200 euros la tonne, vous faites éclore nombre d'innovateurs qui seront capables de s'en saisir », poursuit-il.

La Cnil en attente d'une clarification du cadre juridique sur l'IA

Marie-Laure Denis, présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) est allée dans le même sens. « Je suis convaincue que la confiance dans les usages numériques, adossée aux droits qu'ont les personnes sur leurs données, sera de plus en plus un avantage concurrentiel distinctif, au même titre que le prix ou la qualité de services », a-t-elle déclaré. L'institution accompagne, via des appels à candidatures, des entreprises dans leurs projets numériques pour qu'elles intègrent dès la conception de leurs services les questions de la protection des données, ce qui lui permet également de comprendre les difficultés des entrepreneurs.

Par ailleurs, la Cnil a reçu plusieurs plaintes au titre du RGPD sur ChatGPT, cette intelligence artificielle (IA) conversationnelle aux avancées technologiques fulgurantes lancée récemment par OpenAI. « Nous allons les instruire, avec une procédure contradictoire avec OpenAI, l'une portant en effet sur le droit d'accès aux données et une autre sur le caractère pertinent des données émises ou la fiabilité des réponses », précise-t-elle. Parallèlement, « il faut clarifier le cadre juridique, y compris dans l'attente du Règlement européen sur l'intelligence artificielle. » Tout le défi de la réglementation étant de ne pas être en retard sur les usages...

Lire aussiChatGPT : deux plaintes en France pour non-respect du RGPD

« Law is code » va remplacer « code is law »

« L'Europe siffle la fin de la récré, a renchéri Arno Pons, directeur général du think tank Digital New Deal Foundation. Nous avons vécu pendant vingt ans la 'siliconisation' du monde qui a imposé ses valeurs. Maintenant, nous allons réguler et faire en sorte que ce soit la loi qui définisse le code et non l'inverse. » Dans cette démarche, là encore, la réglementation va de pair avec l'innovation. « Dans le package réglementaire européen, il y a les deux : des règlements qui sont véritablement défensifs et ceux, tels que le Data governance act et le Data act, plus offensifs », a-t-il indiqué. Pour ajouter : « Tout l'enjeu est de créer les conditions de marché permettant de créer des écosystèmes alternatifs aux Big Tech ».

Cependant, des modèles différents de croissance existent déjà. Et davantage fondé sur ce que Frédéric Mazzella, président fondateur de BlaBlaCar appelle « un état d'esprit propre à la France et à l'Europe qui est un esprit de partage ». En témoigne la réussite de Back Market, Vinted ou TooGoodToGo. « Ce sont des leaders mondiaux ou en passe de le devenir dans leur secteur, dans des domaines où Américains et Chinois ne vont pas », souligne le fondateur de la licorne du covoiturage. Reste à savoir si ce ne serait pas, précisément, parce qu'il n'y pas de géants américains sur ces segments de marché que les Européens et les Français réussissent à percer...

Manque de visibilité des champions français

Toujours est-il que la dépendance technologique de l'Europe est encore bien trop forte. L'UE produit moins de 10 % des semi-conducteurs utilisés dans le monde, les Gafam disposent de 70 % du marché du cloud européen, Google règne sur la recherche en ligne et se partage avec Apple les systèmes d'exploitation sur smartphone, tandis qu'Amazon écrase le e-commerce avec un achat en ligne sur cinq malgré des milliers de sites marchands en Europe, sans oublier la domination de Facebook et autres Instagram et TikTok dans les réseaux sociaux... Le Vieux Continent, pourtant, a des atouts. « La France a une grande histoire informatique et l'on ne parle pas assez de ce que les pays européens ont apporté dans le domaine de l'Internet. En outre, nous avons des ingénieurs, des technologies ainsi qu'une position géographique stratégique », rappelle Ophélie Coelho, membre du conseil scientifique de l'Institut Rousseau, un laboratoire d'idées portant sur la reconstruction écologique et républicaine.

En somme, « en Europe, nous avons tout ce qu'il faut - des technologies cloud, des technologies 5G, la bureautique... », ajoute-t-elle. Rapid.Space, AW2S, Clever Cloud, Jamespot... sont quelques exemples d'entreprises qui les développent. « Cela fait deux ans que l'on parle de souveraineté mais on ne cite pas suffisamment les entreprises françaises et européennes », déplore cette spécialiste de la géopolitique du numérique.

Le cloud, un « océan bleu » éminemment stratégique

De fait, l'une des batailles du numérique se joue sur le cloud. Est-elle déjà perdue pour l'Europe ? « Le cloud, aujourd'hui, c'est 20 % de ce que ce sera en 2029. Autrement dit, c'est un 'océan bleu' (Ndrl : un espace nouveau à explorer en matière de stratégie d'entreprise). Quand vous avez un marché qui fait 30 % de croissance annuelle, tout le monde veut y faire de l'argent. Et la guerre ne fait que commencer », lance Quentin Adam, Pdg de Clever Cloud. On est à peine à quelques escarmouches. Mais si on ne met pas d'armée sur le champ de bataille, on va perdre la guerre ».

Et d'ajouter : « La réglementation vient aider les entreprises européennes à reprendre des parts de marché. Reste à soutenir ce marché par la commande publique », résume le patron de cette pépite de la French Tech. Même son de cloche de la part de Catherine Morin-Desailly, sénatrice (UDI) de Seine-Maritime, spécialisée dans la souveraineté numérique. « Ce n'est pas parce que nous avons recours massivement aux technologies extra-européennes que notre sort est définitivement scellé », assure-t-elle.

Un marché européen de 500 millions de consommateurs, des milliers d'ingénieurs informatiques, la capacité à créer des startups sont autant d'atouts dans ce nouvel ordre technologique mondial pour la France et l'Europe, qui se réveillent. « Ce qui nous manque, c'est une meilleure régulation, une politique industrielle offensive qui nous fait massivement investir dans la recherche et dans le développement de certains secteurs », ajoute-t-elle. A ce titre, dit-elle, « les entreprises du cloud doivent être soutenues »

Et de plaider pour un « Buy European act » : « Il consoliderait nos entreprises européennes qui disposeraient ainsi d'une masse critique pour pouvoir poursuivre leur recherche et leur développement », conclut-elle.

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Commentaires 6
à écrit le 21/04/2023 à 7:07
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C'est helas pour cette vieille europe racornie in peut tard. L'Asie est tres en avance, les USA aussi. Autrement dit son retard est impossible a surmonter. Cette bonne femme parle, beaucoup, trop.

à écrit le 20/04/2023 à 23:06
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Ce sont les usages qu’ils faut changer . Perso je n utilise plus depuis 2 ans Google pour les recherches mais Qwant . Je n utilise pas de cloud, pas de réseau social - pas de temps à consacrer : j ai ma famille mes amis mon toutou et mon jardin .. j ...

à écrit le 20/04/2023 à 22:36
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Le pouvoir financiers des gafam est tellement important, sans parler de la machine juridique américaine prête à broyer toutes concurrences qui feraient de l'ombre à ses champions que c'est peinée perdue.Les politiques ne font que parler, ils n'ont pl...

à écrit le 20/04/2023 à 19:58
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Aujourd'hui : "La France redevient le pays européen où l'électricité est la plus chère !"

à écrit le 20/04/2023 à 9:59
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Bien qu'européen convaincu je suis opposé à cette gouvernance, quant au numérique ça devient une religion à quand un pardon pour saint Facebouc et Saint Gogo.. avec comme officiants les hauts fonctionnaires..

à écrit le 20/04/2023 à 9:06
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Ce n'est vraiment pas la faute à l"Europe, comme les médias nous le rappellent... Mais aux européistes !

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