LA TRIBUNE - La souveraineté technologique est le seul domaine du numérique sur lequel tous les candidats à l'élection présidentielle se sont exprimés, y compris les deux finalistes, Emmanuel Macron et Marine Le Pen. La candidate d'extrême-droite est même celle qui semble avoir repris le plus de propositions issues de votre rapport parlementaire sur la souveraineté numérique, qui a fait référence. Est-ce à dire qu'elle répond mieux à cet enjeu ?
PHILIPPE LATOMBE - Pas du tout. C'est la plus offensive dans les mots, mais sa vision du sujet est terriblement caricaturale, incomplète, et n'a aucune colonne vertébrale. C'est un écran de fumée, il n'y a pas de fond. C'est toujours satisfaisant pour l'ego de voir que mon travail, en l'occurrence la mission parlementaire sur la souveraineté numérique dont j'ai été le rapporteur, puisse être une source d'inspiration pour une candidate à l'élection présidentielle. Mais il faut remettre l'église au milieu du village. Ce rapport n'est pas une auberge espagnole, on ne peut pas picorer quelques mesures emblématiques en les poussant à l'extrême et en les exploitant à travers un prisme idéologique déformant, et appeler cela une vision de la souveraineté. C'est pourtant ce que fait Marine Le Pen. Son approche ne peut constituer un projet réaliste, cohérent et viable pour notre pays.
En quoi le projet de Marine Le Pen sur la souveraineté numérique est-il incohérent selon vous ?
Son livret numérique est un catalogue de mesures qui sonnent bien mais sans la vision d'ensemble ni la cohérence qui sont indispensables. Il me semble dangereux de confondre souveraineté et souverainisme, défense de nos intérêts politico-économiques et isolationnisme. La grande différence entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, c'est que le premier a une vision d'ensemble de la souveraineté et l'articule avec tous les autres enjeux technologiques, tandis que Marine Le Pen simplifie les enjeux jusqu'à la caricature.
Sa vision est celle du renfermement sur soi, y compris vis-à-vis de l'Europe, pour lutter contre la domination des géants américains et chinois du numérique. Mais il faut raison garder et ne pas nous bercer d'illusions. Puisque notre déficit dans le domaine de la souveraineté numérique est considérable, encore plus même que pour d'autres secteurs, la seule façon d'y arriver est avec l'Union européenne, en renforçant la coopération entre les pays et en faisant émerger un écosystème tech de taille européenne.
A ce titre, Emmanuel Macron propose une stratégie globale et cohérente, qui passe par le renforcement de la coopération, le soutien à l'innovation et aux startups pour faire émerger de nouveaux géants européens, et la prise en compte des nouveaux défis technologiques comme le quantique, le web3 ou la blockchain. Marine Le Pen ignore totalement ou presque ces enjeux, pourtant interconnectés et cruciaux pour gagner notre autonomie stratégique dans le domaine du numérique.
Pire : l'élection de Marine Le Pen entraînerait un isolement de la France en Europe et le retour des Etats-nations. Malgré ses beaux discours sur la souveraineté numérique, son programme est donc incompatible avec cet objectif stratégique et politique. Il ne s'agit pas simplement de prétendre bouter l'ennemi GAFAM ou BATX hors de l'Hexagone, encore moins de nous refermer sur nous-mêmes. Ce serait contre-productif, voire suicidaire.
Vous défendez la « vision complète » d'Emmanuel Macron dans le domaine de la souveraineté numérique, mais vous avez beaucoup critiqué l'un de ses éléments centraux, la stratégie cloud de confiance. N'est-ce pas contradictoire ?
Même si je suis en désaccord avec certaines décisions sectorielles comme sur le cloud, je suis en accord avec le diagnostic et la vision globale d'Emmanuel Macron sur la souveraineté numérique. Je pense toujours qu'un chemin périlleux, notamment juridique, attend la stratégie cloud de confiance telle qu'elle a été faite, et qu'on se rendra compte qu'on ne peut pas appeler souveraine une stratégie qui permet d'utiliser les infrastructures logicielles des géants américains du numérique.
Mais sur le reste, je n'ai rien à redire. Relocaliser et réindustrialiser ne doit pas devenir un mantra nationaliste. C'est le piège dans lequel tombe Marine Le Pen, alors qu'Emmanuel Macron veut réindustrialiser nos territoires via la technologie. Restons lucides sur ce qui est envisageable et sur ce qui est nécessaire, et tentons de concilier les deux, dans la mesure du possible. Emmanuel Macron veut favoriser l'émergence de nos pépites nationales, de nos licornes, et leur donner envie de rester dans le giron national, car de l'excellence naît le lead. Pour ce faire, il nous faut aussi constituer des alliances, des synergies, au sein de l'Europe notamment, et ne pas nous bercer de l'illusion que nous pouvons faire cavalier seul.
La souveraineté, ce n'est pas le souverainisme, c'est avoir le choix et rester en capacité d'en changer en permanence. Le problème n'est pas tant d'utiliser les services des Gafam mais d'en être dépendants, par exemple.
Dans votre rapport, vous établissez un lien entre la souveraineté numérique et la formation des talents. Mais Marine Le Pen n'aborde le sujet des compétences numériques que sous l'angle de la lutte contre l'illectronisme. Pourquoi cet oubli est-il important selon vous ?
C'est encore une différence majeure entre les deux candidats et une preuve que Marine Le Pen picore des mesures sans penser les sujets dans leur ensemble. Vouloir assurer notre souveraineté numérique ne peut se faire sans aborder le problème des compétences, tant dans le public que dans le privé. Le programme d'Emmanuel Macron est complet à ce niveau. Il a déjà commencé à mettre en place et il veut amplifier une véritable politique de formation car nous manquons de ressources humaines à tous les niveaux. Nous devons retenir les cerveaux que nous formons, en leur donnant de véritables opportunités de carrière, et surtout en former beaucoup plus, ce qui prend du temps.
En attendant, nous devons aller chercher les compétences là où elles se trouvent. Nous devons être attractifs, ce qui ne correspond pas vraiment aux ambitions de Mme Le Pen quant à notre politique migratoire. Sans doute est-ce pour cette raison que ce volet des compétences numériques est occulté dans son programme.
Le roman national trouve ses limites dans un nationalisme obtus. Il faut faire preuve de réalisme et cesser de croire qu'en retournant nos petites manches sur nos petits bras, en crachant très fort dans nos petites mains et en fermant nos frontières, nous allons, seuls, faire reculer la mondialisation. Serait-ce bien raisonnable d'ailleurs ? Nous pouvons en limiter les effets pervers en faisant front avec le reste de l'Europe et c'est à ce niveau que se joue l'efficacité des décisions. Deux exemples le démontrent : le RGPD qui tend à faire école dans le monde entier, et la Cour de justice européenne (CJUE), sans laquelle l'arrêt Schrems II, qui protège nos données personnelles, n'aurait jamais existé. Madame Le Pen ne semble pas en avoir conscience. Il me semble important de le rappeler.
Vous dénoncez également le manque d'experts et de compétence numérique de la candidate du RN et de ses équipes....
Dans son programme sur la souveraineté numérique, Mme Le Pen semble avoir du mal, sans doute est-ce une forme de péché originel, à pratiquer l'art de la nuance et du détail, et à appréhender le sujet, visiblement tout nouveau pour elle, dans sa complexité. Et si d'aventure elle était élue, je ne vois pas qui, dans son entourage, en aurait la compétence.
Je rappelle que Marine Le Pen a été députée pendant cinq ans, ainsi que d'autres dans son parti. Il y a eu de nombreux débats, parfois très techniques, dans lesquels nous avons parlé de la protection des données personnelles, du Health Data Hub, du cloud, de la modération des réseaux sociaux, de la fiscalité des entreprises du numérique, de la loi Avia sur la lutte contre la haine en ligne, de la politique d'innovation et bien d'autres sujets. Jamais le Rassemblement national n'a participé à ses débats, il n'a montré aucun intérêt pour ces sujets.
De fait, il n'y a aucune vision dans le programme de Marine Le Pen sur ce que pourra être notre futur. A aucun moment, les nouvelles technologies ne sont perçues comme le champ des possibles. Quid du métavers, des nanotechnologies, de la robotique, de l'informatique quantique ? Autant de sujets sur lesquels les politiques doivent anticiper. Je pense que le programme d'Emmanuel Macron pourrait anticiper davantage certains enjeux comme le Web3, mais le Rassemblement national ne se projette même pas, n'anticipe rien, et ne semble se réveiller sur le sujet de la souveraineté numérique juste parce qu'il est à la mode.
Propos recueillis par Sylvain Rolland
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