"Value investing" (9/16), la méthode : qu'est-ce qu'un bon management ?

[ Série d'été ] Tout au long de cet été, les experts de l'Investisseur Français proposent une série en plusieurs volets pour comprendre ce qu'est l'"investing value". Aujourd'hui, troisième volet de la méthode pour analyser une société, le management, qui décide de l'allocation du capital. Un choix décisif.
John Malone avec la galaxie Liberty compte parmi les meilleurs allocateurs de capitaux de ces dernières années.

On parle souvent « d'allocation du capital ». Mais que cela signifie-t-il exactement ?

Thomas. C'est ce que le management d'une entreprise décide de faire avec les ressources qu'il tient à sa disposition : le capital que lui confient les actionnaires, celui prêté par les créanciers, et les profits - s'il y en a.

C'est déjà plus clair ainsi !

Thomas. L'allocation du capital est un arbitrage permanent. Vers où orienter les ressources ? Pour quels rendements espérés, et pour quels risques ? Sur le long-terme, la valeur intrinsèque de l'entreprise et le rendement de ses actionnaires évolueront en fonction de la qualité de ces arbitrages.

De quels arbitrages parlons-nous ?

Thomas. Un allocateur de capital arbitre entre deux options : réinvestir dans le business, ou retourner du capital aux actionnaires - souvent les deux en même temps, dans des proportions qui varient. S'il réinvestit dans le business, la question est de savoir précisément où, et à quelle fin. Un exemple de réinvestissement déficient : CGG, qui augmente ses capacités - et qui en plus augmente son endettement - en haut de cycle pétrolier. Quelques mois plus tard, le prix du pétrole s'effondre, les efforts d'exploration des clients sont suspendus, et l'entreprise doit refinancer dans l'urgence pour éviter la banqueroute. Ce qu'il restait de la mise des actionnaires historiques - c'est-à-dire pas grand-chose - est complètement dilué par une émission d'actions massive.

Vous me glacez le sang.

Thomas. Laissez-moi vous le réchauffer avec un exemple de réinvestissement intelligent : Restaurant Brands International - ex-Burger King - qui réalise des ROI (retour sur investissement) pré-taxes de 250% sur le capital consacré à l'ouverture de nouveaux restaurants.

Quand on dit qu'un management « crée de la valeur » ou « détruit de la valeur », on fait, j'imagine, allusion aux rendements qu'il obtient - positifs ou négatifs - sur sa stratégie de réinvestissement.

Thomas. Parfaitement. Un troisième exemple d'allocation du capital qu'il est encore prématuré de juger, mais qui passe a priori bien le test de la rationalité : le management d'Eddie Lampert chez Sears Holdings, qui décapitalise l'ancienne activité commerciale brick & mortar - il en liquide une partie, et laisse l'autre partie tourner avec le minimum syndical - pour réinvestir progressivement le produit de cette liquidation partielle dans de nouvelles activités supposées beaucoup plus rentables.

Comme disent les Américains, « jury is still out on this one ».

Thomas. Parfois, le préalable à des investissements de croissance est de liquider une partie - sinon la totalité - des activités historiques. Se réinventer est déjà un défi individuel majeur... Alors imaginez dans une corporation centenaire qui compte des centaines de milliers d'employés ! En la matière, un exemple célèbre est celui de Bill Anders, ex-CEO de General Dynamics. Arrivé à la tête d'un immense conglomérat de l'armement en difficulté suite à la fin de la Guerre froide, il entreprit de vendre ou de stopper 80% des activités. En fait, il a volontairement « coulé » la taille du business, pour ne conserver que les divisions les plus rentables. Une fois la situation stabilisée, il réalisa plusieurs acquisitions opportunistes, elles aussi très rentables, et réengagea ainsi un cycle de croissance vertueuse chez General Dynamics.

Etienne. Et ce ne fût pas son seul coup de génie ! Pendant quelques années, le marché n'a pas du tout cru à sa stratégie. La seule chose qu'il voyait, c'est une gloire d'antan dont le chiffre d'affaires déclinait inexorablement. Anders profita de ce pessimisme pour procéder à des rachats d'actions continus, et ainsi doper le rendement des actionnaires historiques et fidèles. Leurs parts du gâteau avaient augmenté. Et dès que ce gâteau s'est remis à grossir...

Vous évoquiez les deux options qui se présentaient à l'allocateur de capital : réinvestir dans son business, ou retourner du capital aux actionnaires.

Thomas. Sous forme de dividendes ou de rachats d'actions. Si, par exemple, un business est mature, sans davantage de perspectives de croissance rentable, quel choix est le plus rationnel ? Distribuer tous les profits, ou tenter malgré tout de les réinvestir dans une activité qui stagne, voire qui décline ?

Pourquoi ne pas se « réinventer », comme vous le décriviez à l'instant ?

Thomas. Parce que c'est difficile, parce que ce n'est pas toujours possible, et parce que les actionnaires ne sont pas nécessairement d'accord : ils préfèrent récupérer les profits plutôt que de tenter le diable.

Etienne. A l'inverse, un business avec de sensationnelles perspectives de croissance ferait sans doute mieux de réinvestir tous ses profits - et même davantage en s'endettant - plutôt que de payer un dividende à ses actionnaires !

Sylvain. Un bon allocateur de capital saura simplement faire les bons choix aux bons moments.

Je vous lis souvent encenser les rachats d'actions. Dans le cadre d'un retour de capital aux actionnaires, dans quelle mesure sont-ils préférables aux dividendes ?

Sylvain. Ils ne seront pertinents que si effectués à bon compte, c'est-à-dire si l'entreprise s'échange en Bourse pour nettement moins que sa valeur intrinsèque. Trop d'entreprises considèrent le rachat d'actions comme un banal retour aux actionnaires, sans forcément réfléchir à ce qui serait le plus optimal à long-terme. Racheter des actions à un prix trop élevé constitue une mauvaise décision, exactement comme un investisseur n'a pas intérêt à surpayer son investissement s'il ambitionne d'obtenir un rendement décent ! Si l'action est trop chère et qu'aucune opportunité de réinvestissement intéressante n'est identifiée, mieux vaut payer un dividende...

Thomas. Ou ajouter les profits à la trésorerie, et les conserver pour des lendemains difficiles, par exemple pour ne pas souffrir lors d'un bas de cycle, ou pour réaliser de judicieuses acquisitions lorsque la concurrence est en difficulté.

Donnez-nous des exemples d'excellents allocateurs de capitaux.

Etienne. A ce sujet, je recommande ardemment la lecture de « The Outsiders » [NDLR : de William Thorndike]. Sinon, John Malone avec la galaxie Liberty, Warren Buffett avec Berkshire Hathaway, Luc Tack  avec Picanol et Tessenderlo, Anvalary Jiva avec Linedata, Pierre Mestre avec Orchestra, les frères Râles avec Colfax et Danaher, Mark Leonard avec Constellation Software...

En somme, les meilleurs entrepreneurs !

Etienne. Pas nécessairement. On peut être un excellent entrepreneur mais un allocateur du capital perfectible, comme par exemple Steve Jobs. A l'inverse, on peut ne pas être un entrepreneur exceptionnel, et pourtant être un allocateur de capital hors-pair - comme Warren Buffett, de son propre aveu !

Dans ce cas, comment reconnaître un excellent allocateur de capital ?

Etienne. Sa principale préoccupation doit être la croissance des cash-flows, et la création de valeur à long-terme. Il n'est pas concentré sur la performance trimestrielle, comme tant de managements parmi les sociétés cotées, mais sur ce que sera son business à long-terme - c'est-à-dire dans dix ou vingt ans.

Sylvain. D'un point de vue plus personnel, ce sont souvent des personnes frugales et mesurées, avec une phobie du gâchis, ce qui d'ailleurs transparaît dans le fonctionnement de leurs entreprises : exit les conseillers en tout genre, les dépenses superflues, les sièges sociaux grandioses, les fortunes dépensées en relations publiques.... Voir le site de Berkshire Hathaway pour s'en convaincre !

Etienne. Les bons allocateurs de capitaux sont typiquement des gens qui connaissent bien les dangers de l'ego. Ils savent que le succès fait perdre la tête, et que plus d'un entrepreneur remarquable en a fait les frais... Les « outsiders » - en référence au livre de William Thorndike - combattent énergiquement la politique, pour plutôt encourager l'initiative et la méritocratie.

Sylvain. Comme souvent, c'est Warren Buffett qui a le mieux vulgarisé la chose avec son « ABC » de l'échec en business : arrogance, bureaucratie, complaisance.

Etienne. Ceci étant dit, un moyen simple et qui ne trompe pas pour identifier un bon allocateur du capital : sur le long-terme, la valeur intrinsèque de l'entreprise qu'il gère a substantiellement augmenté.... Et son cours de Bourse avec !

D'accord, mais... Concrètement, sur quels critères financiers s'appuyer ?

Sylvain. La croissance des ventes ou des bénéfices constitue souvent l'alpha et l'omega des analystes et des investisseurs. Dans la réalité, l'efficacité de l'allocation de capital se mesure avant tout par le retour sur investissement. Quel capital est investi par le management ? Combien rapporte-t-il ? Quelle est la dynamique à long-terme ? C'est en comprenant cette dernière que nous pouvons mesurer la création de valeur pour les actionnaires - par l'étude de l'évolution de la valeur comptable, qu'il faudra souvent réajuster, sans oublier les dividendes, rachats d'actions et tous les hors-bilan. Par exemple, si on suit l'évolution de la valeur comptable de Berkshire Hathaway, on se rend bien compte de la création de valeur, même si on en loupe une sacrée partie à défaut d'analyse approfondie, ne serait-ce qu'avec les participations inscrites à leur coût d'acquisition !

Etienne. Bien entendu, comme en témoignent les déboires récents de Valeant ou de Performance Sports Group, le cours de Bourse n'est pas systématiquement le reflet de la réalité opérationnelle et financière de l'entreprise !

Sylvain. A court-terme - et parfois quelques années ne sont que du court-terme -, le cours de Bourse n'est pas un indicateur fiable de la création de valeur d'un business. A dix ou vingt ans, en revanche, et sauf circonstances exceptionnelles type krach boursier, le cours suit peu ou prou la valeur intrinsèque d'un business...

Nous discutions des rachats d'actions auparavant. Quid des émissions d'actions ? Ne sont-elles pas toujours dommageables pour les actionnaires historiques ?

Etienne. Tout dépend du prix auquel les nouvelles actions sont émises, et de l'objectif de l'augmentation de capital ! Si on demande aux actionnaires de renflouer les caisses pour réparer les bêtises du management, comme chez CGG, l'opération est clairement désastreuse puisque l'émission sera réalisée à un prix souvent très bas... En résultera une dilution très douloureuse. Maintenant, si l'action est bien valorisée, voire survalorisée sur le marché, le management peut vendre de nouvelles actions à un prix élevé. Et si le cash levé via cette augmentation de capital est utilisé intelligemment, par exemple pour réaliser une acquisition supérieurement rentable, il s'agira d'une excellente opération financière ! Berkshire a plusieurs fois procédé ainsi, par exemple pour acquérir General Re ou Burlington Santa Fe.

Je comprends.

Sylvain. En fait, l'idéal est un management parfaitement opportuniste en matière de rachats et d'émissions d'actions. Ceux qui arrivent à jongler habilement entre les deux disposent d'un puissant outil pour créer de la valeur à long-terme pour leurs actionnaires. Un exemple récent dans le Club : LendingTree, une entité de la galaxie Malone, qui a réalisé une opération géniale en profitant de conditions de marché très favorables dans un laps de temps très court.

Ah ? C'est-à-dire ?

Sylvain. En novembre 2015, ils ont émis des actions pour un montant de 100 millions de dollars, alors que l'action était plus que généreusement valorisée. Premier bon point. Aucune affectation spécifique n'avait alors été dévoilée... Et le cours a dévissé ensuite de 50% ! Qu'a fait le management ? Il a agi de manière rationnelle, et racheté très agressivement ses actions. Dans son dernier rapport trimestriel, il indiquait que la société avait racheté pour 70 millions de dollars d'actions à moins de 70 dollars pièce. Ils ont émis 852.000 actions, pour en racheter plus d'un million et du coup garder plus de 20 millions de dollars. Brillant !

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