Chez Condé Nast, "nous ne voulons pas pousser les gens à acheter..."

"...mais nous voulons leur donner la possibilité de le faire". C'est ainsi que Franck Zayan, le Français qui préside aux destinées de la division E-commerce du groupe de presse américain Condé Nast, résume son ambition. Mais cette incursion dans un marché où règne des rivaux de taille n'est pas sans risque pour l'image de ses marques.
Franck Zayan a rejoint Condé Nast en janvier 2014.

Faire de Condé Nast un champion de l'e-commerce. Telle est la mission que le groupe de presse américain a assigné au Français Franck Zayan, ancien directeur de la branche e-commerce des Galeries Lafayette et co-fondateur du site de vente en ligne Sarenza. Sur le papier, la promesse s'annonce grandiose puisque ce sont au total 300 millions de lecteurs potentiel que l'entreprise cherche à atteindre.

>> l'éditeur de Vogue change son style.com pour défier Net-a-Porter

Mais, en pratique, convertir l'éditeur de Vogue, GQ, Wired ou du New Yorker en support de vente de produits de luxe en ligne se heurte des obstacles de taille. A commencer par une concurrence bien installée, ses principaux représentants, Net-a-Porter et Yoox, se préparant à unir leurs forces. Ensuite, il lui faudra faire accepter cette transition - entre autres - aux lecteurs, pas forcément emballés par l'idée de passer quasiment sans transition de la lecture à l'achat. Le responsable de cette révolution chez Condé Nast explique comment il compte s'y prendre.

La Tribune - Vous arrivez dans un marché déjà occupé par Net-a-Porter et Yoox. Qu'avez-vous de plus qu'eux?

Franck Zayan - Des éléments de design, de personnalisation et de recommandation cruciaux. Net-a-Porter a quasiment créé ce marché. Avant cela, acheter des produits à 4.000 euros pièce en ligne n'avait rien d'évident. Il a balisé ce marché, mais la taille de celui-ci est colossale, on parle de dizaines de milliards d'euros de chiffre d'affaires. Nous avons aussi l'avantage d'être un groupe international avec des marques reconnues, ce qui induit un a priori d'emblée positif de la part des clients potentiels.

Comptez-vous également lancer un réseau social autour de vos produits ?

Nous prévoyons un ensemble de fonctionnalités. Ce que nous créons, c'est une destination d'achat avec deux portes d'entrée : un lien entre le contenu des magazines et la place de marché ; avec l'idée que si vous voyez un produit qui vous plait et que vous voulez l'acheter, vous pouvez le faire directement. Et une destination commerciale sur Style.com, où il sera possible de choisir des produits, de partager cette information sur les réseaux sociaux, de créer des listes de produits...

L'e-commerce deviendra-t-il la principale source de revenus ?

Non, mais ce sera un complément très important. J'ai devant moi une pile de magazines GQ, Wired, Vogue etc. Quand je les ouvre, je vois des centaines d'occasions de parler des produits. Comme beaucoup d'autres éditeurs, Condé Nast avait déjà fait des tentatives, majoritairement d'affiliation, en Asie et aux Etats-Unis, mais ce n'était pas forcément concluant, car la plupart du temps, l'expérience était très mauvaise, notamment parce que la profondeur de l'offre était très limitée. Si on n'apporte pas une offre qui tient la route, c'est-à-dire qui donne la possibilité d'acheter en amont à partir du magazine et de suggérer des produits complémentaires pertinents, on n'a fait que la moitié du travail.

Analyse sémantique et experts de la mode

Vous ferez donc aussi de la recommandation... comme une entreprise d'e-commerce "classique" ?

Oui, si ce n'est que la suggestion n'a de sens que si elle est pertinente. Pour notre équipe, le travail cible en grande partie la personnalisation et la recommandation. Si je propose à quelqu'un des produits qui n'ont rien à voir avec ses aspirations, ses projets, ses idées, je ne suis plus du tout efficace. Une lectrice de Vogue veut accéder à certains produits, faire des suggestions de produits alternatifs n'aura de sens que si ces autres produits sont en cohérence avec ce qu'elle regarde, ce qu'elle aime. Cela s'appuie sur de la reconnaissance d'images, de l'analyse sémantique  à partir des textes de description et une catégorisation extrêmement riche et complexe.

Des algorithmes suffisent-ils à établir ces catégories si fines?

Il est clair que si nous ne combinons pas la technologie avec l'expertise humaine, la recommandation n'est pas bonne.

Quel sera le rôle des équipes de stylistes ?

Nous avons recruté des experts de la mode qui travaillent en collaboration avec les équipes techniques sur des produits ou sur des verticaux.

Par qui les produits vendus sur la place de marché seront-ils choisis, les équipes éditoriales ou commerciales ?

C'est le commerce qui s'adapte à l'éditorial et non l'inverse.  C'est la raison pour laquelle nous avons choisi d'être une place de marché. Nous n'avons pas de stock à écouler ce qui évite de devoir se retrouver avec des centaines de milliers de produits à écouler à la fin du mois.

Vous envisagez pourtant de développer votre propre logistique. A partir de quel moment le ferez-vous?

Dans la première phase de notre développement, les livraisons seront opérées par des sous-traitants qui travaillent avec les marques. Mais cela peut avoir un sens d'intégrer achat, stock et expéditions pour certaines lignes, certaines gammes de produits, certaines marques. Tout dépendra de nos capacités à faire en sorte que ces produits ne resteront pas dans les entrepôts en fin de saison.

En clair, si vous détectez des produits qui se vendent bien, vous les vendrez directement ?

Eventuellement.

Londres, la mode et les nouvelles technologies

D'où viennent vos équipes?

Quand nous avons démarré, j'étais seul. Cette semaine, nous allons passer la barre des 100 employés. Nous avons recruté des gens de Net-a-Porter, de Google, d'Asos, des gens provenant du secteur de la distribution, de l'e-commerce. Certains - très peu - viennent des magazines, notamment les équipes éditoriales.

Pour aller faire votre marché ainsi, vous avez dû faire grimper les salaires...

Pas vraiment ! Nous sommes à Londres, un lieu extrêmement ouvert aux nouveaux projets liant la mode et les nouvelles technologies. Le tissu entrepreneurial y est extrêmement dense. Les gens sont parfois moins attirés par des salaires mirobolants que par les projets en eux-mêmes. La vente, en soi, c'est assez facile à faire. Mais notre projet ici est probablement l'un des plus fascinants du marché. Nous sommes en train de créer un lien entre édition et commerce comme jamais il n'en a été créé auparavant. D'autant plus qu'il est d'emblée conçu comme un projet global puisque pour la première fois, la division que je dirige est à la fois chapeautée par Condé Nast Usa et par Condé Nast International. L'idée, dès le départ, est d'intégrer tous les magazines du groupe et de créer une couverture internationale.

Qu'est-ce qui vous a décidé personnellement à vous lancer dans ce projet ?

Une chose qui m'a beaucoup séduit. S'il est dans les habitudes de Condé Nast de prendre le temps avant de décider, en revanche, une fois les décisions prises, tout le monde passe à l'action. Pendant trois ou quatre ans, le groupe a cherché de nouvelles approches, d'où ces expérimentations. Mais une fois décidé, il n'était plus question de confier cela à quatre personnes dans un garage. C'est toute l'entreprise qui s'y engage. C'est une entreprise patiente qui, n'étant pas cotée en Bourse, est peu influencée par ce que pense le marché, une entreprise familiale très axée sur la création de valeur à long terme.

"L'acheminement le moins contraignant possible"

La direction de Condé Nast affirme pouvoir atteindre 300 millions de lecteurs dans le monde. Mais qu'est-ce qui vous fait croire qu'ils sont autant de clients potentiels sur vos sites ?

Bien sûr, cela ne veut pas dire que les 300 millions de lecteurs occasionnels, réguliers ou abonnés de nos magazines, de nos sites ou de nos newsletters sont autant de clients. Mais pour parvenir à les emmener à faire la bascule, l'expérience que nous allons mener devra être irréprochable. L'acheminement entre l'espace d'inspiration et l'espace de transaction devra être le moins contraignant possible. Le problème de l'affiliation, c'est que si je vois un produit qui m'intéresse, je suis renvoyé sur une place de marché à l'autre bout du web, ce qui me coupe dans ma lecture. Nous souhaitons offrir la possibilité d'accéder à un produit sans avoir à quitter son environnement de lecteur, en permettant de l'acheter plus tard. Par exemple, en le stockant dans un panier virtuel.

En matière de convergence papier/ numérique, que pensez-vous des applications permettant au lecteur de scanner des images avec son smartphone pour le renvoyer vers une page d'achat en ligne ?

Nous travaillons sur une application de ce genre. Mais il me semble que cela relève plus de l'anecdote. Les méthodes actuelles pour scanner les pages ne suffiront pas, car elles ne sont pas très faciles d'usage. Au mieux, elles sont expérimentales. Nous avons d'autres solutions en cours de test que nous dévoilerons le moment venu.

"Cette proposition ne doit pas être intrusive

Que dites-vous aux lecteurs qui s'inquiéteraient de l'usage commercial de leurs informations personnelles et/ou refuseraient de recevoir des sollicitations pour des produits ?

C'est un point primordial. Nous ne voulons pas pousser les gens à acheter des produits, mais nous voulons leur donner la possibilité de le faire. Cette proposition ne doit pas être intrusive. Tout se jouera sur la façon d'opérer l'interface avec le magazine. De façon à ce que le lecteur qui ne veut rien faire d'autre que lire un article puisse le faire.

Et que dire aux lecteurs inquiets que la frontière entre contenus éditorial et commercial se brouille ?

Il y a une frontière entre l'édition et le commerce. Le magazine ne doit surtout pas devenir un catalogue produit, sinon l'objectif est raté. Un lecteur qui se demande si ce qu'il a en main n'est pas en train de se transformer en panneau de signalisation  pour des produits est un lecteur perdu. Il est donc très important que chacun s'en tienne à son domaine d'expertise.

Quelles réticences avez-vous rencontré ?

Il y en avait beaucoup il y a trois ou quatre ans, il n'y en a quasiment plus. Je craignais d'en rencontrer surtout auprès des rédacteurs en chef et des équipes de rédaction. Il se trouve que cela n'a presque pas été le cas. La plupart sont très investis dans ce projet, tout en conservant un point de vue, que je partage, sur sur la manière de procéder. Il est par exemple nécessaire de conserver le pouvoir de prescription, le rôle de découvreur de tendance, de style et de mode.

Vous pourriez malgré tout réserver les meilleures "places" éditoriales à certaines marques. Vous n'allez pas les négocier avec elles ?

Absolument pas ! C'est surtout ce qu'il ne faut pas faire. Si nous voulons que ce projet soit un succès, il faut s'appuyer sur les atouts de Condé Nast. Ces atouts, ce sont ses marques. Or, celles-ci sont définies par l'autorité qu'elles représentent, la légitimité que leurs accordent les lecteurs. Si nous commençons à altérer tout cela, nous nous tirons une balle dans le pied. Il faut que cette force d'influence demeure absolument inchangée, car en la perdant, nous serons dans l'incapacité de nous appuyer sur ces atouts.

D'autres groupes de presse s'engagent dans une convergence vers l'e-commerce, en quoi le vôtre serait-il plus audacieux ?

Si de nombreux éditeurs tentent de créer un lien entre leurs titres et l'e-commerce, ils semblent surtout le faire pour cocher la case e-commerce. Ce n'est pas le cas ici, Condé Nast n'avait pas particulièrement besoin de cocher cette case. Il s'agit de créer une nouvelle source de revenu pérenne.

Des places de concerts avec le New Yorker

Pour compenser la perte des revenus publicitaires...

Condé Nast se porte plutôt mieux que le reste du marché à cet égard. Mais même s'il n'y avait pas eu ce changement sur le marché de la publicité, cela n'aurait rien changé à la volonté de créer cette nouvelle source de revenu.

Tous les médias ont-ils vocation à se transformer en sites d'e-commerce ?

Bien sûr, il doivent préserver leur image. Cela a du sens pour la plupart des magazines d'ouvrir des espaces où il est possible d'acheter des produits.

Pour quels médias un modèle tel que le vôtre n'aurait aucun sens?

En tous cas, il peut s'appliquer à bien d'autres domaines que la mode. Par exemple, avec le rédacteur-en chef du New Yorker, nous nous sommes demandé quelle serait l'offre la plus pertinente. Evidemment, cela n'aurait aucun sens d'y proposer des robes ou des chaussures. En revanche, nous pourrions y suggérer d'acheter des billets pour des spectacles ou des réservations pour des événements. Le magazine doit garder son intégrité et tenir un propos cohérent avec sa ligne éditoriale.

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