À quelques semaines des élections présidentielles, le sujet revient dans le débat public. Les chèques alimentaires, proposés par la Convention citoyenne pour le climat (CCC) afin de permettre aux plus démunis d'acheter des produits sains et durables, ont reçu le soutien de la candidate Christiane Taubira lors de sa conférence de presse du lendemain de la primaire populaire, le 8 février.
Emmanuel Macron s'y était déjà dit favorable, en s'engageant à les mettre en place, dès décembre 2020, lors d'une allocation devant la CCC. Le contexte inflationniste, qui érode le pouvoir d'achat des ménages, et l'application de la loi Egalim 2, qui vise néanmoins à assurer une meilleure rémunération aux agriculteurs, aiguisent les attentes d'un tel outil, dont le principal syndicat agricole, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles), a choisi de faire l'une de ses revendications phares en vue de prochaines élections.
Un rapport jamais remis, un autre à venir
Lors d'une audition devant la commission des Affaires économiques de l'Assemblée nationale le 18 janvier, le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, a toutefois admis le retard du gouvernement dans sa réflexion autour des chèques alimentaires. Un premier rapport exigé par la loi "Climat et résilience" sur leurs modalités et délais d'instauration, qui devait être remis au Parlement le 22 octobre dernier, n'a jamais été présenté. Celui définitif, portant sur l'ensemble des conditions de mise en œuvre, attendu fin février, le sera "le plus vite possible", a promis le ministre, sans pour autant préciser de délai.
Julien Denormandie est en outre sûr que les chèques ne seront pas mis en place en 2022, puisque le gouvernement a refusé d'inclure le budget de la réforme dans la dernière loi des finances. La Fnsea estime qu'il faudra au moins trois ans pour voir le projet aboutir.
Plusieurs paramètres, plusieurs visions
Depuis la promesse du président de la République, les divers ministères engagés dans la réflexion - Agriculture, Économie et Santé - se heurtent en effet à la difficulté de trouver le bon modèle de chèque alimentaire. Plusieurs propositions sont déjà sur la table, toutes différentes sur l'ensemble des paramètres. Ainsi, le montant du chèque pourrait varier selon la définition des besoins entre une trentaine d'euros par ménage à 150 par individu, et le public visé de 5 à 8 millions de personnes.
Divers modes de distribution ont en outre été évoqués : de la mobilisation des centres communaux d'action sociale (CCAS) à celle de prestataires privés tels que les gestionnaires des chèques déjeuner. Quant aux produits éligibles, alors que la CCC citait ceux en circuits courts ou bio, plusieurs pistes sont désormais ouvertes : frais, locaux, français, sous signe de qualité etc.
Sans compter les autres questions à trancher, mentionnées par la loi Climat et Résilience : "la durée, les modalités d'évaluation et de suivi, les modalités de distribution, les mesures à mettre en œuvre pour assurer une bonne adéquation entre l'offre et la demande des produits éligibles, les dispositifs d'accompagnement de ce chèque concernant la sensibilisation à une alimentation de qualité et le financement de ce dispositif".
Qu'est-ce qu'un "bon produit" ?
Les décisions demandées au gouvernement sont donc délicates, notamment en période électorale. Selon le choix opéré, le budget des chèques alimentaires peut en effet varier sensiblement, de quelques centaines à 4 milliards d'euros annuels. Selon Lucile Rogissart, chercheuse à l'Institute for Climate Economics (I4CE), le "strict minimum" serait de consacrer aux chèques alimentaires entre 1,4 et 2,3 milliards d'euros par an, si l'on veut qu'ils soient au service des "trois grands objectifs alimentaires les plus décisifs face aux enjeux climat, environnement et santé : l'augmentation de la consommation de fruits et légumes, le rééquilibrage protéique et l'augmentation de la consommation de produits bio". Mais ce montant pourrait s'élever jusqu'à entre 4,8 et 7,7 milliards d'euros, selon le niveau d'ambition, le comportement des ménages et l'évolution des prix alimentaires, précise-t-elle.
Si l'arbitrage est complexe, c'est en outre qu'il implique de définir ce qu'est un "bon produit" pour la santé et pour l'environnement, et donc d'établir le type de transition alimentaire souhaitée. Quelle place réserver par exemple aux divers produits d'origine animale ? Et aux différents signes de qualité ? Des questions auxquelles le gouvernement est déjà confronté dans un autre chantier : la création d'un système de notation environnementale des produits alimentaires.
L'idée d'une "sécurité sociale alimentaire"
Des voix s'élèvent en outre pour remettre en cause la pertinence de l'instrument par rapport aux objectifs poursuivis, ou du moins pour élargir la réflexion.
"Les chèques alimentaires ne sont qu'une stratégie d'action. Au moment de la campagne présidentielle, il faut soumettre au débat", estime Lucile Rogissart.
Dans une note co-rédigée avec deux chercheurs de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), Mathieu Saujot et Elise Huber, elle souligne l'existence d'autres "philosophies d'action pour contribuer à l'objectif d'une alimentation saine et durable accessible à tous d'un point de vue budgétaire", susceptibles d'être combinées. Suivant la même approche propre aux chèques alimentaires du croisement entre politiques agricoles et sociales, une autre idée est en effet portée par des associations, des chercheurs, et des parlementaires : celle d' une "sécurité sociale alimentaire", universelle et alimentée par des cotisations sociales. Sa mise en place coûterait entre 70 et 80 milliards d'euros, avance la Fnsea.
Soutenir la transformation des modes de production
Mais des approches plus classiques pourraient également contribuer à une transition vers une alimentation plus durable comme plus accessible. Côté offre, l'enjeu est de soutenir la transformation de l'ensemble des modes de production, ainsi qu'un meilleur partage de la valeur dans les filières, via la réglementation, la fiscalité, des subventions, de nouveaux modes de financement, etc., afin de maîtriser le coût de l'alimentation saine et durable, rappellent l'I4CE et l'Iddri.
Côté demande, "ne serait-il pas plus simple et économique en termes de gestion pour les pouvoir publics de relever les minima sociaux, plutôt que de multiplier les chèques (alimentaires, énergie, etc) ?", s'interroge Lucile Rossignart.
La nécessité d'une vision partagée
Les chercheurs soulignent enfin une autre impasse des chèques alimentaires : le risque qu'ils soient fondés sur une vision erronée des comportements alimentaires des publics plus modestes, voire sur une vision stigmatisante de la transition alimentaire durable.
"(...) comme le reste de la population, ils [les publics modestes, NDLR] expriment un intérêt pour une alimentation saine, de qualité et durable et ne sont pas absents des tendances de consommation, comme celle du bio", notent l'Iddri et l'I4CE.
"Le concept d'alimentation durable ne fait d'ailleurs pas l'objet d'une définition commune chez tous les Français", ajoutent-ils.
"Au-delà de son accessibilité économique, la question est : comment co-construire une vision partagée de cette transition ?", alerte Lucile Rogissart, pour qui il s'agit d'une condition essentielle l'adhésion du plus grand nombre.
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