Protection des lanceurs d'alerte : mais que fait réellement l'Europe ?

A l'unisson avec l'opinion, les dirigeants européens saluent le courage des lanceurs d'alerte et surfent sur leurs révélations. De là à leur accorder la protection de la loi... il y a un pas que certains députés européens aimeraient obliger la Commission européenne à franchir.
Pendant les audiences du procès qui se déroule à Luxembourg, Antoine Delcour qui, tout comme les deux autres prévenus, risque 10 ans de prison, a dû se sentir un peu seul.

Quel chic type, quand même, cet Antoine Deltour ! Michel Sapin adore l'ancien cadre de PWC devenu célèbre pour être à l'origine du fameux LuxLeaks et dont le procès se déroule en ce moment au Luxembourg.

« C'est grâce à lui que nous avons pu mettre fin à cette opacité qui empêchait les pays européens de connaître la situation fiscale exacte d'un certain nombre de grandes entreprises au Luxembourg », a récemment déclaré le ministre de l'Économie français devant l'Assemblée nationale.

Son prédécesseur, et actuel commissaire en charge de la fiscalité, en fait carrément un « héros » qu'il faudrait « décorer » plutôt que trainer en justice.

« Sans les lanceurs d'alerte et les médias, nous n'aurions eu ni les LuxLeaks, ni les Panama Papers ».

En trois ans,  les révélations des lanceurs d'alerte ont plus fait avancer le travail politique sur l'évasion fiscale des multinationales que près de trois décennies de supposée « coopération administrative » entre autorités nationales. Pierre Moscovici est bien placé pour le savoir lui qui veut obliger les grandes entreprises à rendre public l'impôt qu'elles payent et les administrations à communiquer la teneur de ces « rescrits fiscaux » qui nourrissent l'indignation populaire. « L'impulsion politique » de ces deux réformes vient des Delcour et consorts, reconnaît-il.

Une peine pouvant aller jusqu'à 10 ans de prison

En attendant, pendant les audiences du procès qui se déroule à Luxembourg, Antoine Delcour qui, tout comme les deux autres prévenus, risque 10 ans de prison, a dû se sentir un peu seul. Margrethe Vestager  a refusé de témoigner en sa faveur. Motif : l'affaire ne concernerait pas directement le portefeuille de la Commissaire à la concurrence. Tel aurait été le conseil du service juridique de la Commission. L'intéressée a pourtant reconnu que « les dossiers LuxLeaks ont donné accès à une quantité remarquable de 'tax rulings' et constituent une intéressante source d'information ».  Dans plusieurs cas d'aides d'État illégales, notamment au Luxembourg,  ses services ont utilisé certaines des informations pour lesquels Delcour est aujourd'hui jugé. Allez comprendre...

L'abstention de Margrethe Vestager a jeté un froid. « Une occasion manquée de tricoter ? », a twitté le correspondant à Bruxelles du NY Times, raillant le hobby savamment médiatisé de la commissaire danoise. « Je suis très déçu. Quand quelqu'un est menacé de prison, les considérations politiques doivent céder la place aux obligations morales », explique le député Vert Sven Giegold, seule personnalité politique européenne à être allé témoigner à Luxembourg, avec le député germano-italien de Die Linke, Fabio di Masi. Alain Lamassoure, qui préside la commission spéciale sur les rescrits fiscaux créée après les révélations LuxLeaks, et qui avait auditionné l'ancien collaborateur de PWC, s'est fendu d'un témoignage écrit.

« Après l'ensemble de nos échanges publics et privés, j'ai aujourd'hui la conviction que Monsieur Deltour a agi de manière désintéressée dans un souci d'intérêt général et de justice en dévoilant des accords fiscaux dont certains ont été sanctionnés d'illégalité par la justice européenne en application du droit des aides d'État », a déclaré le député LR/PPE.

Autant dire que les dirigeants publics ou privés se montrent partagés  entre le respect et, pour le moins, la prudence devant ces nouveaux « héros » populaires.  Qui leur garantit en effet qu'un jour, des révélations ne viendront pas jeter une pierre dans leur propre jardin. Tout est une question de point de vue. À Paris, Antoine Delcour jouit apparemment de toute l'estime du locataire de Bercy. Ce n'était pas vraiment le cas d'Irène Frachon, à l'origine du scandale du Mediator... et d'une loi sur le droit d'alerte dans le domaine de la santé, quand elle dénonçait la complaisance des autorités sanitaires à l'égard de Servier.

Le droit d'alerte dérange

Parce qu'il alimente un contre-pouvoir, interroge la frontière entre le juste et le légal, pointe les défaillances de la justice, de l'administration ou de la gouvernance des entreprises , le droit d'alerte dérange. Et il renvoie à un vrai dilemme politique.  Comment protéger les entreprises et les administrations contre la délation et l'espionnage, leur garantir la discrétion nécessaire à leur activité... sans pour autant dissuader le signalement des pratiques abusives ?  Comment, quand ni les règles de fonctionnement interne, ni le souci de la légalité, ni l'éthique ne font plus obstacle aux abus, laisser la justice se faire autrement ? Comment et quand permettre à ces « indiscrets » de prendre l'opinion publique à témoin ? Peut-on les autoriser à s'ériger en juge ? Jusqu'où la transparence peut-elle aller sans virer à la dictature de l'opinion et encourager le règne de l'émotion ? Les plus fervents défenseurs des donneurs d'alerte le reconnaissent eux-mêmes : le droit à divulguer des informations secrètes doit être encadré.

« On ne peut pas créer un droit au chantage pour les employés », explique Martin Pigeon, de Corporate Europe Observatory (CEO).

L'équilibre entre protection du secret et protection de liberté d'informer était au cœur des discussions sur la directive « secret d'affaire » votée le 14 avril par le Parlement européen. Fruit du lobbying intense d'une poignée de grandes entreprises, ce texte est censé protéger ces dernières contre l'espionnage industriel et le vol d'informations confidentielles en créant un nouveau titre de propriété intellectuelle : le secret d'affaire. Un concept très flou qui est depuis longtemps dans collimateur des défenseurs de la liberté de la presse et des lanceurs d'alerte. N'est-ce pas sur la base d'une telle législation que les prévenus de Lux Leaks sont poursuivis ?

Travailler au cas par cas

Pour Martin Pigeon, une autre voie aurait été possible pour aider les entreprises à se prémunir contre l'espionnage : travailler au cas par cas dans les affaires qui lui étaient soumises sur le fondement de la concurrence déloyale. C'est même, selon lui, la solution qu'aurait privilégiée la Commission européenne quand elle a commencé à être démarchée par ces groupes il y a plus de cinq ans. En choisissant finalement, sous la pression des entreprises, de créer un nouveau titre  de propriété intellectuelle, elle a mis « tout le monde dans le même sac » : journalistes, lanceurs d'alerte, simples délateurs et vrais espions, dit-il.  Las ! Quand l'affaire LuxLeaks a déferlé sur Bruxelles, le mal était fait...  et la directive dans les tuyaux.

Au Parlement, la grande coalition parlementaire emmenée par Martin Schulz, fidèle à son alliance avec la Commission Juncker, a mené les travaux tambour battant en dépit de la pression de plus en plus grande des ONG et d'une partie de la gauche. Au point de se retrouver piégé. Ce Parlement, qui tambourine depuis des mois contre la concurrence fiscale déloyale et se pose en défenseur de l'intérêt public européen, pouvait-il courir le risque politique de se ranger du côté des multinationales ? Était-ce vraiment le moment de clore le débat sur l'équilibre entre secret et transparence en plein scandale des Panama Papers et alors qu'allait s'ouvrir le procès LuxLeaks ? La question s'est posée. « On a voté pour savoir s'il fallait voter », reconnaît aujourd'hui Alain Lamassoure.

Finalement, le parlement a voté sur et... pour la protection des secrets d'affaires, à 503 voix pour et 131 voix contre. Autant dire sans états d'âme. Ignorants ou cyniques, les députés ? Ni l'un ni l'autre. Martin Pigeon se souvient d'avoir mené des « négociations très dures » sur l'exception taillée sur mesure pour éviter que les journalistes et les lanceurs d'alerte ne soient abusivement poursuivis.

Agir dans l'intérêt public

Pendant des mois, la Française Constance Le Grip a joué les équilibristes pour trouver un compromis.  Finalement, journalistes et employés sont à l'abri des poursuites à condition qu'ils dénoncent une « faute » ou a fortiori une activité illégale et qu'ils agissent dans l'intérêt public.  « La directive va améliorer la protection des lanceurs d'alerte dans la mesure où actuellement les législations nationales divergent », explique l'avocat Thomas Timmermans, qui a conseillé la coalition d'entreprises à l'origine du texte. « Les donneurs d'alerte agissant dans l'intérêt général ne sont pas touchés », ajoute-t-il.

Le vote passé, les ONG ont enterré la hache de guerre. « La formulation n'est pas mauvaise, elle est en tout cas bien meilleure » que celle du texte d'origine, estime Martin Pigeon. Meilleure aussi que celle existant dans d'autres législations existant en Europe, par exemple au Luxembourg.  « Cette nouvelle directive - qui est mauvaise - aurait probablement protégé Delcour », admet Sven Giegold, qui a pourtant voté contre son adoption. Il n'est donc finalement pas certain qu'elle « menace les lanceurs d'alerte », comme l'a écrit Libération après le vote.

La balle renvoyée dans le camp des États membres

Surtout, elle a relancé le débat sur l'opportunité d'une législation européenne spécifique sur le droit d'alerte. Jusqu'à présent, la Commission Juncker a toujours répondu par la négative aux demandes du Parlement. « No legislative proposal envisaged », peut-on encore lire en face de la mention « whistleblowers protection » dans la réponse adressée en avril à une résolution adoptée le 25 novembre dans la foulée des travaux d'une commission spéciale sur les rescrits fiscaux. L'exécutif européen y renvoie une fois de plus la balle dans le camp des États membres, au motif notamment que le droit d'alerte comporte une dimension pénale sur laquelle il n'a pas prise. Il rappelle aussi que plusieurs textes européens : sur les délits d'initiés, par exemple, ou en matière d'environnement et désormais également pour les secrets d'affaires, aménagent déjà une protection spécifique pour les lanceurs d'alerte et les journalistes. Dont acte. Mais les partisans d'un droit d'alerte européen ne désarment pas.

Le 4 mai, les Verts ont carrément mis sur la table une proposition de directive en bonne et due forme.  « C'est avant tout symbolique », reconnaît Sven Giegold, le Parlement n'ayant pas de pouvoir d'initiative législative. « En pleine affaire des Panama Papers, c'est le moment de mettre la pression », dit-il.  Et le moment de démontrer qu'un droit d'alerte européen est non seulement souhaitable, mais aussi possible. La prochaine étape consistera à rallier les autres partis et obtenir un nouveau vote de l'assemblée européenne. « Je suis optimiste », explique le député allemand.

Réconcilier les traditions juridiques des pays européens

Désormais, c'est moins l'indigence des concepts qui fait obstacle à une vraie protection européenne du droit d'alerte que la difficulté à réconcilier les traditions juridiques des pays européens... et à surmonter les réticences compréhensibles des partis de gouvernement, qui posent problème.  Vingt-deux sur 28 pays européens assurent une protection des lanceurs d'alerte, d'une manière ou d'une autre, rappelle Nicole Marie Meyer, de Transparency International. Sur ce terrain, les plus vocaux ne sont pas forcément les plus avancés. Les lois spécifiques sont l'exception, le Royaume-Uni ayant été pionnier en la matière en ayant légiféré dès 1998. À l'inverse, la législation française plongerait « dans la préhistoire » du droit d'alerte, selon la juriste.

Le caractère plus ou moins progressiste des législations se mesure en particulier à deux critères : la charge de la preuve qu'il y a un intérêt public à faire des signalements, et la qualification des faits révélés. Faut-il ou non qu'il s'agisse d'activités illégales ou suffit-il que leur divulgation soit d'intérêt public pour que le lanceur d'alerte soit protégé ? Doit-il lui-même justifié de son désintéressement ou bien et-il présumé agir dans l'intérêt public ? Sur ces deux points, les législateurs français auraient, selon la juriste, choisi l'option la plus restrictive. « C'est contraire aux standards internationaux depuis 20 ans », s'agace-t-elle.

Alain Lamassoure n'a pas pris position sur le texte des Verts. Mais le député LR se dit convaincu qu'« il faut une législation européenne ». « C'est un besoin nouveau de l'économie et de la société européennes... Nous avons intérêt à avoir les mêmes règles dans l'ensemble des pays européens », ajoute-t-il.  Mais « ce sera un texte très difficile à rédiger, car dans ce qu'on appelle lanceurs d'alerte, il y a le meilleur et le pire ». Un argument que les Verts tentent de démonter en puisant dans l'abondant corpus juridique constitué depuis 20 ans et notamment la recommandation du Conseil de l'Europe de 2014. Il y a peu de chance pour qu'elle passe telle quelle la barre d'un vote parlementaire et devienne le "blueprint" de  la Commission européenne. En revanche, elle devrait obliger les partis de la grande coalition à prendre position.

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Commentaires 4
à écrit le 06/05/2016 à 9:43
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Non seulement il ne faut pas protéger les lanceurs d'alertes, mais il faut qu'ils répondent de leurs actes si ceux-ci sont illégaux.

à écrit le 05/05/2016 à 18:35
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Il a fait combien de chômeurs ? En plus ?💅

à écrit le 04/05/2016 à 19:30
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Antoine Deltour n'est pas un lanceur d'alerte. Il a rendu publique de l'information privée, correspondant à des accords parfaitement légaux au Luxembourg. C'est illégal. Au surplus, cela me paraît être une drôle d'idée de développer de nouveaux text...

le 06/05/2016 à 16:48
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Certains des accords passés entre le Luxembourg et les entreprises sur leur traitement fiscal sont illégaux. Si vous avez lu les compte-rendus des audiences du procès Deltour, vous aurez appris que l'administration et PwC traitaient ces accords appar...

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